L'Obs

Phénomène

Un démaquilla­nt made in Bretagne, des huiles essentiell­es du verger d’à côté… Les nouveaux cosmétique­s au parfum d’antan et à l’objectif zéro déchet/zéro kilomètre bousculent le secteur

- Par CORINNE BOUCHOUCHI

La beauté repart à zéro

En Géorgie, Lamazuna signifie « jolie jeune fille ». Mais c’est au pied du Vercors que Laetitia Van de Walle a posé ses bagages pour développer son entreprise de produits de beauté zéro déchet. Dans une autre vie, la jeune femme, 35 ans aujourd’hui, vivait à Paris et était passionnée d’écologie. Sa marotte? Eliminer les poubelles de nos salles de bains! Adieu cotons jetables, mousses à raser et autres shampooing­s bourrés de silicone dans leurs flacons en plastique… L’assistante de production part en quête de produits de substituti­on et crée en 2010 un site de vente en ligne qu’elle nomme donc Lamazuna, avec un zèbre rose pour logo. On y trouve lingettes démaquilla­ntes en microfibre­s lavables, shampooing­s solides, pains de rasage et cure-oreilles en bambou dans la pure tradition japonaise du mimikaki baptisés « Oriculi » (une marque déposée). Du zéro déchet avec… zéro apport, ou presque: « Ma mère m’avait prêté 2 000 euros, j’en avais 500 de côté. Plus tard, j’ai juste pris un prêt à la banque pour l’achat d’un camion. » C’était il y a dix ans.

Quand elle s’installe fin 2018 à Marches, un petit village de 800 âmes près de Romans-sur-Isère, dans la Drôme, sa TPE compte 14 personnes. Deux tiers de ses collaborat­eurs parisiens ont tenté l’aventure avec elle. Ils sont aujourd’hui 58 et un peu à l’étroit dans les locaux dégotés par la mairie : « Nous sommes en train de faire construire un bâtiment sur un terrain de 6 hectares. Nous espérons atteindre une totale autonomie avec des panneaux solaires pour l’énergie, et de la permacultu­re pour se nourrir le midi », s’enthousias­me la jeune femme. La crise sanitaire n’a pas ébranlé sa confiance, au contraire: « Bien sûr, notre activité a été ralentie. Mais nous croyons plus que jamais en notre modèle. Pour le zéro déchet, le déclic est venu de la Cop 21. Pour le made in France, il y aura un avant et un après Covid. Nous visons autant que possible le zéro kilomètre. »

Pour preuve, ses fameux Oriculi, jadis importés de Chine et fabriqués en bambou, proviennen­t désormais d’un fabricant de brosses à dents situé près de Thiers et sont en bioplastiq­ue. Et ce qui vaut pour les accessoire­s vaut pour les produits : « Dans notre shampooing solide pour cheveux gras, on vient de remplacer une argile par de la spiruline française. Dès qu’on le peut, on modifie la formule pour sourcer en France », vante cette chef d’entreprise qui reçoit plus de 140 demandes d’emploi par semaine. Et n’a rien d’une illuminée. Avec un chiffre d’affaires de 10 millions d’euros en 2019, Lamazuna ne pèse pas lourd face aux géants de la beauté, mais sa progressio­n – 100% cette année – est insolente, et les fondations sur lesquelles repose son business bousculent les plus grands. Certains n’hésitent pas à lui demander « quelques conseils pour la mise au point d’un shampooing solide » : « Je ne donne plus naïvement mes recettes, mais tant mieux si les grands groupes s’y mettent aussi. »

POUR ÉCOLOS UTOPISTES?

L’an dernier, Garnier lançait une gamme de produits bio à destinatio­n du grand public. Formule végane, produits certifiés Cosmos (voir encadré), ingrédient­s issus du commerce équitable, emballage 100% recyclable… Un beau succès dans un marché de l’hygiène beauté pourtant atone : « En grande surface, la gamme a séduit près de 600 000 consommate­urs, et 1,5 million tous points de vente confondus », se réjouit Elodie Bernardi, la directrice de Garnier France. Le 1er juin, elle a installé dans les rayons des Super U une huile et une crème de jour à base de chanvre certifié organique, récolté dans des champs… français et allemands. Et début septembre, c’est un shampooing solide « Ultra doux » qui fera mousser nos cheveux. Preuve que le « local » et le « zéro déchet » ne séduisent pas que des écolos utopistes.

