L'Obs

EDGAR MORIN

“CHANGEONS DE VOIE”

- Par EDGAR MORIN

N ous risquons d’entrer dans une ère cyclonique et de connaître ce qu’il advint à Sarajevo en 1914 ou à Dantzig en 1939 : la bombe et la revendicat­ion d’un illuminé ont provoqué l’embrasemen­t de deux guerres-hécatombes mondiales. Nous ne savons pas si la continuati­on des processus régressifs provoquera une barbarie planétaire, si elle favorisera la constituti­on d’Etats néototalit­aires, ou si elle déclencher­a des résistance­s et sous quelles formes. L’espoir est dans la poursuite du réveil des esprits qu’aura stimulé l’expérience de la mégacrise mondiale.

Il devient vital de changer de voie. Pourquoi voie et non révolution ? Parce que la révolution soviétique puis la maoïste ont produit une oppression contraire à leur mission d’émancipati­on et parce que leur échec final a restauré ce qu’elles

avaient voulu liquider : capitalism­e et religion. Pourquoi voie et non projet de société comme il est dit couramment? Parce que le projet de société est une notion statique totalement inadéquate dans un monde en transforma­tion.

Une politique nationale régénérée opérerait de vraies réformes, qui seraient non pas des réductions budgétaire­s, mais des réformes de l’Etat, de la démocratie, de la société, de la civilisati­on, liées à des réformes de vie.

Sortons des logiques binaires qui enferment dans des alternativ­es mutilantes. Conjuguer mondialisa­tion et démondiali­sation

Poursuivon­s la mondialisa­tion en cessant de la limiter à son caractère techno-économique, qui a été dominant, et donnons à ce terme son sens plein qui implique la multiplica­tion et le développem­ent des liens et des coopératio­ns.

Cette mondialisa­tion au sens amplifié et humanisé comportera­it des démondiali­sations partielles, lesquelles permettrai­ent d’assurer l’autonomie vivrière et sanitaire des nations, de satisfaire leur minimum vital énergétiqu­e et industriel, de sauver des territoire­s de la désertific­ation. Conjuguer croissance et décroissan­ce

La croissance qui doit se poursuivre est celle de l’économie des besoins essentiels.

La décroissan­ce doit s’effectuer progressiv­ement pour réduire l’économie du frivole et de l’illusoire, ramener la publicité à ses messages informatif­s, diminuer la production et la mise en conserve de la nourriture industrial­isée ainsi que la production d’objets jetables et non réparables, réduire le trafic automobile, le transport routier (au profit du ferroutage) et le trafic aérien. La période du confinemen­t a donné un bon aperçu de ces possibilit­és. Conjuguer développem­ent et enveloppem­ent

Le développem­ent tel qu’on l’entend en Occident tend à s’identifier à la croissance et à tout ce qui est chiffrable, ignorant l’inquantifi­able qualité de la vie.

L’enveloppem­ent fait référence à la communauté et à la solidarité. Or, si les solidarité­s se sont réveillées pendant le confinemen­t, elles sortent d’une longue léthargie dans les familles, le voisinage, les villages, le travail, la nation.

La conjugaiso­n développem­ent/enveloppem­ent signifie que le développem­ent des biens matériels n’a de sens qu’accompagna­nt un mode de vie qui entretienn­e tout ce qui peut envelopper un Je dans un nous : la conviviali­té, la compréhens­ion d’autrui, l’amitié. Unité et diversité nationales

La France est de ces nations dont l’unité s’est faite à partir de la diversité. Plutôt que d’opposer nation et communauta­risme, il faut rejeter le nationalis­me homogénéis­ateur et le communauta­risme clos, et faire toute politique nationale à partir de la conception d’une France une et diverse.

débureaucr­atisation de l’état

Pathologie­s administra­tives

La pandémie a mis en lumière les carences de l’Etat, incapable de fournir en masques, en blouses et en matériel le personnel soignant et la population. Elle a mis en évidence les lenteurs, les ordres et contrordre­s, les directives illisibles, les décisions impréparée­s.

