Changer la vie ?
Pendant quelque huit semaines, la France s’est arrêtée de travailler et certains ont comparé cette situation à Mai-68, quand le désir de vivre a fait passer l’économie au second plan. L’Insee a d’ailleurs fait remarquer que la baisse de la production au premier trimestre, en recul de 5,8%, avait été plus forte que celle enregistrée au deuxième trimestre de 1968. Celui qui est en cours pulvérisera ces chiffres : la chute pourrait être de 20%. La référence à Mai-68 est évidemment cocasse. Il s’agissait hier de se plonger dans l’ivresse fiévreuse des manifestations. Aujourd’hui, il a fallu rester confiné chez soi, dans une espèce d’exil intérieur. Pour autant, le confinement a été largement soutenu par les Français, qui l’ont approuvé à 80%. Outre la peur du virus, il a offert une manière de communion symbolique à une société devenue individualiste, méfiante à l’égard d’autrui, très différente de celle de 1968, mais qui a été à son tour galvanisée par l’interruption générale de l’activité.
Les économistes se sont beaucoup inquiétés de la situation psychologique des Français (la hausse de l’épargne accumulée pendant le confinement a été considérable : presque 60 milliards d’euros ont été thésaurisés). Etaientils devenus dépressifs? Les chiffres de l’Insee les ont rassurés. Dès la sortie du confinement, la consommation s’est redressée. Les Français se sont dépêchés d’acheter ces biens d’équipement dont le confinement leur a fait sentir l’utilité. En 1968, Pompidou avait rouvert les pompes à essence pour que les Français partent en vacances. Edouard Philippe les rassure à son tour avec la réouverture des commerces. La consommation reste certes toujours 6% plus basse qu’en moyenne, et une nouvelle chute ne peut être exclue, mais le désir de laisser la vie reprendre son cours semble tout à coup irrépressible.
Un film culte en Mai-68, « la Reprise du travail aux usines Wonder », montrait le désarroi d’une femme qui ne voulait pas recommencer à travailler. Aujourd’hui c’est surtout la peur de perdre son emploi qui taraude les Français et alimente le désir de reprendre le travail. Le confinement a déjà provoqué une poussée totalement inédite du nombre de chômeurs recensés par Pôle Emploi. 870 000 nouveaux chômeurs de catégorie A (sans aucune activité) ont été enregistrés, ce qui porte le total à 4,5 millions de personnes. Le précédent record, atteint en novembre 2015, était de 3,7 millions. L’essentiel de la hausse vient du basculement des chômeurs ayant une activité réduite vers ceux qui n’en ont aucune. Cela veut dire que les « petits boulots » ont été étouffés. Le fait marquant est surtout que l’augmentation des demandeurs d’emploi doit moins à la hausse des licenciements qu’à la contraction violente des embauches. Si la tendance se prolongeait, l’automne pourrait être marqué par les pires statistiques jamais enregistrées, avec l’arrivée massive des jeunes sur le marché de l’emploi.
Pourra-t-on y échapper? Les données de l’emploi américain du mois de mai ont surpris les analystes. Il semblerait que l’hémorragie de chômeurs soit interrompue : contre toute attente, le chômage aurait déjà entamé sa décrue. La promesse d’une reprise en V a enflammé la Bourse. En France, la baisse rapide du nombre de patients touchés par le Covid a également constitué une très bonne surprise. Si le virus devait rester d’intensité faible à la rentrée, la conflagration qui a été annoncée pourrait être évitée. Le Covid resterait alors dans les annales comme une autre de ces crises qui viennent, tous les dix ans, fracasser les économies et auxquelles il faudrait s’habituer… Si le virus devait à l’inverse revenir en force à la rentrée, les ajustements à la marge ne suffiraient plus. Il faudrait s’installer, jusqu’à la découverte d’un vaccin, dans un monde totalement nouveau. Il deviendrait impératif de remettre en question la gestion à flux tendu des hommes et des marchandises, de repenser radicalement la manière de gérer l’espace social, les transports en commun, l’organisation du travail. Et la promesse de Mai-68, changer la vie, pourrait paradoxalement resurgir…