“En Allemagne, les citoyens sont considérés comme des adultes”
Pas d’attestation, pas d’amende, pas d’état d’urgence, pas de discours guerrier, pas de mensonge… L’historien et germaniste Johann Chapoutot analyse le contraste entre l’Allemagne et la France dans la gestion politique de l’épidémie
L’Allemagne a enregistré quatre fois moins de morts dus au Covid-19 que la France. Quelle est la part de chance? Et dans quelle mesure cet écart reflète-t-il aussi un meilleur fonctionnement sanitaire et politique du pays?
Un premier facteur relève de la chance : le virus s’est propagé à partir d’un « cluster » de skieurs revenant d’une station des Alpes. Ils étaient jeunes, sportifs, et ont donc développé moins de symptômes, alors qu’en France la cérémonie évangélique de Mulhouse a contaminé des participants de tous âges et de toutes conditions physiques. Le deuxième facteur est lié au tissu de PME de l’Allemagne : dès la fin janvier, le pays a développé des tests, ce qui a permis d’en pratiquer tout de suite sur les premiers patients allemands et de les isoler. Le troisième élément est politique : lorsque l’épidémie s’est déclenchée, le gouvernement fédéral avait la capacité d’être attentif, il était « disponible cognitivement », alors qu’en France l’exécutif était obnubilé par ses réformes. Souvenons-nous
que le 29 février, le conseil des ministres extraordinaire qui devait être consacré au Covid-19 a été détourné pour valider l’usage du 49.3 sur la réforme des retraites. Et que le 14 février, les soignants qui défilaient dans la rue se faisaient gazer par la police… Pour prêter attention à un début d’épidémie, il y a mieux.
En quoi les réactions des deux gouvernements ont-elles différé?
Dans la façon de considérer leurs citoyens : sur ce point, l’épidémie a été un puissant révélateur. En Allemagne, la santé est une compétence des Länder. Ils ont pris des mesures di érenciées, adaptées au terrain, même si cela a pu entraîner des situations contradictoires à quelques kilomètres de distance. Les citoyens allemands ont été considérés comme des adultes responsables, et Angela Merkel leur a tenu un discours calme, rationnel. On était bien loin des propos exaltés et belliqueux d’Emmanuel Macron. Celui-ci nous a parlé comme à des enfants, il est passé du « nous sommes en guerre » à un hommage larmoyant aux soignants, pour finir par une envolée sur le jambon et le fromage. Surtout, son gouvernement a déclaré un état d’urgence « sanitaire » qui fait suite à l’état d’urgence de 2005 pour les banlieues et à celui de 2015 après les attentats terroristes. Rien de tel n’a été mis en oeuvre en Allemagne.
Pourtant, la Bavière a décrété l’« état de catastrophe ».
Il s’agissait uniquement d’activer des mécanismes assurantiels, les sociétés d’assurances ayant refusé d’indemniser les commerçants au motif que le Covid n’était pas mentionné dans les contrats. Néanmoins, il est exact que la Bavière a instauré un confinement plus strict, parce que c’est là que le virus a commencé à se propager, mais aussi, je crois, parce que c’est un Land catholique, où l’Etat, héritier de l’Eglise, occupe une place centrale. Il en est allé de même en Rhénanie, autre Land à dominante catholique. Dans les Länder protestants, où l’Etat est plus en retrait, la surveillance a été moindre. Cette di érence se retrouve au niveau européen : les pays de culture catholique (Italie, Espagne, France) ont appliqué un confinement plus sévère que les pays protestants (Grande-Bretagne, Suisse, Pays-Bas, Suède).
En quoi le confinement allemand a-t-il été moins sévère que le français?
La grande di érence, c’est l’absence d’attestation de sortie. Quand je l’expliquais à mes correspondants allemands, ils n’en revenaient pas. Ce qu’ils comprenaient, c’est qu’au bout du compte la validité du motif de déplacement était laissée à l’appréciation de l’agent des forces de l’ordre. Un collègue universitaire a même fait le rapprochement avec la Gestapo…
… La comparaison est un peu exagérée, non?