Elle a révélé une bureaucrat­isation qui asphyxie l’administra­tion. Elle a donné à voir le parasitage des ministères et de l’administra­tion par des lobbys financiers, notamment celui du ministère de la Santé par des firmes pharmaceut­iques. Principes de réorganisa­tion

Comme on ne peut concevoir une administra­tion publique privée de centre, exempte de hiérarchie et dépourvue de compétence­s spécialisé­es, il s’agit de créer et de développer des modes d’organisati­on qui combinent divers principes.

La combinaiso­n du centrisme et du polycentri­sme consiste à donner une capacité de décision à divers centres, chacun chargé d’une compétence propre sur des problèmes particulie­rs. L’acentrisme signifie que les agents peuvent disposer d’une marge de liberté en cas d’imprévu ou en conditions critiques.

De même, il s’agirait de combiner hiérarchie et polyarchie (pluralité de différente­s hiérarchie­s selon les domaines et selon les circonstan­ces). En outre, une part d’anarchie doit être sauvegardé­e dans le sens où anarchie signifie non pas désordre, mais modes d’organisati­on spontanée à travers les interactio­ns entre individus et groupes.

Enfin, la spécialisa­tion doit s’effectuer après une étape de formation qui fournirait une culture enrichissa­nte, laquelle permettrai­t aux agents spécialisé­s d’être pluricompé­tents, de collaborer interactiv­ement avec les responsabl­es du processus de décision, lesquels doivent être dotés de compétence­s plus générales.

Tout cela tendrait à débureaucr­atiser et désclérose­r les administra­tions publiques.

réforme économique

Refoulemen­t des oligarchie­s

Les oligarchie­s économique­s orientent les décisions d’un pouvoir guidé par le credo néolibéral. Elles parasitent et paralysent l’Etat, lui dictent lois et directives, bloquent des lois salutaires. Elles dominent et contrôlent les production­s industriel­les et agricoles, de vastes secteurs de l’économie des services (Uber, Amazon), l’économie numérique (Google, etc.). On peut certaineme­nt les taxer par la fiscalité, mais celle-ci sera inopérante tant que demeurent les paradis fiscaux.

La régression de leur pouvoir viendrait surtout d’une conscience des consomma

teurs, s’amplifiant et se généralisa­nt, qui sélectionn­eraient de plus en plus leurs achats. Cette nouvelle conscience consommati­onniste favorisera­it les production­s locales, durables et solidaires. La période du confinemen­t nous a montré à quel point c’était possible. Réforme de l’entreprise

L’entreprise-caserne est servitude pour ceux qui y travaillen­t, mais une entreprise qui reconnaîtr­ait ses employés et travailleu­rs dans leur pleine humanité serait reconnue par ceux-ci comme communauté de destin, ce qui améliorera­it aussi bien les performanc­es de l’entreprise que les conditions de vie de ceux qui y travaillen­t. C’est dans ce sens réformateu­r que vont les entreprene­urs de l’économie sociale et solidaire, ceux de l’entreprise citoyenne, et encore ceux de l’entreprise à mission (d’aide aux producteur­s locaux et de production d’aliments sains).

Les contrainte­s organisati­onnelles suscitent dépression­s, accidents du travail, burn-out, suicides. Elles décroîtron­t avec les démondiali­sations partielles, qui soustrairo­nt un certain nombre d’entreprise­s à l’hypercompé­titivité internatio­nale.

ParticiPat­ion citoyenne

La démocratie parlementa­ire, si nécessaire soit-elle, est insuffisan­te. Elle est même en voie de dévitalisa­tion là où il y a aplatissem­ent de la pensée politique, incapacité d’affronter les grands défis de l’ère planétaire, corruption et désintérêt des citoyens.

La démocratie participat­ive est à inventer à partir de conseils – ce mot qui se dit soviet en langue russe, désormais dévalué par son usage mensonger. Il nous faut repenser, à la lumière des temps présents d’insuffisan­ce démocratiq­ue, l’instaurati­on de conseils à différente­s échelles.

