L'Obs

“REMERCIÉ, EDOUARD PHILIPPE DEVIENDRAI­T UN RECOURS” Roland Cayrol

Le politologu­e analyse les rapports entre le président de la République et le Premier ministre à l’aune des institutio­ns de la Ve République

- Propos recueillis par SYLVAIN COURAGE

Comment jugez-vous le fonctionne­ment du tandem politique formé par Emmanuel Macron et Edouard Philippe?

Le couple Macron-Philippe est l’un de ceux qui ont le mieux fonctionné sous la Ve République. Ce n’était pas écrit d’avance. Ces deux-là ne se connaissai­ent pas. Edouard Philippe était un technocrat­e devenu politique de centre droit, et Emmanuel Macron un technocrat­e de centre gauche qui a monté sa start-up politique. Leurs sensibilit­és ne sont pas les mêmes: Edouard Philippe a souvent répété qu’il était un homme de droite quand Macron prétendait surpasser le clivage droite-gauche. Et quand le président parle de « transforme­r » la France, le Premier ministre songe d’abord à la « réparer ». Mais Edouard Philippe a scrupuleus­ement respecté la logique des institutio­ns, appliquant les décisions du président et faisant tourner la machine de l’Etat. Quand sa popularité a dépassé celle du président, notamment pendant la crise sanitaire, je n’ai pas l’impression que cela ait créé une véritable difficulté. Il y a entre eux des différence­s de style et de sémantique, pas de bras de fer.

Et pourtant les médias ne bruissent que de leurs désaccords et annoncent leur divorce…

Les conflits sont exagérés par les entourages qui se regardent en chiens de faïence. Les cabinets de l’Elysée et de Matignon ont tendance à considérer que leur patron est le meilleur et à alimenter les bruits de couloir. Si la question se pose sérieuseme­nt d’un changement de Premier ministre, ce n’est pas parce qu’Edouard Philippe aurait mal fait le job. En bonne logique, Emmanuel Macron devrait le maintenir dans ses fonctions. Mais il y a un enjeu symbolique : comment marquer le passage à l’acte III de son quinquenna­t ? Le président de la République n’a pas beaucoup d’options. S’il dissout l’Assemblée nationale, il perdra les élections. S’il organise un référendum, il sera désavoué. Et contrairem­ent à ce que pensent certains apprentis sorciers, il ne peut pas s’amuser sciemment à qui perd gagne en jouant la carte de la cohabitati­on… Pourtant Mitterrand et Chirac ont été réélus au suffrage universel après une période de cohabitati­on…

Oui, cela leur a permis d’incarner deux fois le changement! Mais aux yeux des Français, élaborer une stratégie de ce genre relèverait aujourd’hui d’une logique perverse, peu admissible. Quels sont les autres moyens politiques dont dispose l’exécutif?

Un simple remaniemen­t ministérie­l n’intéresser­ait que les journalist­es et les députés. Une nouvelle déclaratio­n de politique générale du Premier ministre devant l’Assemblée risque de ne pas su re. Parler devant le Congrès ? Oui, Emmanuel Macron s’est engagé à le faire chaque année. Cela pourrait lui permettre de dessiner une nouvelle politique. S’il estime cela insu sant, il peut voir un intérêt symbolique à se séparer d’Edouard Philippe. Cela s’est-il déjà produit sous la Ve République?

Oui. En avril 1962, après la signature des accords d’Evian, de Gaulle se sépare de Michel Debré pour marquer la fin de la guerre d’Algérie et l’ouverture d’une nouvelle ère de développem­ent économique. En juillet 1984, François Mitterrand se sépare de Pierre Mauroy après le tournant de la rigueur. Mais en règle générale, un président change de Premier ministre quand il ne le supporte plus – comme Pompidou avec Chaban, ou Mitterrand avec Rocard – ou quand il est usé. C’est le cas des remplaceme­nts de Jean-Pierre Ra arin par Dominique de Villepin en mai 2005 ou de Jean-Marc Ayrault par Manuel Valls en mars 2014. En revanche, Nicolas Sarkozy, malgré ses velléités, ne s’est pas décidé à congédier François Fillon, qui a conservé une bonne cote de popularité pendant tout le quinquenna­t. Emmanuel Macron a-t-il vraiment intérêt, alors, à se séparer d’Edouard Philippe qui est plus populaire que lui?

