E-commerce
Le projet d’installation d’un centre de tri de l’enseigne à l’entrée des Cévennes divise élus et habitants. Chaque camp avance ses raisons. Un cas d’école, alors que la fronde contre ce type d’entrepôt a gagné l’Assemblée nationale
Amazon contre le pont du Gard
“CES ENTREPÔTS SONT UNE AGRESSION CONTRE LE COMMERCE PHYSIQUE, QUI NE BÉNÉFICIE PAS DES MÊMES RÈGLES.” FRANCIS PALOMBI, PRÉSIDENT DE LA CONFÉDÉRATION DES COMMERÇANTS DE FRANCE
ASaint-Hilaire-d’Ozilhan, village gardois d’un millier d’habitants, les enfants vont à l’école en calèche et les habitants nettoient ensemble la garrigue alentour. Tous les viticulteurs – sauf un – sont passés en bio, à commencer par le domaine Rouge Garance, dont l’acteur Jean-Louis Trintignant est copropriétaire. Le dimanche, on va se promener sur le site du Castellas, un château médiéval en ruine. De là, les randonneurs aperçoivent le pont du Gard ou les pyramides de La Grande-Motte quand le ciel est dégagé. Mais dans quelques mois, ils pourraient aussi voir un grand cube gris de 38 800 mètres carrés, 400 mètres de long, 100 mètres de large et 18 mètres de haut, érigé par Argan, l’un des aménageurs d’Amazon. « Presque aussi haut que les arènes de Nîmes ! » s’effraie un riverain. La construction de cette plateforme logistique, une emprise de 13,7 hectares sur des terres actuellement viticoles ou en friche de la commune de Fournès, devait démarrer dans les prochaines semaines. Mais le projet est désormais en stand by.
Depuis quelques mois, élus et associations d’habitants des villages de l’Uzège – SaintHilaire-d’Ozilhan, Castillon-du-Gard, Vers-Pont-duGard, Collias… – font tout pour bloquer le chantier. A la demande de l’association locale Association pour le Développement de l’Emploi dans le Respect de l’Environnement (Adere), une petite armada de Parisiens délocalisés et d’habitants du cru, réunis au sein de l’association Prima Vera, déploie son pouvoir d’influence. Ce sont souvent des noms connus, comme les éditeurs Françoise Nyssen (Actes Sud) ou Henri Trubert (Les Liens qui Libèrent), des diplomates, écrivains, artistes… Leur objectif : ériger la lutte contre l’entrepôt, situé près de l’échangeur de l’autoroute A9 qui conduit au pont du Gard, en combat civilisationnel, celui d’une région héritière de la Rome antique contre un géant moderne.
Ils ne sont pas les seuls dans l’Hexagone à s’opposer à ces entrepôts, que le gouvernement de Manuel Valls encourageait, dès 2016, pour faire de « la plateforme logistique France une référence mondiale ». Selon l’association Les Amis de la Terre, qui orchestre la contestation, le chinois Alibaba a deux plans en France – l’un entre Illies et Salomé (Nord), l’autre à BelinBéliet (Gironde) – et Amazon, de huit à onze d’ici à 2021. Les géants de l’e-commerce ne confirment pas ces projets, mais trois d’entre eux – Fournès (Gard), ainsi que Dambach-la-Ville (150 000 mètres carrés entre Strasbourg et Colmar) et Colombier-Saugnieu (160 000 mètres carrés près de Lyon) – font l’objet de recours ou d’intention de recours d’associations locales, soutenues au niveau national par l’ONG et par la Confédération des Commerçants de France (CDF).
