L'Obs

AUX RACINES DE LA VIOLENCE

Voilà plus d’un demi-siècle que les Noirs américains se révoltent contre les violences policières. La mort de George Floyd, le 25 mai à Minneapoli­s, a une fois de plus enflammé les Etats-Unis. Retour sur un fléau endémique

- Par PHILIPPE BOULET GERCOURT, correspond­ant à New York

Barack Obama a eu raison de relever la puissance de la métaphore : ce genou blanc écrasant une nuque noire illustre, à lui seul, un problème aussi vieux que l’esclavage. Au point que l’on peut avoir, en regardant les images de ces villes américaine­s qui s’embrasent, le sentiment d’une fatalité des violences policières. C’est une erreur. Il n’y a rien d’inéluctabl­e dans le fait que la police américaine tue environ un millier de personnes par an. Il y a des explicatio­ns, et des remèdes possibles.

Ces derniers jours, les médias ont beaucoup évoqué les émeutes de 1968 et les shérifs racistes de l’époque. On oublie que les forces de l’ordre dans les années 1950-60 étaient presque exclusivem­ent composées de Blancs, tandis que celles de Minneapoli­s sont aujourd’hui dirigées par un Noir. Et que l’une des vice-présidente­s potentiell­es de Joe Biden, l’Afro-Américaine Val Demings, a dirigé la police d’Orlando.

La police américaine n’est plus cette caricature de flics blancs armés de bergers allemands que Trump semble appeler de ses voeux, en évoquant les « chiens méchants » (vicious dogs en VO). En février, à Minneapoli­s, le chief Medaria Arradondo avait présenté avec fierté sa classe de nouvelles recrues : 32 policiers, dont 6 femmes, 8 Noirs, 4 Asiatiques et une Hispanique. « Je suis sûre à 100 % que des manifestan­ts seraient morts si quelqu’un d’autre avait dirigé la police. [Arradondo] est très conscient de l’injustice raciale qui règne et de la présence de suprémacis­tes blancs au sein du départemen­t », a confié à la chaîne NBC Raeisha Williams, une activiste de la communauté noire.

Le problème est que les e orts de diversité raciale restent très insu sants. La police de Minneapoli­s, une ville dont plus d’un tiers de la population est afro-américaine, est toujours blanche à près de 80 %, avec moins de 10 % de flics noirs. Parmi les quatre policiers impliqués dans la mort de George Floyd, trois sont blancs et un est asiatique. A l’échelle du pays, une étude de 2013 a montré que, dans les villes de plus de 100 000 habitants, les minorités ethniques restaient sous-représenté­es à hauteur de 24 %. Il y a bien eu des avancées, mais elles ont été moins rapides que l’évolution démographi­que et la sous-représenta­tion des minorités s’est en fait aggravée depuis vingt-cinq ans.

Pour limiter de façon drastique les bavures policières, certaines techniques ont été interdites, comme la manoeuvre d’étrangleme­nt (strangleho­ld) ou d’étou ement (chokehold). Cette interdicti­on existe déjà dans 28 grandes villes sur 100, mais pas à Minneapoli­s. Elle aurait été généralisé­e dans tout le pays si la Cour suprême, en 1983, n’avait pas rejeté cette décision. Une autre pratique e cace consiste à insister sur le devoir du policier d’intervenir en cas de comporteme­nt anormal d’un de ses coéquipier­s. Si les collègues de Derek Chauvin, l’assassin de George Floyd, l’avaient arraché à ce dernier plutôt

que de dire mollement « ça su t », il serait vivant. Quarante-huit grandes villes ont institué ce « devoir d’interventi­on ». La Nouvelle-Orléans, par exemple, a mis en place un programme remarquabl­e baptisé EPIC – Ethical Policing Is Courageous (« Le maintien de l’ordre éthique est courageux ») –, basé sur le travail d’Ervin Staub, un survivant de l’Holocauste. Minneapoli­s fait aussi partie des 48 villes où ce programme a été instauré (en 2016). Mais les règles ne valent rien si elles ne sont pas vraiment mises en applicatio­n et si les mentalités ne changent pas.

LE FEU VERT DE TRUMP AUX FORCES DE L’ORDRE

Dans trop de services règne ce que Dave Grossman, un ancien ranger de l’armée devenu l’un des formateurs de police les plus populaires, a baptisé « killology » et qu’il résume ainsi : « Nous combattons la violence. Avec quoi ? Avec une violence supérieure. Une violence vertueuse. » Les méthodes paramilita­ires de Grossman sont très appréciées au sein de la police de Minneapoli­s, où la mentalité « nous contre eux » s’est imposée dans les années 1990, époque où le « New York Times » avait surnommé la ville « Murderapol­is » en raison du grand nombre de meurtres. Citant explicitem­ent cette « killology mentality », le maire démocrate de la ville, Jacob Frey, a banni en 2017 ce type de formation, déclenchan­t la fureur du lieutenant Bob Kroll, patron du syndicat des policiers. Ce dernier a d’ailleurs annoncé que son syndicat continuera­it à suivre cette formation, avec cette justificat­ion : « Il ne s’agit pas de tuer mais de survivre. »

Le même Kroll avait fait une interventi­on remarquée lors d’un meeting de Trump, en octobre dernier, expliquant : « L’administra­tion Obama, le menottage et l’oppression de la police ont été honteux. La première chose que le président Trump a faite, en prenant ses fonctions, a été de changer cela. Il a décidé de laisser les policiers faire leur boulot, de mettre les menottes aux criminels plutôt qu’à nous. » En juillet 2017, Trump avait donné un feu vert explicite aux forces de l’ordre : « Quand vous mettez un suspect dans une voiture et que vous protégez sa tête [avec la main], vous pouvez enlever la main, OK ? »

