Exclusif
Alaa El Aswany : « La dictature menace aussi vos démocraties ». Entretien avec le grand écrivain égyptien, en exil
L’écrivain égyptien, auteur de “l’Immeuble Yacoubian”, publie un essai clinique, “le Syndrome de la dictature”. En exil depuis qu’il est pourchassé par la justice de son pays, il s’est retrouvé confiné à Marseille en raison de l’épidémie. “L’Obs” l’a rencontré en exclusivité
Menacé de prison en Egypte, exilé aux Etats-Unis depuis son dernier roman, confiné à Marseille en raison du coronavirus… Certains auraient pu voir dans cette dernière mise en quarantaine l’acharnement du sort. Mais pas Alaa El Aswany. Le flegmatique écrivain préfère considérer son isolement forcé comme une chance. « Pour un romancier, c’est extraordinaire. La solitude, les épreuves, tout est utile pour nous ! On vit pour apprendre et enregistrer les expériences, les sentiments, les sons… afin de pouvoir créer une vie sur le papier avec tout cela », se réjouit-il, profitant du soleil sur un banc du jardin de l’Observatoire astronomique, au Palais Longchamp.
Arrivé fin février en résidence à l’Institut d’Etudes avancées d’Aix-Marseille (Imera), l’auteur du succès planétaire « l’Immeuble Yacoubian » n’aura pu profiter qu’une poignée de jours de la cité phocéenne avant de se retrouver « seul humain avec les chats » dans cet hôtel particulier du xixe siècle, qui fut autrefois la Maison des Astronomes. Mais l’écrivain s’amuse de son « séjour sur Saturne », le nom de sa chambre de confinement à l’Institut. Un environnement paisible, à des annéeslumière du Caire bouillonnant ou de l’hyperactive New York, sa ville de refuge depuis deux ans. Loin, surtout, des geôles lugubres promises à l’écrivain par le régime égyptien, dans lesquelles croupissent des milliers de prisonniers d’opinion.
Cette dictature, Alaa El Aswany, 63 ans, la connaît intimement. Il l’expérimentait déjà, enfant, sous Nasser. Il la subit encore aujourd’hui, alors qu’il est interdit de publication depuis cinq ans et poursuivi par un tribunal militaire pour « insultes envers le président, les forces armées et les institutions judiciaires ». Dans son nouvel essai, « le Syndrome de la dictature », l’ancien chirurgien-dentiste en dissèque tous les rouages, en analyse, un à un, tous les symptômes. Théories du complot, chosification des ennemis supposés, instrumentalisation du religieux… Aswany dresse la liste des armes qu’utilisent les dictateurs pour maintenir sous leur joug des populations rendues dociles par la peur. Des recettes anciennes, pourtant si pérennes. « Le dictateur crée ou exagère des dangers, dresse les hommes les uns contre les autres pour mieux apparaître comme un recours, explique le romancier. Avant la dictature militaire de 1952, la société égyptienne était incroyablement cosmopolite : les Egyptiens pouvaient être d’origine italienne ou grecque, ils pouvaient être juifs, chrétiens ou musulmans. Et puis, avec Nasser, on a commencé à dire “nous, les Egyptiens”, ce qui signifiait “nous, et pas les autres”. A la dictature s’attache toujours la xénophobie, la haine. »
Aswany évoque alors Viktor Orbán organisant une campagne anti-migrants en Hongrie, ou même Donald Trump accusant les Mexicains d’être tous des criminels aux Etats-Unis. « Sans oublier avant eux Poutine, le nouveau tsar de Russie, ou Erdogan, qui a peu à peu mis en place un Etat islamique en Turquie. » Il lance d’ailleurs un message d’alerte aux démocraties
occidentales : « Aujourd’hui, nous avons tous le même problème. De nombreuses démocraties ont élu des hommes qui se comportent comme des dictateurs. Le plus tragique est de voir à quel point les gens ont été conditionnés à l’accepter. » « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux », avait déjà écrit Etienne de La Boétie, en 1576, dans le « Discours de la servitude volontaire ». Aswany veut s’inscrire dans les pas du penseur périgourdin. « Cet homme est un miracle! Il écrit cela au XVIe siècle et aujourd’hui encore nous pouvons lire les événements égyptiens à la lumière de ces lignes, s’émerveille l’écrivain. Une dictature ne peut advenir qu’avec l’acceptation des peuples. »
Pour cet ouvrage, Alaa El Aswany s’est également immergé dans les discours d’Adolf Hitler. Comment comprendre que les Allemands aient pu laisser faire la Shoah? Pour lui, la réponse réside en un mot : la déshumanisation. « On ne pense plus aux autres comme à des êtres humains mais seulement comme à des ennemis. La première fois que Hitler attaque les juifs en public, il ne prononce même pas le mot “juif ”.