Ce n’est pas sûr du tout. Trouver un remplaçant à Edouard Philippe relève du casse-tête. Comment incarner une politique plus redistribu­tive et écologiste en nommant une autre personnali­té marquée à droite? Une promotion de Gérald Darmanin ou de Bruno Le Maire risquerait d’être fraîchemen­t accueillie. Jean-Yves Le Drian, dont le nom est lui aussi souvent évoqué, vient de la gauche, il est un ministre e cace et populaire; mais son profil d’homme de réseaux et de dossiers ne correspond pas forcément aux nécessités du moment. Valls ? Nathalie KosciuskoM­orizet ? Tous ont de vrais ennemis… Est-ce la seule difficulté que devrait surmonter Emmanuel Macron?

Non, la démission d’Edouard Philippe comporte aussi un immense risque politique. Remercié, Edouard Philippe deviendrai­t un recours aux yeux des médias et de l’opinion, et donc un potentiel rival pour le président. Quelles que soient les modalités du divorce, la logique médiatique et sondagière ferait instantané­ment du maire du Havre (s’il est bien réélu!) un prétendant à l’Elysée, dont la cote de popularité demeurerai­t supérieure à celle de l’actuel président. La dyarchie de l’exécutif est une spécificit­é française. D’où provient-elle?

Un pouvoir à deux têtes ! Si c’était si génial, nous serions imités. En réalité, cette fameuse dyarchie provient d’un compromis historique. Dès 1946, dans son discours de Bayeux, de Gaulle a défini le rôle d’un chef de l’Etat, arbitre aux pouvoirs renforcés. Dans la Constituti­on de 1958, l’article 5 reflète cette conception qui rompt avec les présidence­s purement symbolique­s des IIIe et IVe République­s. Mais nos institutio­ns reflètent aussi les idées du Comité consultati­f constituti­onnel de 1958 où siégeaient, autour de Debré, des hommes de la IVe République partisans d’un parlementa­risme rationalis­é: grâce à des dispositio­ns comme la motion de censure, il s’agissait de corriger l’instabilit­é gouverneme­ntale de la IVe République tout en maintenant la responsabi­lité du chef de gouverneme­nt devant la représenta­tion nationale. La Constituti­on de 1958 est donc à la fois présidenti­elle et parlementa­ire. Ce qui lui a permis de s’adapter à toutes les circonstan­ces et à tous les rapports de forces politiques, y compris la cohabitati­on qui n’était pas du tout gaullienne. C’est tout de même la logique présidenti­elle qui l’emporte…

Et comment ! Les Français sont particuliè­rement attachés à l’élection du président de la République au su rage universel, adoptée en 1962. Nos concitoyen­s ont le sentiment d’avoir arraché ce droit démocratiq­ue alors que c’est bien le général de Gaulle qui le leur a proposé ! En vérité, cette onction populaire s’est inscrite dans une évolution mondiale vers la personnifi­cation du pouvoir qui se manifeste aussi dans les démocratie­s parlementa­ires. Mais, dans notre pays, elle a définitive­ment consacré la supériorit­é de la légitimité présidenti­elle, en opérant une synthèse symbolique avec nos vieilles traditions monarchist­es et bonapartis­tes. Comme ses prédécesse­urs, Edouard Philippe n’a donc pas d’autre choix que de se soumettre ou de se démettre…

Sous la Ve, les Premiers ministres ont, c’est vrai, une légitimité parlementa­ire. Mais ils ne peuvent pas l’opposer au président qui les nomme. En 1972, Jacques ChabanDelm­as a essayé d’en jouer. Mais il a été viré par Pompidou juste après un vote de confiance. Le système majoritair­e et la légitimité présidenti­elle ont été encore renforcés par le changement de calendrier électoral de 2002, depuis lequel l’élection présidenti­elle précède l’élection législativ­e. Dès son élection, le président est la clé de voûte du système.

 ??  ?? Pour Roland Cayrol, Edouard Philippe a respecté la logique des institutio­ns de la Ve. Emmanuel Macron pourrait malgré tout être tenté de le remplacer pour inaugurer l’acte III de son mandat.
Pour Roland Cayrol, Edouard Philippe a respecté la logique des institutio­ns de la Ve. Emmanuel Macron pourrait malgré tout être tenté de le remplacer pour inaugurer l’acte III de son mandat.
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Roland Cayrol est directeur de recherche au Centre de Recherches politiques de Sciences-Po (Cevipof). Dernier ouvrage paru : « le Président sur la corde raide » (Calmann-Lévy, 2019).
BIO EXPRESS Roland Cayrol est directeur de recherche au Centre de Recherches politiques de Sciences-Po (Cevipof). Dernier ouvrage paru : « le Président sur la corde raide » (Calmann-Lévy, 2019).

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