L'Obs

Un Scorsese tchékhovie­n

20h50 TCM CinéMa

- François Forestier

Le Temps de l’innocence

Drame romantique américain de Martin Scorsese (1993). Avec Winona Ryder, Daniel Day-Lewis. 2h10.

Mais, bon sang, qu’est-ce qui lui a pris, à Scorsese ? Pourquoi at-il réalisé un film aussi éloigné de sa palette habituelle ? Quelle mouche l’a piqué pour adapter un roman d’Edith Wharton, auteure un peu passée (et amie de Paul Bourget, de Marie-Laure de Noailles et d’André Gide) ? Pas de violence, pas de coups de feu, pas de mafieux : tout se passe dans la haute société bourgeoise du New York fin de siècle, dans ce « Gilded Age » (âge d’or) si convention­nel des années 1880. Epoque étonnante, qui vit naître des fortunes colossales et singea les « bonnes manières » européenne­s, avec cynisme… C’est l’exact envers de l’univers dont Scorsese est issu. Lui, l’enfant d’une famille modeste d’origine italienne, est fasciné par les codes et les rites d’une société disparue, à laquelle il n’aurait jamais eu accès. Cette histoire d’un grand bourgeois (joué par Daniel Day-Lewis) qui se lance dans un adultère très chic avec une aristocrat­e rebelle (Michelle Pfeiffer) est marquée par deux tonalités chères au coeur de Scorsese. D’une part, le sens de la faute, ce sentiment de péché qui court tout au long de l’oeuvre du cinéaste. D’autre part, le goût de la nostalgie, du temps qui passe : la dernière scène du film, où Daniel Day-Lewis s’en va sans attendre de revoir la femme aimée (vingt-cinq ans se sont écoulés), donne son sens au récit. C’est comme un rayon de lumière : tout se met en place. Moment magnifique, clé de voûte d’un film déroutant, qui a été apprécié, à sa sortie, pour la qualité des décors, des costumes, de la reconstitu­tion, mais qui a déconcerté… Sous la surface polie d’un univers entièremen­t factice, voici la brutalité des passions réprimées, le terrible empois des obligation­s sociales. On a comparé le film à Proust, c’est de Tchekhov qu’il faudrait parler. Vies lisses, vies soigneusem­ent foutues, années gâchées, ce « Temps de l’innocence » est aussi le temps d’un enfer ouaté, camouflé par les robes à falbalas et les mondanités. Qui joue le photograph­e dans la scène du mariage ? Scorsese lui-même. Il est ce témoin d’un amour raté, cet amour qui, jusqu’à la dernière image, nous brise le coeur.

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