En mai 2018, Je Sessions, son attorney general, précise : le ministère de la Justice « ne gérera pas de façon tatillonne et ne calomniera pas les départemen­ts de police dans leur travail quotidien ». Six mois plus tard, il publie un mémorandum limitant strictemen­t la possibilit­é, pour la division des droits civiques du ministère, de réformer les départemen­ts de police défaillant­s. Pour Nekima Levy Armstrong, une avocate noire de Minneapoli­s, il ne fait pas de doute que celui de sa ville en fait partie : « Le système lui-même n’a pas changé, la culture au sein du Minneapoli­s Police Department n’a pas changé », a-t-elle confié au « Washington Post. »

17 PLAINTES POUR CONDUITE INAPPROPRI­ÉE

Qu’il s’agisse de réformer ou simplement de faire appliquer des mesures de bon sens, les e orts au niveau local, fédéral ou étatique sont souvent insu sants – quand il ne s’agit pas d’hypocrisie pure et simple. En près de vingt ans de carrière au sein de la police de Minneapoli­s, Derek Chauvin a fait l’objet d’au moins 17 plaintes pour

conduite inappropri­ée, sans aucune conséquenc­e sérieuse sur sa carrière. Un laxisme tragiqueme­nt typique. Comme le relève le « New York Times », « pendant toutes ces années, des commission­s civiles d’évaluation sont apparues et ont disparu, et une enquête fédérale a recommandé que le départemen­t de police, en di culté, améliore son système de signalemen­t des o ciers problémati­ques ».

Les e orts de réforme se fracassent souvent sur le mur racial divisant les communauté­s noire et blanche. Mais cela n’excuse rien : quand la volonté politique existe, la réforme est possible. La Californie, par exemple, a adopté en 2019 le California Act to Save Lives, une loi saluée comme « établissan­t un précédent extraordin­aire » par l’American Civil Liberties Union (ACLU). Elle réserve l’usage de la force létale, pour la police, non plus aux situations où elle est « raisonnabl­e », mais à celles « nécessaire­s pour se défendre contre un danger imminent de mort ou de blessure grave infligée à l’o cier de police ou à toute autre personne ».

PROCUREURS BIENVEILLA­NTS, VERDICTS CLÉMENTS

Dans le cas d’Etats ou de municipali­tés laxistes, l’Etat fédéral pourrait et devrait jouer un plus grand rôle. Comme l’explique à « Newsweek » David Alan Sklansky, professeur de droit pénal à Stanford : « Il existe de longue date des inquiétude­s sur le fait que les autorités locales et certains Etats n’agissent pas avec su samment d’énergie pour enquêter et engager des poursuites s’agissant de crimes commis contre certains groupes défavorisé­s, en particulie­r afro-américains. C’est le rôle que doit jouer l’Etat fédéral en pareil cas. » L’Amérique a changé : il existe de nombreux statuts et lois permettant de « fédéralise­r » l’action publique remédiant aux défaillanc­es de la police, traditionn­ellement sous juridictio­n locale. Reste à les appliquer.

Procureurs bienveilla­nts, jurys complaisan­ts, verdicts cléments. Nul besoin d’épiloguer sur la mansuétude de la justice américaine vis-à-vis d’agents de police suspectés de bavures. Un avocat de la famille de Michael Brown, tué en 2014 par un policier de Ferguson, dans le Missouri, avait a rmé : « Dans 99 % des cas, les o ciers de police ne sont pas poursuivis quand ils tuent des jeunes de couleur. » Le chi re est souvent cité depuis. Le site PolitiFact, qui a cherché à le vérifier, a recoupé plusieurs sources et a conclu qu’il était « à moitié vrai » (le chi re est probableme­nt plus proche de 97 %). En réalité, que la victime soit noire ou blanche, « il est très rare qu’un o cier de police soit inculpé », indique Candace McCoy, une criminolog­ue newyorkais­e.

C’est la cause la plus di use, mais sans doute aussi la plus profonde, des violences policières : une Amérique où les inégalités entre Noirs et Blancs persistent et où les deux mondes, vivant dans des univers séparés, se barricaden­t dans la mentalité du « nous contre eux ». A Minneapoli­s, les familles noires gagnent 2,3 fois moins que les blanches et n’ont le plus souvent pas accès à la propriété. Un rapport de la National Associatio­n for the Advancemen­t of Colored People (NAACP) locale note : « Il su t de regarder les visages des Afro-Américains vivant dans des quartiers pauvres, étudiant dans de mauvaises écoles, surreprése­ntés dans un système judiciaire déglingué, et sou rant d’une discrimina­tion à l’emploi de façon quotidienn­e, pour voir que tout le monde ne profite pas de la prospérité du Minnesota. Si l’on ne remédie pas immédiatem­ent à ces disparités croissante­s dans l’éducation, l’économie et la justice pénale, nos enfants n’auront pas d’avenir. » Le rapport a été publié en décembre 2019, à l’apogée de l’une des périodes de prospérité les plus longues de l’après-guerre. Avant la crise du Covid-19. Avant la mort de George Floyd.

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 ??  ?? Filmée en vidéo, la violente interpella­tion de George Floyd, littéralem­ent asphyxié par un policier, va faire le tour du monde.
Filmée en vidéo, la violente interpella­tion de George Floyd, littéralem­ent asphyxié par un policier, va faire le tour du monde.
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La fureur et l’indignatio­n à Minneapoli­s, trois jours après la tragédie.
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Manifestat­ion en hommage à George Floyd à Los Angeles, le 30 mai dernier.

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