REVIENS REISER !
Un souvenir d’enfance. Sur la côte normande, il ne s’agissait pas de s’adonner à l’indolence estivale. On entrait sans tarder dans la mer, qu’il pleuve ou non. On nageait avec vigueur. Il fallait ensuite courir sur le sable pour se sécher. Selon mon grand-père, la baignade ne valait que pour ses vertus stimulantes. Cet hygiénisme d’un autre temps me semblait exotique donc amusant; il préfigurait l’opposition entre les plages « dynamiques » et « statiques ». Et j’ai comme le sentiment de parfois le retrouver, sous d’autres formes, quand j’écoute le gouvernement évoquer nos futures vacances, forcément contraintes et de préférence, en tout cas pour l’instant, cela va sans doute changer, sur le sol français.
Aux légitimes et austères restrictions géographiques, festives et sanitaires annoncées, s’ajoute, comme toujours sous ce quinquennat, un léger coup de pied de l’âne moralisateur de dernière minute : puisque nos vacances seront di érentes, autant qu’elles soient aussi culturelles et « apprenantes », qu’elles permettent de commencer un herbier, de visiter le musée de l’huile de ricin et autres merveilles de nos régions. La double peine, diront certains.
En réalité, cette évocation de « vacances intelligentes », faute de mieux, est légèrement agaçante. Il y a un petit côté « on vous donne du temps mais pas pour boire », « ce sera l’occasion de vous cultiver un peu ». Et cela en dit long sur le rôle qu’on entend faire jouer à la culture.
Dans son ouvrage « le Salaire de l’idéal » (Le Seuil, 1997), Jean-Claude Milner décrit, dans un tout autre contexte, ce qui permet d’occuper ceux qui ont peu d’argent mais beaucoup de temps libre : « […] la pure contemplation du vide (introspection, pêche, camping, bricolage, ménage, etc.) ou les divertissements gratuits (sports, scènes de famille, adultères, cueillette de champignons, etc.). Le sujet social est alors séparé de toute civilisation matérielle. C’est pourquoi il arrive que le nom de “culture” serve à excuser et à masquer cette séparation. »
C’est tout à fait le sentiment que donne la perspective de vacances « découvertes pour tous ». C’est un cache-misère en apparence exigeant et pédagogue. Et un tour de passepasse un peu grossier. Les vacances culturelles, c’est aux moins riches, à ceux qui sont touchés par la crise, qu’on les recommande. Les autres s’adapteront. De la contrainte ils feront du glam, du local ils feront un luxe.
Ainsi l’avait repéré le meilleur spécialiste des vacances des Français : je veux parler de l’immense Reiser. Il faut relire ses planches publiées dans « On vit une époque formidable », sur les vacances des riches et des pauvres : « quand il pleut, le gazon des riches est plus beau, quand il pleut le gazon des pauvres devient un tas de boue », « quand ils vont loin en bateau, les riches gagnent des coupes, quand ils vont loin, les pauvres se font engueuler par le CRS ». Il faut se replonger dans les pascaliennes aventures de « la Famille Oboulot en vacances ». Ces pages ont plus de quarante ans et pourtant on y est.
Peut-être, d’ailleurs, que c’est de Reiser que viendra notre salut. Quoi de mieux, pour des vacances intelligentes, désopilantes, économes, saines mais pas entièrement sages, que de relire toute son oeuvre au sommet d’une montagne vieille, à l’ombre d’un mélèze chiant, Pataugas aux pieds, un thermos de Viandox à la main, entre deux oeufs durs et l’observation d’un triton pataugeant dans l’eau ferrugineuse d’un torrent statique ? Rien, je vous le dis.