Ce mot est hurlé par la foule après ses imprécations sur ceux dont “la patrie est l’argent”. » Un phénomène déjà observé par l’écrivain égyptien. Lors du travail préparatoire à « l’Immeuble Yacoubian », en 2002, alors qu’il était moins connu, moins honni par les islamistes aussi, il avait assisté à des prêches de ces fous de Dieu. « Le processus était le même : les “Occidentaux” étaient rendus responsables de tous les maux. C’est avec ce raisonnement que les radicaux préparent un musulman à devenir islamiste, puis djihadiste. Et c’est encore la même logique qui est à l’oeuvre dans les discours de l’extrême droite européenne. Ales écouter, tous les musulmans et tous les Arabes sont un danger. »
Une manipulation des haines intrinsèquement liée aux théories complotistes qui submergent les réseaux sociaux, explique Aswany. « Il n’y a pas de dictateur sans complot, ce plan dangereux, secret et donc e rayant qui va faire de l’homme fort un rempart, un protecteur du peuple. » L’écrivain s’étonne tout de même de la faculté des gens à croire authentiques « les Protocoles des Sages de Sion », ce texte antisémite grossier commandé par les services du tsar de Russie au début du xxe siècle. « Mais à chaque fois que j’ai critiqué publiquement ce texte, des islamistes me sont tombés dessus : ils ont besoin d’un ennemi et de prétextes pour étayer leurs propos, aussi peu crédibles soient-ils. »
Cela fait des années qu’Alaa El Aswany est devenu leur cible en Egypte. Et depuis la révolution de 2011, également celle du régime militaire. Mais c’est avec « J’ai couru vers le Nil », sorti en 2018, qu’il a signé sa condamnation à l’exil. Dès l’écriture des premiers chapitres de ce roman qui retrace la révolte de la place Tahrir contre Hosni Moubarak et qui dénonce les gesticulations des a dés du régime pour le maintenir en place, l’écrivain a su qu’il devrait quitter le pays. « Je venais de finir le deuxième chapitre, lorsque j’ai annoncé à mon épouse qu’il serait impossible de rester. Je le savais. Mais c’est ainsi, on a le devoir d’écrire ce qu’on pense. »
Quelle est la place des intellectuels dans un régime autoritaire ? Dans « le Syndrome de la dictature », Aswany ne fait preuve d’aucune indulgence à leur égard. Il raconte ainsi la cour dégradante faite autrefois à Kadhafi par certains écrivains, candidats à un prix littéraire libyen largement doté. Ou encore les enveloppes mensuelles pour acheter la complaisance des intellectuels égyptiens, distribuées par le ministre de la Culture sous Moubarak. « Seul un homme privilégié, qui a pu accéder à une meilleure éducation que la majorité du peuple, peut devenir un intellectuel dans nos contrées. Cela crée une grande responsabilité. » Aswany ne conteste pas la di culté à faire face aux menaces d’emprisonnement, de torture. Mais il renvoie à l’expérience de Soljenitsyne, Gramsci ou Thomas Mann. « Lorsque Hitler arrive au pouvoir, l’écrivain allemand se tait d’abord durant trois années. Mais arrive le moment où garder le silence lui devient impossible, malgré les retombées inévitables. C’est une inspiration pour moi. »
Face à la dictature, Aswany ne conçoit finalement qu’une seule échappatoire, « quel que soit le chaos qu’elle entraîne » : la révolution. Témoin privilégié de la sanglante répression des manifestants égyptiens qui, depuis 2011, tentent de renverser le régime militaire, l’écrivain n’en démord pas. « Que possédons-nous en tant que révolutionnaires ? Seulement nos idées, nos rêves et notre courage. Nos armes sont morales face à des régimes qui ont tous les moyens pour nous écraser. » L’écrivain en appelle à l’Histoire, et s’accroche à la mémoire des révolutions qui, de Paris à Moscou, ont eu à connaître de nombreux et douloureux soubresauts avant d’accoucher d’un changement plusieurs décennies plus tard. « Dix à vingt millions d’Egyptiens ont participé à la révolution de 2011. Ces jeunes n’oublieront jamais l’espoir né place Tahrir. Ils restent fidèles à l’esprit révolutionnaire. La dictature prendra fin », veut-il croire. ■
Ecrivain mondialement connu, ALAA EL ASWANY, né en 1957, est l’auteur du best-seller « l’Immeuble Yacoubian » (2006), porté à l’écran par Marwan Hamed, ou de « Chicago » (2007). Opposant farouche au régime militaire du général Sissi, il a écrit en 2018 « J’ai couru vers le Nil ». Il publie aujourd’hui un essai : « le Syndrome de la dictature », chez Actes Sud.