L’austérité salariale, un fléau bien installé
Pour que les revenus soient mieux partagés entre capital et travail, il n’y a qu’une solution : un changement politique pour en finir avec le capitalisme libéral et revenir à sa version sociale-démocrate, explique l’économiste Patrick Artus dans un essai percutant
Patrick Artus n’est pas un chef de file d’Attac, pas un économiste hétérodoxe. Tout l’inverse, même. Ce polytechnicien rond et sympathique, aux yeux rieurs, excellent pédagogue, règne sur les études économiques de la banque Natixis. Il siège au conseil d’administration de Total. Ses notes, qu’il rédige à toute vitesse sur un bloc Rhodia dans le RER entre Sceaux et Paris (quand l’épidémie de Covid ne le cloue pas chez lui en télétravail), sont lues avec attention par Bruno Le Maire. Emmanuel Macron, lui, n’a sans doute pas le temps de les consulter (il y en a au moins quatre par jour, qui testent des idées parfois contradictoires), mais les conseillers du pôle économique de l’Elysée le font pour lui. Ce sont d’anciens élèves de l’économiste. Patrick Artus revient dans son dernier livre sur un sujet qui l’obsède depuis quelques années : l’austérité salariale qui finit par mécontenter tout le monde.
Cette austérité le dérange autant que les économistes non libéraux, qui pourtant méprisent souvent leurs collègues payés par les banques, aussi libres d’esprit soient-ils… Il avait déjà abordé le sujet dans un précédent livre coécrit en 2018 avec Marie-Paule Virard : « Et si les salariés se révoltaient » (Fayard). Avec « 40 Ans d’austérité salariale. Comment en sortir? » (Odile Jacob), son dernier essai, court et percutant, il retourne cette question dans tous les sens : pourquoi sommes-nous piégés dans un système où la croissance profite aux plus aisés mais n’arrive plus à tirer les classes moyennes et les plus pauvres vers le haut ? Il apporte cette fois un début de solution… à condition d’être patient, très patient.
« A court terme, on va tout droit vers une nouvelle vague d’austérité salariale », reconnaît l’économiste. C’est toujours le cas lorsqu’on traverse une forte crise économique. On en voit les premiers signes. En mai, un sous-traitant d’Airbus, Derichebourg Aeronautics Services, près de Toulouse, a proposé à ses salariés une baisse de salaire de 8% à 10% (fin du 13e mois, de la compensation du lundi de Pentecôte…) en échange d’une diminution du nombre de licenciements… « Quand les entreprises vont mal, elles cherchent à baisser les salaires », soupire Patrick Artus, qui s’attend à un climat plutôt conflictuel dans les mois à venir.
L’austérité salariale, c’est maintenant une vieille histoire. Les coupables sont bien connus. « L’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir au Royaume-Uni en 1979 et celle de Ronald Reagan Etats-Unis en 1981 déclenchent la déformation du partage des revenus, au détriment des salariés », explique Patrick Artus. La victime suivante sera le Japon, qui plonge après la grande crise bancaire de 1997-1998. Pour redresser leurs profits, les entreprises serrent les rémunérations, et l’Etat compense l’austérité salariale par des dépenses budgétaires. Aujourd’hui, certains patrons ont trop de cash à investir alors que la dette de l’Etat atteint 230% du PIB (le double de celui de la France). « La théorie libérale dit que ce n’est pas aux entreprises de soutenir les bas revenus ou de mettre en place des politiques redistributives, c’est à l’Etat, notet-il. Il y a donc partage des tâches entre les entreprises qui maximisent les profits et l’Etat qui peut mener une politique des revenus. » Il « peut », car il s’endette sans déclencher de crise financière, même à 230% du PIB. L’absence d’augmentation salariale fait disparaître l’inflation et permet aux banques centrales de baisser les taux au plancher, près de zéro voire sous zéro. L’économie mondiale « se japonise », dixit Artus.
A long terme, ce partage des tâches est-il tenable? Le mouvement des « gilets jaunes », les colères des agriculteurs ou du personnel hospitalier montrent que non : chacun a envie d’être correctement rémunéré pour son travail, plutôt que de recevoir des allocations. Mais le plus ennuyeux pour Patrick Artus, ce sont les effets secondaires des taux d’intérêt négatifs. Ils dérèglent toutes les règles d’investissement et de gestion du risque financier. Des bulles se forment, qui entraînent une inflation immobilière. Impossible pour les jeunes de se loger au prix actuel du mètre carré dans les grandes métropoles ou les villes touristiques. C’est comme un impôt déguisé qui pèse sur tous ceux qui ne sont pas déjà propriétaires. Même si en matière de partage de revenu, les salariés français sont plutôt mieux lotis que leurs voisins européens, ce bénéfice est effacé par un coût du logement trop élevé.
Alors, comment sort-on de cette impasse austéritaire ? « Très, très graduellement, prévient Patrick Artus, sinon gare au krach financier, qui serait dévastateur compte tenu de l’ampleur des dettes mondiales. » L’issue passe aussi par la politique. « Il finira par arriver un moment où les salariés, les classes moyennes et populaires, ramèneront au pouvoir des partis sociaux-démocrates ou socialistes qui changeront les règles du marché du travail en leur faveur », écrit l’auteur. Sauf que pour l’instant, les grands gagnants sont plutôt les partis populistes ou nationalistes. Les gouvernements européens devraient donc prendre les devants et organiser une grande conférence internationale sur ce thème. Patrick Artus va pouvoir passer très vite aux travaux pratiques. Le président de la République lui a demandé des propositions avant la conférence sur les bas salaires qu’il compte réunir à la rentrée. Pour l’instant, il reste très classique : élargissement de la participation et de l’intéressement aux bénéfices à tous les salariés, et revalorisation des salaires à l’hôpital et dans l’éducation. Pour lui, « c’est de l’investissement public ».■