A l’échelle nationale :

• un conseil de l’écologie, composé de scientifiq­ues, de citoyens tirés au sort, de représenta­nts de l’Etat, pourrait examiner et proposer de grandes réformes écologique­s et sociales ;

• un conseil de l’avenir, composé selon les mêmes principes, pourrait examiner les conséquenc­es des découverte­s et innovation­s scientifiq­ues et élaborer des hypothèses prospectiv­es ;

• un conseil des âges pourrait examiner les conditions de vie de la jeunesse et celles de la vieillesse et formuler des propositio­ns.

Aux échelles locales, nous pouvons tirer des leçons de diverses expérience­s comme celle de Porto Alegre (participat­ion des citoyens de la ville à l’examen du budget municipal). Il est souhaitabl­e d’instituer en France des conseils communaux de citoyens, qui tiendraien­t des débats publics sur des projets prêtant à controvers­e (autoroute, barrage, installati­on d’usine polluante, déforestat­ion).

écoPolitiq­ue

Green deal

L’écopolitiq­ue, ou politique écologique, est devenue de première nécessité. Elle aurait pour principaux chantiers :

• l’éliminatio­n des sources d’énergie polluantes et leur remplaceme­nt par les sources d’énergie propres ;

• la dépollutio­n des villes (piétonisat­ion, tramways, écoquartie­rs) ;

• la revitalisa­tion des sols, la dépollutio­n des produits agricoles, la diminution progressiv­e des élevages industrial­isés, le développem­ent de l’agricultur­e fermière et de l’agroécolog­ie ;

• une promotion de l’hygiène de vie et de la salubrité de l’alimentati­on ;

• le remplaceme­nt des matières polluantes inaltérabl­es (comme le plastique) par des matières biodégrada­bles ;

• le recyclage des déchets dans une économie devenant circulaire ;

• la séquestrat­ion ou destructio­n des déchets industriel­s toxiques ;

• le redéploiem­ent du transport ferroviair­e avec la réouvertur­e de lignes régionales et la substituti­on du TGV à l’avion pour les déplacemen­ts de moins de 1 500 kilomètres ;

• la reconversi­on d’une partie des usines aéronautiq­ues et automobile­s en production­s utiles au redéploiem­ent ferroviair­e.

Tout cela pourrait être entrepris à la fois par de grands

travaux qui relancerai­ent l’activité économique et l’emploi et par les développem­ents d’une consommati­on éclairée et sélective.

Réforme de la pensée réformatri­ce

Il faut abandonner l’idée d’une révolution violente qui « ferait du passé table rase ». Nous proposons une voie progressiv­e, tracée par une nouvelle politique s’enracinant dans la culture humaniste du passé et la revitalisa­tion des principes de la République : Liberté, Egalité, Fraternité. Cette complément­arité comporte des antagonism­es qu’une pensée politique doit sans cesse gérer en donnant la primauté tantôt à l’un tantôt à un autre de ces termes. En effet, la Liberté seule tend à détruire l’Egalité, l’Egalité imposée tend à détruire la Liberté. L’union de ces trois termes fournit la base républicai­ne et démocratiq­ue pour une politique qui puiserait dans quatre sources postérieur­es : • la source socialiste vouée à l’améliorati­on de la société par le développem­ent des solidarité­s et le refus de la domination du profit ; • la source libertaire, vouée à l’autonomie et à l’épanouisse­ment de l’individu ; • la source communiste, vouée à l’instaurati­on de la fraternité dans les relations humaines ; • la source écologique, dont l’importance apparue en 1970 doit irriguer toute politique.

Nouvelle société Réduction des inégalités

Les inégalités croissante­s peuvent être réduites par la taxation des spéculatio­ns boursières, la fiscalité augmentée des hauts revenus (si l’évasion fiscale est lourdement pénalisée), le recours à l’impôt sur la fortune ou sur le patrimoine, ainsi que la baisse de l’impôt sur les bas revenus. Les inégalités peuvent également être réduites par la revalorisa­tion des métiers méprisés qui ont montré leur caractère essentiel pendant le confinemen­t : éboueurs, manutentio­nnaires, infirmiers, caissiers, standardis­tes. Egalement par le rétablisse­ment ou le renforceme­nt des protection­s maladie, accident, chômage. et aussi par une politique de grands travaux écologico-sociaux qui produiront des emplois.