Peut-être, mais elle dit la façon dont les Allemands nous voient : comme un pays autoritaire, où le pouvoir exécutif n’est plus limité ni par le pouvoir législatif, qui a été structurellement a aibli par la Ve République, ni par le pouvoir judiciaire, qui est en train d’être vidé de sa substance par les états d’urgence successifs. Cet exécutif est d’autant plus autoritaire qu’il est fragilisé, comme on l’a vu avec le premier tour des élections municipales, qu’Emmanuel Macron n’a pas osé annuler, alors qu’il y était favorable.
Revenons au confinement allemand. S’il n’y avait pas d’attestation, comment les restrictions de circulation étaient-elles appliquées?
Le confinement était fondé sur la responsabilité de chacun, et les restrictions étaient dictées par des raisons sanitaires et non policières. Les magasins, restaurants et écoles étaient fermés, et les regroupements étaient interdits, c’est tout. Les parcs et jardins sont restés ouverts. Lorsqu’il y avait des attroupements pour faire la fête, la police est intervenue pour disperser les gens, point. Elle n’a pas verbalisé, n’a pas relevé les identités. Les forêts, les plages, les berges, étaient également accessibles, sauf lorsqu’on pouvait craindre des rassemblements trop importants. Certaines zones touristiques ont été fermées, mais il n’y a pas eu de fermeture systématique.
Pas de règle des 100 kilomètres? Pas d’amende à 135 euros?
Il n’y a eu ni suppression générale de la liberté de circuler ni contrôle systématique. La police a verbalisé uniquement dans certains districts identifiés comme des zones de circulation intense du virus.
Ni drones ni hélicoptères?
Non plus. Les Allemands ont vraiment une conception di érente du rapport de l’Etat aux droits fondamentaux du citoyen.
Le président allemand, Frank-Walter
Professeur à la Sorbonne, JOHANN CHAPOUTOT est l’auteur de « la Loi du sang. Penser et agir en nazi » (2014), « la Révolution culturelle nazie » (2017) et « Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui » (janvier 2020), tous publiés chez Gallimard.
Steinmeier, a dit : « Ce n’est pas une guerre. » Etait-ce une réponse à son homologue français?
Oui, car la presse allemande avait beaucoup commenté la formule de Macron. Mais le mot « guerre » n’y a pas la même signification. En France, il renvoie à la Résistance et à la victoire finale, tandis qu’en Allemagne, il évoque le génocide et la culpabilité.
L’Allemagne a pourtant connu des ratés, elle aussi. Par exemple, il n’y avait pas plus de stocks de masques qu’en France.
Oui, les soignants en ont manqué, et ça a été un vrai scandale. Mais la pression était moins forte, parce que les tests ont permis d’isoler les malades. Et surtout, le gouvernement allemand n’a pas menti. Il n’a pas dit que le port du masque était contre-productif, il a reconnu qu’il y avait un problème d’approvisionnement, il s’est excusé. On est loin des palinodies de Sibeth Ndiaye, qui, en Allemagne, aurait dû démissionner. Du reste, quelqu’un qui « assume de mentir » pour protéger le président de la République n’aurait jamais pu devenir ministre.
Au fond, vous nous dites que l’Etat allemand se montre plus respectueux du droit que l’Etat français. D’où vient cette différence?
La notion d’Etat de droit, qui a été forgée en l’Allemagne au xixe siècle, définit l’Etat comme une institution régie par le droit, et non par l’arbitraire d’un ministre ou d’un fonctionnaire de police. Lorsque Christophe Castaner explique que le contrôle des attestations est laissé à l’appréciation de la police, il signifie que celle-ci, littéralement, fait la loi, ce qui est la logique même de l’état d’urgence. Mais en Allemagne ce serait impossible. Les expériences traumatisantes du IIIe Reich et de la RDA ont laissé des traces, et pas seulement dans les mémoires. En 1949, au sortir du nazisme, le pays a adopté une Constitution, appelée la loi fondamentale, dont l’article premier dit : « La dignité de l’homme est intangible. » Les dix-huit articles suivants définissent les droits et les libertés de l’individu. Tout cet ensemble est scellé par une « clause d’éternité », nul ne peut le changer.
