AUX RACINES DE LA VIOLENCE
Voilà plus d’un demi-siècle que les Noirs américains se révoltent contre les violences policières. La mort de George Floyd, le 25 mai à Minneapolis, a une fois de plus enflammé les Etats-Unis. Retour sur un fléau endémique
Barack Obama a eu raison de relever la puissance de la métaphore : ce genou blanc écrasant une nuque noire illustre, à lui seul, un problème aussi vieux que l’esclavage. Au point que l’on peut avoir, en regardant les images de ces villes américaines qui s’embrasent, le sentiment d’une fatalité des violences policières. C’est une erreur. Il n’y a rien d’inéluctable dans le fait que la police américaine tue environ un millier de personnes par an. Il y a des explications, et des remèdes possibles.
Ces derniers jours, les médias ont beaucoup évoqué les émeutes de 1968 et les shérifs racistes de l’époque. On oublie que les forces de l’ordre dans les années 1950-60 étaient presque exclusivement composées de Blancs, tandis que celles de Minneapolis sont aujourd’hui dirigées par un Noir. Et que l’une des vice-présidentes potentielles de Joe Biden, l’Afro-Américaine Val Demings, a dirigé la police d’Orlando.
La police américaine n’est plus cette caricature de flics blancs armés de bergers allemands que Trump semble appeler de ses voeux, en évoquant les « chiens méchants » (vicious dogs en VO). En février, à Minneapolis, le chief Medaria Arradondo avait présenté avec fierté sa classe de nouvelles recrues : 32 policiers, dont 6 femmes, 8 Noirs, 4 Asiatiques et une Hispanique. « Je suis sûre à 100 % que des manifestants seraient morts si quelqu’un d’autre avait dirigé la police. [Arradondo] est très conscient de l’injustice raciale qui règne et de la présence de suprémacistes blancs au sein du département », a confié à la chaîne NBC Raeisha Williams, une activiste de la communauté noire.
Le problème est que les e orts de diversité raciale restent très insu sants. La police de Minneapolis, une ville dont plus d’un tiers de la population est afro-américaine, est toujours blanche à près de 80 %, avec moins de 10 % de flics noirs. Parmi les quatre policiers impliqués dans la mort de George Floyd, trois sont blancs et un est asiatique. A l’échelle du pays, une étude de 2013 a montré que, dans les villes de plus de 100 000 habitants, les minorités ethniques restaient sous-représentées à hauteur de 24 %. Il y a bien eu des avancées, mais elles ont été moins rapides que l’évolution démographique et la sous-représentation des minorités s’est en fait aggravée depuis vingt-cinq ans.
Pour limiter de façon drastique les bavures policières, certaines techniques ont été interdites, comme la manoeuvre d’étranglement (stranglehold) ou d’étou ement (chokehold). Cette interdiction existe déjà dans 28 grandes villes sur 100, mais pas à Minneapolis. Elle aurait été généralisée dans tout le pays si la Cour suprême, en 1983, n’avait pas rejeté cette décision. Une autre pratique e cace consiste à insister sur le devoir du policier d’intervenir en cas de comportement anormal d’un de ses coéquipiers. Si les collègues de Derek Chauvin, l’assassin de George Floyd, l’avaient arraché à ce dernier plutôt
que de dire mollement « ça su t », il serait vivant. Quarante-huit grandes villes ont institué ce « devoir d’intervention ». La Nouvelle-Orléans, par exemple, a mis en place un programme remarquable baptisé EPIC – Ethical Policing Is Courageous (« Le maintien de l’ordre éthique est courageux ») –, basé sur le travail d’Ervin Staub, un survivant de l’Holocauste. Minneapolis fait aussi partie des 48 villes où ce programme a été instauré (en 2016). Mais les règles ne valent rien si elles ne sont pas vraiment mises en application et si les mentalités ne changent pas.