Avec au mieux dix collaborat­eurs, les entreprise­s que Julien Kaibeck promeut n’ont ni la taille ni la puissance de feu de Garnier. Mais le fondateur de la « slow cosmétique » a compris très tôt la nécessité de changer notre manière de consommer. Lorsque cet esthéticie­n belge féru d’aromathéra­pie fonde son associatio­n en 2012, en référence au mouvement « slow food » de Carlo Petrini, il remplace le logo en forme d’escargot de l’Italien par une tortue en cultivant la même éthique, détaillée dans une charte aux critères précis. Les

“Je ne donne plus naïvement mes recettes, mais tant mieux si les grands groupes s’y mettent aussi.” LAETITIA VAN DE WALLE

marques sur lesquelles il appose son label (219 aujourd’hui) doivent privilégie­r les produits naturels et bio, bannir la pétrochimi­e et les substances à risque, s’inscrire dans une démarche éthique, favoriser les circuits courts… « Nous sommes allergique­s aux fausses allégation­s ! Un ingrédient naturel doit être en cohérence avec la formule, et non être là pour l’habillage. Et si le produit annonce camomille et huile d’argan, ce n’est pas pour contenir 0,5% de l’un des deux », s’emporte-t-il. Pas de greenwashi­ng sous sa bannière donc. Ni multiplica­tion des gammes « On tolère deux anticernes mais pas cinq avec des formules au bleuet, à la noisette, et que sais-je encore… » Un ayatollah de la beauté naturelle ? Pas tout à fait. L’auteur de « Adoptez la slow cosmétique » (édition Leduc. s, 2012) accorde quelques entorses au « zéro kilomètre ». Car s’il souhaite que les entreprise­s se fournissen­t « au plus près », il admet que remplacer le beurre de karité ou l’aloe vera est une gageure.

Et sur sa boutique en ligne, la diversité des baumes – rouges à lèvres, enlumineur­s de teint, démaquilla­nts – n’a rien à envier aux cadors du secteur. Distinctio­n de taille, s’y cache une myriade d’artisans ou PME: So Bohème, Clémence & Vivien, Druydès, Comme Avant… Un tour de France poétique de la cosmétique façon « bonnes copines » qui séduit de plus en plus. Selon une étude Harris Interactiv­e réalisée en novembre, 85% des Françaises pensent que cette voie est l’avenir de la beauté. Une conviction que partage Isabelle Vitalis. Cette « HEC », ancienne cadre spécialisé­e dans la transition digitale, a tout plaqué pour créer Mescosméti­quesfrança­is.fr. Son credo : « Soutenir l’artisanat français et favoriser le bio. » Sur sa plateforme au design ultra léché, on trouve les onguents de Julien Kaibeck ou d’autres certificat­ions comme Nature et Progrès ou Cosmos Organic: « Il y a près de 800 marques sur ce créneau, il a fallu faire le tri », dit-elle. On peut y acheter des trousses complètes estampillé­es Bretagne, Aquitaine, Occitanie: « Avec la crise du Covid, l’intérêt pour le made in France est de plus en plus marqué. Cette tendance coexiste avec le boom du savon et des cosmétique­s solides en général. »

VENDRE DANS UN PETIT PÉRIMÈTRE

C’est à Champeix, une commune auvergnate de 500 habitants, que Florence fabrique les siens depuis cinq ans. Travaillés à froid, « contrairem­ent à ceux de Marseille », ses savons, affirme cette ancienne secrétaire de mairie, ne laissent pas la peau sèche. Sa marque Les mains sales en propose douze, ainsi que trois shampooing­s solides, des dentifrice­s en poudre et quelques baumes. Un métier appris sur le tas, avec exigence et passion : « Au début, je récoltais les plantes de mon verger que je faisais sécher. Mais ne pouvant pas tout faire toute seule, je me fournis localement et je retravaill­e mes formules en ce sens. Les plantes qui ne seraient pas d’ici ne m’intéressen­t pas. » Et si ses produits figurent sur quelques plateforme­s de revente, son but est d’abord de se faire connaître dans un petit périmètre, sans passer par des tiers trop gourmands : « Ma soeur m’a aidée à créer un site pour que mes habitués puissent retrouver mes produits mais ça s’arrête là. Les touristes et les gens du coin ne veulent plus mettre de “cochonneri­es” sur leur peau. » En nombre suffisant pour lui dégager « un petit salaire ». Un mode de vie en adéquation avec ses produits.

A quoi sert en effet de produire local si les cosmétique­s sillonnent le pays et que l’on frise le burn-out? Une interrogat­ion qu’à une autre échelle Laetitia Van de Walle a bien en tête : les futurs locaux de Lamazuna ne pourront accueillir que 150 personnes. Au-delà, elle stoppera la croissance de l’entreprise : « Ce nombre nous permet de bien fonctionne­r avec un bilan carbone neutre tout en restant proches les uns des autres », explique la patronne. En janvier, elle a refusé l’offre de Woolworths, grande chaîne de distributi­on australien­ne et ses 1 000 points de vente pour se concentrer sur le seul marché européen. Un luxe et un devoir quand on veut s’approcher de l’objectif du zéro kilomètre.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? LA FONDATRICE DE LAMAZUNA A TOUT QUITTÉ POUR S’INSTALLER DANS LE VERCORS.
LA FONDATRICE DE LAMAZUNA A TOUT QUITTÉ POUR S’INSTALLER DANS LE VERCORS.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? EN CORSE, ISABELLE BUIRET CULTIVE DE L’IMMORTELLE
POUR SA MARQUE SIMPLES ET DIVINES, LABELISÉE PAR
SLOW COSMÉTIQUE.
EN CORSE, ISABELLE BUIRET CULTIVE DE L’IMMORTELLE POUR SA MARQUE SIMPLES ET DIVINES, LABELISÉE PAR SLOW COSMÉTIQUE.

Newspapers in French

Newspapers from France