LE RABAT JOIE DES CASSANDRES
J e peux comprendre ceux qu’affole la généralisation du port du masque dans l’espace public. Il faut dire qu’on n’avait jamais rien vu d’aussi e rayant depuis l’invention du pansement « genou et coude » extensible, de l’attelle poignet-pouce, du patch coricide antidurillon et du déambulateur.
Ils imaginent une société du masque, hygiéniste et déshumanisante ; bouches dissimulées, voix étou ées. Le sourire de la boulangère escamoté. Le professeur empêché, le savoir bâillonné, la transmission anéantie, comme un poème de Victor Hugo qu’un linceul, grand public et lavable 20 fois, réduit à quia. Ils entendent déjà le bruit des bottes sanitaires qui fouleront nos libertés désinfectées. Horreur ! Horreur ! Horreur !
Sarcastique, moi ? Un peu. Je dois avouer qu’en lisant la prose de quelques apocalyptiques prophètes d’une société masquée, donc défigurée, partant totalitaire, je suis parfois un peu dubitative. Il me vient même des « faudrait quand même pas exagérer ». Ou, plus grave encore, des « il faut raison garder ». Sans doute regretterai-je plus tard mon aveuglement. Je suis d’ailleurs d’ores et déjà gênée : je crains de ressembler à « l’homme sensé » que j’ai toujours détesté.
« L’homme sensé » ? On le rencontre dans le « taume 2 » de la « Rubrique-à-brac » de Gotlib. C’est le spécialiste de la douche froide qui calme sans relâche les ardeurs des « incorrigibles rêveurs », qui « cloue le bec » de ceux qui se montrent trop imaginatifs et inventifs. « Alors là, vous êtes en pleine science-fiction, mon cher ! » leur rétorque-t-il immanquablement quand ils s’enflamment. Gotlib imagine « l’homme sensé » rabrouant ainsi Galilée,
Newton ou Pasteur. Et, cum grano salis, recommande aux enfants de se méfier des « flots bleus de l’imagination » et de manger de la soupe pour devenir un adulte accompli délivré des fariboles à la Jules Verne.
S’il y a bien, en e et, quelque chose chez moi de ce triste sire, je dois quand même préciser, pour ma défense, qu’il y a des di érences notables entre « l’homme sensé » d’autrefois et celui d’aujourd’hui.
C’est en 1969, dans une émission consacrée à Apollo 11, donc aux premiers pas sur la Lune, que Gotlib avait repéré ce « caractère ». Il y avait, sur le plateau, des hommes de science excessivement sérieux, sensés donc, et un présentateur exalté par l’aventure spatiale, qui se fit sécher par l’un deux : « Alors là, mon cher, vous êtes en pleine science-fiction. »
Cinquante ans plus tard, le contexte est tout autre, et l’avenir n’est plus ce qu’il était. « L’homme sensé » ne parlerait plus de « science-fiction », ce mot n’a plus rien de péjoratif, mais de « dystopie ». Ce terme autrefois rare et savant est désormais d’usage courant : il trône en majesté dans les programmes scolaires, il nourrit la littérature et les films pour adolescents (« Hunger Games », « Divergente ») et les séries pour tous (« la Servante écarlate »). Depuis 1969, une bonne part de l’imagination est passée du côté obscur, les rêveurs d’autrefois cauchemardent, la moindre innovation laisse présager des jours orwelliens, les lendemains déchantent.
En somme, si l’homme sensé de 2020, celui que je crains de devenir, est toujours aussi pénible, restrictif et terre à terre, il s’est adapté au monde d’aujourd’hui. Ainsi a-t-il trouvé une manière inédite d’être rabat-joie : en n’étant pas parfaitement pessimiste, par exemple. Quel sinistre individu…