LE FEU VERT DE TRUMP AUX FORCES DE L’ORDRE
Dans trop de services règne ce que Dave Grossman, un ancien ranger de l’armée devenu l’un des formateurs de police les plus populaires, a baptisé « killology » et qu’il résume ainsi : « Nous combattons la violence. Avec quoi ? Avec une violence supérieure. Une violence vertueuse. » Les méthodes paramilitaires de Grossman sont très appréciées au sein de la police de Minneapolis, où la mentalité « nous contre eux » s’est imposée dans les années 1990, époque où le « New York Times » avait surnommé la ville « Murderapolis » en raison du grand nombre de meurtres. Citant explicitement cette « killology mentality », le maire démocrate de la ville, Jacob Frey, a banni en 2017 ce type de formation, déclenchant la fureur du lieutenant Bob Kroll, patron du syndicat des policiers. Ce dernier a d’ailleurs annoncé que son syndicat continuerait à suivre cette formation, avec cette justification : « Il ne s’agit pas de tuer mais de survivre. »
Le même Kroll avait fait une intervention remarquée lors d’un meeting de Trump, en octobre dernier, expliquant : « L’administration Obama, le menottage et l’oppression de la police ont été honteux. La première chose que le président Trump a faite, en prenant ses fonctions, a été de changer cela. Il a décidé de laisser les policiers faire leur boulot, de mettre les menottes aux criminels plutôt qu’à nous. » En juillet 2017, Trump avait donné un feu vert explicite aux forces de l’ordre : « Quand vous mettez un suspect dans une voiture et que vous protégez sa tête [avec la main], vous pouvez enlever la main, OK ? »
En mai 2018, Je Sessions, son attorney general, précise : le ministère de la Justice « ne gérera pas de façon tatillonne et ne calomniera pas les départements de police dans leur travail quotidien ». Six mois plus tard, il publie un mémorandum limitant strictement la possibilité, pour la division des droits civiques du ministère, de réformer les départements de police défaillants. Pour Nekima Levy Armstrong, une avocate noire de Minneapolis, il ne fait pas de doute que celui de sa ville en fait partie : « Le système lui-même n’a pas changé, la culture au sein du Minneapolis Police Department n’a pas changé », a-t-elle confié au « Washington Post. »
17 PLAINTES POUR CONDUITE INAPPROPRIÉE
Qu’il s’agisse de réformer ou simplement de faire appliquer des mesures de bon sens, les e orts au niveau local, fédéral ou étatique sont souvent insu sants – quand il ne s’agit pas d’hypocrisie pure et simple. En près de vingt ans de carrière au sein de la police de Minneapolis, Derek Chauvin a fait l’objet d’au moins 17 plaintes pour
conduite inappropriée, sans aucune conséquence sérieuse sur sa carrière. Un laxisme tragiquement typique. Comme le relève le « New York Times », « pendant toutes ces années, des commissions civiles d’évaluation sont apparues et ont disparu, et une enquête fédérale a recommandé que le département de police, en di culté, améliore son système de signalement des o ciers problématiques ».
Les e orts de réforme se fracassent souvent sur le mur racial divisant les communautés noire et blanche. Mais cela n’excuse rien : quand la volonté politique existe, la réforme est possible. La Californie, par exemple, a adopté en 2019 le California Act to Save Lives, une loi saluée comme « établissant un précédent extraordinaire » par l’American Civil Liberties Union (ACLU). Elle réserve l’usage de la force létale, pour la police, non plus aux situations où elle est « raisonnable », mais à celles « nécessaires pour se défendre contre un danger imminent de mort ou de blessure grave infligée à l’o cier de police ou à toute autre personne ».
PROCUREURS BIENVEILLANTS, VERDICTS CLÉMENTS
Dans le cas d’Etats ou de municipalités laxistes, l’Etat fédéral pourrait et devrait jouer un plus grand rôle. Comme l’explique à « Newsweek » David Alan Sklansky, professeur de droit pénal à Stanford : « Il existe de longue date des inquiétudes sur le fait que les autorités locales et certains Etats n’agissent pas avec su samment d’énergie pour enquêter et engager des poursuites s’agissant de crimes commis contre certains groupes défavorisés, en particulier afro-américains. C’est le rôle que doit jouer l’Etat fédéral en pareil cas. » L’Amérique a changé : il existe de nombreux statuts et lois permettant de « fédéraliser » l’action publique remédiant aux défaillances de la police, traditionnellement sous juridiction locale. Reste à les appliquer.
Procureurs bienveillants, jurys complaisants, verdicts cléments. Nul besoin d’épiloguer sur la mansuétude de la justice américaine vis-à-vis d’agents de police suspectés de bavures. Un avocat de la famille de Michael Brown, tué en 2014 par un policier de Ferguson, dans le Missouri, avait a rmé : « Dans 99 % des cas, les o ciers de police ne sont pas poursuivis quand ils tuent des jeunes de couleur. » Le chi re est souvent cité depuis. Le site PolitiFact, qui a cherché à le vérifier, a recoupé plusieurs sources et a conclu qu’il était « à moitié vrai » (le chi re est probablement plus proche de 97 %). En réalité, que la victime soit noire ou blanche, « il est très rare qu’un o cier de police soit inculpé », indique Candace McCoy, une criminologue newyorkaise.
C’est la cause la plus di use, mais sans doute aussi la plus profonde, des violences policières : une Amérique où les inégalités entre Noirs et Blancs persistent et où les deux mondes, vivant dans des univers séparés, se barricadent dans la mentalité du « nous contre eux ». A Minneapolis, les familles noires gagnent 2,3 fois moins que les blanches et n’ont le plus souvent pas accès à la propriété. Un rapport de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) locale note : « Il su t de regarder les visages des Afro-Américains vivant dans des quartiers pauvres, étudiant dans de mauvaises écoles, surreprésentés dans un système judiciaire déglingué, et sou rant d’une discrimination à l’emploi de façon quotidienne, pour voir que tout le monde ne profite pas de la prospérité du Minnesota. Si l’on ne remédie pas immédiatement à ces disparités croissantes dans l’éducation, l’économie et la justice pénale, nos enfants n’auront pas d’avenir. » Le rapport a été publié en décembre 2019, à l’apogée de l’une des périodes de prospérité les plus longues de l’après-guerre. Avant la crise du Covid-19. Avant la mort de George Floyd.