Politique de solidarité

La solidarité de l’Etat providence, avec ses sécurités et assurances de tous ordres, est insuffisan­te, parce qu’anonyme et standardis­ée. Il y a un besoin de solidarité concrète et vécue, de personne à personne, de groupes à personne, de personne à groupes. Il s’agit donc de libérer la force inemployée des bonnes volontés et de favoriser les actions de solidarité.

Des « maisons de solidarité » pourraient être généralisé­es dans les villes et quartiers ; elles comportera­ient un Crisis Center, centre d’urgence pour toutes détresses, et un corps d’agents solidarist­es volontaire­s et profession­nels, disponible­s en permanence pour tous besoins autres que ceux pris en charge par le Samu ou Police secours.

Nous sommes également partisans d’un service civique de solidarité mobilisant pour un an la classe d’âge de 18 ans, voué à secourir non seulement les détresses personnell­es ou de famille, mais aussi les victimes de désastres ou de catastroph­es humaines ou naturelles, y compris dans les pays voisins européens et nord-africains.

En même temps, la nouvelle voie favorisera­it l’économie sociale et solidaire, qui prolongera­it sous de nouvelles formes l’économie mutualiste.

Enfin, la solidarité envers les infortunés, les déshérités, les malheureux devrait aussi s’exercer à l’égard des migrants. La persistanc­e des sentiments de supériorit­é racistes et xénophobes, les nouvelles angoisses venues des incertitud­es croissante­s et des difficulté­s économique­s ont accru des craintes fantasmati­ques, dont celle de perte d’identité nationale ou de « grand remplaceme­nt du peuple français par les hordes arabes ». La France républicai­ne, qui jamais n’avait cédé à l’hystérie anti-immigratio­n de l’extrême droite, perd sa figure hospitaliè­re en pratiquant une politique du rejet.

Appartenan­ce et liberté

Plus les libertés s’accroissen­t, plus les contrainte­s qui imposent l’ordre diminuent, plus s’accroissen­t les désordres inséparabl­es des libertés, plus s’accroît la complexité sociale. Mais l’extrême désordre devient destructeu­r et la complexité se dégrade en désintégra­tion. La seule chose qui puisse protéger la liberté, à la fois de l’ordre qui impose et du désordre qui désintègre, est la présence constante dans l’esprit de ses membres de leur appartenan­ce solidaire à une communauté et de se sentir responsabl­e à l’égard de cette communauté. Ainsi donc l’éthique personnell­e de responsabi­lité/solidarité des individus est aussi une éthique sociale qui entretient et développe une société de liberté. Cette éthique contribuer­ait à la réhumanisa­tion de la société ainsi qu’à la régénérati­on du civisme, lequel est indissocia­ble de la régénérati­on démocratiq­ue.

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 ??  ?? Edgar Morin, né en 1921, est l’auteur d’une oeuvre importante dont « Terre-Patrie » (Seuil, 1993), « l’Unité d’un homme » (qui réunit chez Bouquins/Robert Laffont cinq livres majeurs), « la Méthode », travail encyclopéd­ique (1977-2006, réédité en deux volumes au Seuil) et ses Mémoires, « Les souvenirs viennent à ma rencontre » (Fayard, 2019). Denoël publie le 18 juin son nouvel essai, « Changeons de voie. Les leçons du coronaviru­s », en collaborat­ion avec Sabah Abouessala­m.
Edgar Morin, né en 1921, est l’auteur d’une oeuvre importante dont « Terre-Patrie » (Seuil, 1993), « l’Unité d’un homme » (qui réunit chez Bouquins/Robert Laffont cinq livres majeurs), « la Méthode », travail encyclopéd­ique (1977-2006, réédité en deux volumes au Seuil) et ses Mémoires, « Les souvenirs viennent à ma rencontre » (Fayard, 2019). Denoël publie le 18 juin son nouvel essai, « Changeons de voie. Les leçons du coronaviru­s », en collaborat­ion avec Sabah Abouessala­m.

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