« Ces entrepôts sont une agression contre le commerce physique, qui ne bénéficie pas des mêmes règles. Nous devons réagir très vite », s’inquiète son président
Francis Palombi, auteur le 22 mai d’une pétition qui a déjà recueilli plus de 60 000 signatures. La fronde a également gagné le Palais-Bourbon. A défaut de pouvoir les interdire, la députée Delphine Batho, qui a rejoint le nouveau groupe d’ex-LREM Ecologie Démocratie Solidarité (EDS), a déposé une proposition de loi instaurant un moratoire de deux ans sur l’implantation de nouveaux entrepôts logistiques destinés aux opérateurs du commerce en ligne. « Une transformation majeure de notre économie est dans les tuyaux, qui n’a été débattue nulle part, avec des impacts sociaux et écologiques dévastateurs, dénonce la députée. Nous devons construire un e-commerce compatible avec les objectifs de relocalisation, d’emploi et de sobriété écologique. »
Cette montée en charge a galvanisé nos anti-Amazon gardois. « Ils sont arrivés masqués il y a deux ans, derrière le promoteur Argan, un cheval de Troie qui achète et loue à Amazon », accuse le journaliste-écrivain Vincent Nouzille, membre fondateur de Prima Vera. Le permis de construire a été déposé en octobre 2018 mais les habitants de Fournès n’ont appris son existence qu’en janvier 2019, à l’occasion des voeux de la maire, Christelle Hinque. Sur les 25 sites identifiés par Argan, la ville de Fournès et son échangeur, situés idéalement entre Espagne et Italie, ont eu les faveurs du promoteur. D’autant que la municipalité et la communauté de communes du Pont du Gard (CCPG, 17 villages répartis de part et d’autre de l’A9), séduites par les promesses d’emplois et de recettes fiscales, lui déroulaient le tapis rouge. Le permis de construire a été délivré en septembre 2019. Mais décidée à empêcher le démarrage des travaux, l’Adere a multiplié les recours administratifs et déposé une plainte pour prise illégale d’intérêt contre la maire de Fournès, Christelle Hinque, son premier adjoint Thierry Boudinaud et le maire d’une commune voisine, des proches ayant vendu des terrains dans le cadre de l’opération immobilière avec Argan.
Christelle Hinque, qui ne s’est pas représentée aux dernières élections, ne s’exprime plus dans les médias et Thierry Boudinaud n’a pas répondu à nos sollicitations. Pour comprendre les motivations de Fournès, il faut s’adresser aux communes voisines. Le maire sortant de Montfrin, Claude Martinet, jusqu’ici président de la CCPG, est un fervent défenseur du projet. Depuis les restructurations de l’usine d’emballages alimentaires de Vitembal à Remoulins, qui ont fait disparaître près de 500 emplois, puis la fermeture de la centrale thermique EDF d’Aramon en 2016, l’élu a une obsession : faire revenir de l’activité.
“CE PROJET VA CRÉER DES EMPLOIS”
Le taux de chômage est de 11,4 % dans le Gard (Insee, 2019) mais il dépasse les 13 % à Montfrin et Aramon, et frôle les 20 % à Remoulins. « Même si je ne cautionne pas tout chez Amazon, ce projet est indispensable. Il va créer des emplois qui correspondent à la demande que nous avons ici, assure Claude Martinet. Nous sommes un territoire pauvre en diplômes… » L’élu compte aussi sur les taxes territoriales. « Pour une fois qu’une entreprise s’intéresse à nous, on ne va pas refuser ! Si on les empêche de venir, ils iront ailleurs. »
Ces arguments sont loin de convaincre l’Adere et Prima Vera, qui s’interrogent sur le nombre d’emplois qui seront réellement créés. En novembre 2018, Argan promettait « 600 équivalents temps plein en moyenne » avant de passer, dans le rapport d’enquête publique rendu en juin 2019, à seulement « 200 emplois sur les cinq premières années » (et plus en période de pointe). Un chi re dont Patrick Fertil, membre d’Adere et pharmacien à la retraite, doute encore « puisque ce type de plateforme a vocation à être très robotisée ». Quant aux rentrées fiscales, « elles n’ont pas été clairement chi rées et il n’y a rien sur les coûts cachés publics, comme la dégradation de la voirie ». Il souligne aussi qu’Amazon
“POUR UNE FOIS QU’UNE ENTREPRISE S’INTÉRESSE À NOUS, ON NE VA PAS REFUSER !” CLAUDE MARTINET, PRÉSIDENT
DE LA COMMUNAUTÉ DE COMMUNES DU PONT DU GARD
