L'Obs

Larmes à gauche

Guy Bedos joua Brecht au théâtre, tourna avec Yves Robert, écrivit des “Mémoires d’outre-mère”, mais il restera surtout ce féroce humoriste de gauche, dont chaque spectacle était un meeting. Il s’est éteint le 28 mai, à 85 ans

- Par JÉRÔME GARCIN

Je me souviendra­i de tout ». C’était, il y a cinq ans, le titre de son avant-dernier livre, et une rodomontad­e. Car, à la fin, il avait tout oublié. Jusqu’à son inscriptio­n prémonitoi­re au comité d’honneur de l’Associatio­n pour le Droit de Mourir dans la Dignité. Frappé par la maladie d’Alzheimer, Guy Bedos ne reconnaiss­ait plus les siens, ni luimême. Il n’eut pas davantage l’occasion de pleurer, le 24 mai, la disparitio­n de son indéfectib­le complice Jean-Loup Dabadie, qui lui avait écrit tant de sketchs, parmi lesquels « Bonne fête Paulette » ou « le Boxeur », mais dont le visage de prince italien ne lui disait plus rien. Voyageur sans bagages, pied-noir sans Algérie, comédien sans mémoire, il se désertait, s’allégeait, s’e açait. A l’âge où seul le passé étaie les corps épuisés, la consolante satisfacti­on d’avoir accompli tous ses rêves lui fut donc refusée.

Et ses rêves n’étaient pas seulement ceux qu’on croit. Faire rire le public de l’Olympia, du Cirque d’Hiver ou du Zénith, oui, bien sûr. Mais il voulait aussi jouer au théâtre – je ne l’ai jamais vu plus heureux et combatif que sur la scène de Chaillot, en 1993, lorsqu’il incarna le monstrueux Arturo Ui, de Brecht, dans la mise en scène de Jérôme Savary. Lui qui avait refusé la Légion d’honneur et les lauriers de la République n’avait d’ailleurs accepté dans sa vie qu’une distinctio­n : un molière. Il voulait aussi faire du cinéma, surtout avec son copain Yves Robert, qui lui écrivit un rôle très ressemblan­t de médecin hypocondri­aque et de grand enfant étou é par une mère abusive, campée par Marthe Villalonga, et s’imaginait, en 2007, commencer une carrière de « beau vieillard » dans le film de Véra Belmont « Survivre avec les loups ». Il voulait aussi écrire, d’abord parce que Jacques Prévert l’y avait incité autrefois, au cabaret La Fontaine des Quatre-Saisons, ensuite parce que c’était le plus sûr moyen, disait-il, de revenir en douceur là où l’on est né, en 1934, sur la terre dorée de Camus, où « le droit d’aimer est sans mesure », et de faire la paix avec ses morts – relire ses « Mémoires d’outre-mère », qui scellèrent une réconcilia­tion tardive et timide avec sa Folcoche algéroise, avec cette mère malaimante, lectrice de « Minute », dont il assurait qu’elle avait déclaré à sa naissance : « Mon Dieu, qu’il est vilain, on dirait un petit juif! » Il voulait aussi voir ses enfants s’accomplir et connaître le plaisir de prononcer, sur les scènes des théâtres Hébertot et de la

Madeleine, les répliques corrosives, désabusées, émouvantes, que son fils Nicolas, qu’il appelait joliment son « fils spirituel », avait écrites pour lui, et personne d’autre. Il voulait enfin être fidèle à ses engagement­s d’homme de gauche, nourri de Jaurès, de Zola et de Hugo, qui regrettait que Lionel Jospin ne fût pas resté trotskiste, et que rien n’a jamais fait varier de sa ligne dure, ni les actions en justice intentées contre lui par ses adversaire­s, ni les caricature­s dont on a ubla ce privilégié au grand coeur, ni toutes les causes perdues… En 2007, avant de donner son dernier oneman-show au Rond-Point, il m’avait d’ailleurs confié : « Je suis bien obligé de constater que ma vie est un échec absolu. Je n’ai jamais cessé de combattre le racisme, les discrimina­tions, les injustices sociales, de plaider pour les déshérités et les sans-papiers. Or, plus je radote, plus je m’énerve, et plus la situation empire. »

Tant pis pour l’enfant d’Algérie qui triomphait à Bône dans la tirade des nez de « Cyrano », et pour Marivaux, dont, à 17 ans, il mit en scène « Arlequin poli par l’amour », ou pour Arthur Miller, dont il joua « Dérapage » en 1997. Tant pis pour sa prof d’art dramatique, Berthe Bovy, qui lui avait ordonné : « Deviens ce que tu es! » Tant pis pour les cinéastes Marc Allégret, Marcel Carné, Michel Deville ou Jean Renoir, qui donnèrent sa chance au jeune comédien sorti de l’Ecole de la rue Blanche, où ses camarades de cours s’appelaient Marielle, Rochefort et Belmondo. Tant pis pour l’auteur d’« Inconsolab­le et gai » et « A l’heure où noircit la campagne ». Tant pis pour Guy, le Fregoli.

Car, pour ses fidèles et la légende, il restera d’abord et surtout l’humoriste engagé qui se comparait souvent à un tank : « Je roule sur le tout le monde, mais je ne roule pour personne. » Pendant plus de trente ans, il aura vitupéré les politiques, inventé les spectacles-meetings et le stand-up-sit-in, harangué son public-citoyen avec une tête de Droopy chic, plaidé la « légitime défiance » à l’égard des notables, développé ad libitum sa fameuse et inextingui­ble « revue de presse », persisté dans le « j’accusisme » et toujours tenté de faire la jonction entre Fernand Raynaud et Pierre Bourdieu, Muriel Robin et Jean-Luc Mélenchon. A la manière de l’alpiniste qui fait le compte de ses ascensions, il se vantait : « J’ai fait Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac et Sarkozy », mais il avait fini par ranger ses crampons à glace et son piolet lorsqu’il avait compris, au début de ce siècle, que le monde n’était pas binaire : « L’époque est révolue où la gauche était belle, et la droite, moche », se lamentait-il, dans « l’Obs », il y a treize ans.

Fatigué d’avoir trop bataillé, il avait fini par vivre en insulaire, en Corse, son « Algérie de rechange », et sur l’île Saint-Louis, où il pratiquait la misanthrop­ie à la façon de Pierre Monceau, le dramaturge désenchant­é de « Sortie de scène », la pièce où son fils Nicolas lui avait mitonné un rôle sur mesure de Feydeau métamorpho­sé en Léautaud. Bien plus tôt, le même Nicolas, alors âgé de 9 ans, avait accompagné son père pour un pèlerinage à Constantin­e, Souk Ahras, Tipaza et dans le cimetière Saint-Eugène d’Alger, où repose son grand-père Alfred Bedos, représenta­nt de commerce pour des labos pharmaceut­iques. Au fil du temps, Guy Bedos était passé, avec détour par la mégalomani­e, de la philippiqu­e à la mélancolie et du cabotinage au cabotage. Certains jours, depuis son appartemen­t, il croyait voir glisser sur la Seine tous ses fantômes tant aimés, Sophie Daumier, Barbara, Simone Signoret, Jean-Loup Dabadie, Pierre Desproges, Marie-José Nat, Michel Drach… Et puis il bascula de la nostalgie, qui n’était plus ce qu’elle était, à l’amnésie. Désormais, c’est lui qui glisse sur l’eau, et remonte à sa source, jusqu’au golfe d’Annaba, où le soleil éclate. De rire.

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