Alors qu’en France, l’article premier de la Constitution dit que « la France est une République indivisible »…
La différence est là. En France, la Constitution défend l’Etat et la République ; en Allemagne, elle protège l’individu. Cela modifie profondément la pratique politique. Dans leurs interventions, Merkel et Steinmeier ne jouent pas sur l’émotion, ils raisonnent, ils expliquent. On a l’impression d’écouter un exposé de philosophie politique ou une leçon de droit. Pendant les conférences de presse, qui se tiennent en présence des ministres-présidents des Länder, les journalistes posent des questions comme dans une vraie démocratie, c’est-à-dire avec un droit de suite. Si le dirigeant politique ne répond pas à la question, il est relancé…
L’Allemagne, paradis de la démocratie?
Chaque fois que je vais en Allemagne, je suis frappé par la qualité du débat public. Avec mes étudiants, je commence toujours par décrire le quartier du Bundestag, à Berlin, sa grande coupole de verre et d’acier qui surmonte l’hémicycle et les salles des commissions dont les grandes baies vitrées donnent sur la rue. Vous voyez les députés en séance. En face, la chancellerie est tout aussi transparente, et il n’y a pas de cars de CRS. Les autorités allemandes connaissent le risque terroriste, mais leur rapport aux citoyens n’est pas paranoïaque. Cela tient à la nature à la fois fédérale et parlementaire du régime, qui oblige au dialogue, au compromis, à l’échange, à l’information permanente. Ce régime parlementaire que les Français vouent aux gémonies a offert à l’Allemagne une remarquable stabilité, avec seulement huit chanceliers et deux motions de censure… en soixante et onze ans! Là aussi, l’explication est constitutionnelle : l’article 67 prévoit que, pour renverser le gouvernement, l’opposition doit d’abord constituer une majorité alternative et choisir un chancelier de remplacement. Cela s’appelle le « vote de défiance constructif ». En France, on parle souvent du « modèle allemand » pour désigner la croissance soutenue, le tissu de PME et la politique de réduction du coût du travail mise en oeuvre depuis Gerhard Schröder – politique qui se traduit aujourd’hui par le fait que 15 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. A mes yeux, le véritable modèle allemand n’est pas son économie, mais son fonctionnement démocratique.
N’y a-t-il pas de risque autoritaire dans ce pays?
Moins qu’en France, où le président de la République peut suspendre les libertés individuelles comme il l’entend en recourant à l’article 16. En Allemagne, ce pouvoir est réservé à une commission composée de quatre-vingts députés. L’autoritarisme n’est tout simplement pas possible.
Vous critiquez la politique sociale allemande, mais, à la faveur de l’épidémie, on a découvert que ce pays dispose de beaucoup plus de lits de réanimation que la France.
L’explication est simple : l’électorat vieillissant qui domine la vie politique allemande ne veut pas économiser sur les lits d’hôpitaux, dont il risque d’avoir l’usage un jour. Mais sous l’influence de ce même électorat, l’Allemagne a coupé drastiquement dans les autres services publics. Routes, ponts, tunnels, écoles, sont dans un état de délabrement qui inquiète même une partie de la droite allemande.
L’Allemagne, qui sort renforcée de la crise, vient pourtant d’accepter le principe d’une dette mutualisée, avec les coronabonds. N’est-ce pas contradictoire?
Les Allemands craignent que les désaccords entre Européens n’aboutissent à l’éclatement de l’Europe. Merkel l’a dit récemment : sans l’Europe, l’Allemagne disparaît. Contrairement à ce que l’on peut croire, ce pays se sent très vulnérable et mise tout sur l’Europe, comme en témoigne le soutien de l’opinion publique à la décision de Merkel.
“EN FRANCE, LA CONSTITUTION DÉFEND L’ÉTAT ET LA RÉPUBLIQUE ; EN ALLEMAGNE, ELLE PROTÈGE L’INDIVIDU.”