ne s’acquitte pas de la taxe commerciale : « Ils s’abritent derrière leur activité de stockage alors qu’il s’agit ni plus ni moins d’une activité d’e-commerce qui détruit des emplois. » Il s’appuie sur les calculs du député LREM Mounir Mahjoubi, ancien secrétaire d’Etat au Numérique, qui estime que chaque nouvel emploi généré par Amazon entraîne la disparition de 2,2 emplois dans les commerces traditionnels. Mais l’entreprise répond : « En plus des emplois directement créés par Amazon, si vous comptez les emplois indirects liés à l’activité de nos sites, qui font appel à des entreprises locales pour des services de maintenance, de restauration, de nettoyage, de sécurité etc., ainsi que les emplois créés par les entreprises qui vendent sur notre marketplace – plus de 10 000 TPE et PME françaises –, Amazon est à l’origine de plus de 30000 emplois directs et indirects en France. »
Par ailleurs, les deux associations, soutenues par le maire de Saint-Hilaire-d’Ozilhan, pointent le risque d’augmentation de la pollution, lié à la circulation de 272 poids lourds par jour, hors pics d’activité. Le rapport d’enquête publique admet que « les pollutions de l’air générées par le projet seront augmentées » mais conclut qu’« elles resteront en dessous d’un niveau acceptable et réglementaire ». Et Amazon assure s’être engagé dans un programme pour le climat qui comprend la commande de 100 000 véhicules de livraison électriques… L’Adere et Prima Vera dénoncent enfin le risque d’embouteillages et d’inondations du fait de l’artificialisation des sols. « Ce sont 14 hectares de terres viticoles qui seront bétonnés pour mettre en place cet entrepôt alors que ces terres ont une double vocation : agricole et arboricole d’une part, touristique d’autre part », insiste Patrick Fertil. « Où est l’intérêt général ? » En face, le maire de Domazan, Louis Donnet, favorable au projet, observe qu’il vaut mieux avoir un entrepôt à une sortie d’autoroute plutôt qu’en pleine nature…
“UN MONSTRE DU XXIE SIÈCLE”
Aux arguments économiques et environnementaux s’ajoutent, pour les opposants, les arguments culturels. Le pont du Gard est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, accueille plus de 1 million de touristes par an et fera bientôt partie d’un parc naturel régional en cours de préfiguration. « Quand ils quitteront l’autoroute, les visiteurs passeront devant Amazon pour entrer dans la petite Toscane française », s’inquiète Vincent Nouzille. « Un monstre du XXIe siècle vient faire de l’ombre à un monument bimillénaire. » L’entrepôt sera-t-il visible depuis l’aqueduc romain le plus haut du monde ? Pour évaluer le risque, le journaliste a sorti la carte IGN : « Il y a certainement une covisibilité du 2e étage du pont, des collines environnantes et des routes qui y mènent », estime-t-il. Prima Vera et Adere avaient prévu de réaliser « une simulation » avec de gros ballons fin mars, mais l’opération a été reportée en raison du confinement. Claude Martinet rappelle qu’Argan a particulièrement travaillé l’intégration du bâtiment dans le paysage, acceptant de « revoir à la baisse sa hauteur ».
« Il n’y a pas de bonne raison de s’attaquer au projet, à part philosophique », insiste-t-il. Raison qui n’a pas non plus échappé aux détracteurs qui associent Amazon à l’hyperconsommation à bas coût. « C’est un symbole du monde d’avant, de ce qu’il ne faut plus faire, regrette Vincent Nouzille. La crise actuelle a fait prendre conscience de la nécessité de relocalisation et de circuits courts. On doit changer de paradigme. L’idée n’est pas d’avoir un territoire figé où on se contente de promouvoir le pélardon. L’agriculture se réinvente, il y a le projet de CleanTech Vallée dans le Gard rhodanien [projet de reconversion économique via les technologies propres, NDLR], on veut créer un parcours de la romanité qui passerait par Nîmes et Uzès… On peut créer ici 150 emplois durables. » Les nombreux chômeurs du sud de l’A9 se laisseront-ils convaincre ? « Un projet n’exclut pas l’autre, on a besoin de tout : industries, services, tourisme, agriculture… », dit Louis Donnet, maire de Domazan. Le sujet sera sur le haut de la pile de la nouvelle communauté de communes du Pont du Gard qui sortira du second tour des élections municipales.
“AMAZON EST UN SYMBOLE DU MONDE D’AVANT, DE CE QU’IL NE FAUT PLUS FAIRE.” VINCENT NOUZILLE, MEMBRE FONDATEUR DE L’ASSOCIATION PRIMA VERA