Crise économique
Face à la récession liée au Covid-19, l’OCDE dresse deux scénarios. Laurence Boone, chef économiste de l’organisation internationale et ex-conseillère de François Hollande, les commente pour “l’Obs” et se félicite du tournant politique européen
« Le plan de relance européen est un pas de géant » : entretien avec Laurence Boone, de l’OCDE
L’OCDE vient de publier ses prévisions de croissance, un exercice compliqué compte tenu de la pandémie. Comment se présente la situation, notamment pour la zone euro ?
Pour la première fois, nous avons décidé de publier deux scénarios. Dans le premier, le virus est maîtrisé ; dans le second, l’épidémie reprend à l’automne. Nous cherchons à encadrer les possibles. Même en travaillant avec des épidémiologistes, avec le département santé de l’OCDE, il est di cile de trancher.
Dans les deux cas de figure, la récession sera d’une ampleur sans précédent en temps de paix, avec des e ets durables. Même si certains secteurs redémarrent vite, il ne faut pas se faire d’illusions. D’autres mettront plus longtemps à repartir : tourisme, transport aérien, restauration, événements sportifs et culturels…
Quelle sera l’ampleur de la récession ?
Pour 2020, nous prévoyons un recul de l’activité mondiale entre 6 % (premier scénario) et 7,5 % (deuxième), avant un rebond entre 3 % et 5 % pour 2021. En Europe, le recul est plus important dans les pays où le tourisme, la culture, les loisirs représentent une part importante de la valeur ajoutée. C’est le cas en France, en Italie et en Espagne, où l’on attend –11 % dans le premier scénario et –14 % si le virus repart. Pour l’Allemagne, le ralentissement serait compris entre –7,5 % et près de –10 %. Pour l’ensemble de la zone euro, le choc serait entre –9 % et –11,5 %.
Combien d’années faudra-t-il pour se remettre de la crise ?
Cela dépendra des politiques mises en oeuvre. Les gouvernements, comme les banques centrales, ont réagi avec force et très rapidement. Mais la période devant nous est di cile. Le taux de chômage dans les pays de l’OCDE, de 5,4 % en 2019, devrait atteindre entre 8 % et 10 % en 2021. C’est beaucoup et les gouvernements devront prendre des mesures de soutien de l’emploi, de formation et de réorientation des travailleurs Ils devront aussi aider les entreprises à se consolider ou se restructurer selon les cas.
La zone euro est-elle plus affectée que d’autres régions ?
Oui, notamment parce qu’elle a été la première touchée, après la Chine et d’autres pays d’Asie. L’Europe était peu préparée à ce type de pandémie. C’est là aussi que les mesures de confinement ont été les plus strictes, même si celles-ci ont été un peu mieux adaptées aux situations locales dans les pays fédéraux, comme l’Allemagne.
L’Europe doit maintenant surmonter des divergences économiques internes, entre pays du Nord et pays du Sud. Les régions du Sud sont beaucoup plus a ectées, soit parce qu’elles ont été frappées en premier, soit parce que leur spécialisation sectorielle les défavorise. Les pays les plus touristiques, comme la Grèce, pourtant peu atteinte par le virus, subissent plus lourdement la récession.
L’Europe a-t-elle eu la bonne réaction de politique économique ?
Après la réaction rapide de la BCE et des Etats, le fonds de relance, proposé par la France et l’Allemagne et repris à son compte par la commission von der Leyen est une énorme avancée : pour la première fois, les Européens vont emprunter ensemble sur les marchés, pour avoir une capacité budgétaire plus forte. Cela devrait permettre de réduire les divergences dans la reprise.
Ce plan, baptisé « Next Generation EU », est-il un tournant historique ?
C’est un pas de géant, incontestable
ment. Tous les économistes qui ont travaillé sur l’union monétaire – moi la première −, ont toujours dit qu’il était nécessaire de la consolider avec une capacité budgétaire commune. Le plan prévoit d’accorder des subventions à certains pays, qui en bénéficieront sans que leur dette ne soit alourdie. C’est important. J’espère que ce soutien sera proportionnel au choc subi et que chaque pays aura une réelle liberté de choix dans l’utilisation des fonds : la connaissance du terrain est un gage d’e cacité. Sous réserve, bien sûr, que les dépenses tiennent compte des deux priorités définies par la commission : lutte contre le réchau ement climatique et transition numérique. Comme le répète l’OCDE, ce sont ces investissements qui dessineront notre économie pour les années à venir.
Les divergences des économies postCovid forcent-elles les Etats à accepter une forme de solidarité et de fédéralisme pour éviter un éclatement de la zone euro ?
Dans ce monde qui se fragmente, les pays de la zone euro ont plus que jamais besoin les uns des autres, ce qui explique ce tournant politique. Cela aura aussi des avantages économiques. Ce qui avait fait redémarrer l’Allemagne après la crise financière, c’était la demande chinoise en biens d’équipement. Aujourd’hui, cette demande est divisée par deux : cela change la donne. La dynamique de la reprise dépendra plus des échanges qui vont se faire à l’intérieur de la zone euro. Il est donc dans l’intérêt de tous que les divergences s’amenuisent, que la demande et l’o re augmentent de concert au sein de cette zone. L’annonce du fonds de relance par la commission a eu un e et immédiat. Elle a fait baisser fort et vite les taux d’intérêt, et donc le coût de la dette, pour les économies du sud de l’Europe. C’est un signe de confiance des marchés dans la solidarité européenne qui a un impact instantané sur la reprise.
Les Britanniques évoquent un « moment hamiltonien », en référence à la mutualisation des dettes des Etats d’Amérique en 1790 par le secrétaire au Trésor Alexander Hamilton. En zone euro, on ose à peine prononcer le mot fédéralisme. Qui a raison ?
C’est un sujet qui fait encore débat. Qui dit fédéralisme devrait dire transfert de souveraineté au niveau européen, mais aussi obligation de rendre des comptes au Parlement européen. Pour l’instant, le fonds de relance européen est censé être temporaire. C’est une première pierre. La suite sera-t-elle plus fédérale ? Certains sont enthousiastes, d’autres veulent mieux comprendre les modalités pour avancer. Cela n’en reste pas moins un saut très fort dans l’intégration européenne.
Le durcissement de la guerre commerciale Etats-Unis/Chine pousse-t-il aussi les dirigeants européens à bouger ?
Cette crise montre de manière encore plus nette comment des barrières ou une dépendance trop forte à un pays peuvent être problématiques. Lorsqu’on met des barrières sur des produits médicaux, c’est le monde entier qui manque d’équipements. Et lorsqu’on est trop dépendant d’un Etat, si celui-ci a des di cultés de production, on en pâtit immédiatement. L’OCDE préconise de diversifier les pays pour les chaînes de production. Il faut que la coopération assure le libre-échange de produits médicaux et il est nécessaire de constituer des stocks conséquents pour ceux qui relèvent de notre sécurité. L’avantage d’être dans l’UE, c’est qu’on a un marché unique. C’est une troisième puissance entre Etats-Unis et Chine.
C’est une surprise que l’Allemagne ait accepté une mutualisation des dettes...
L’Allemagne peut être surprenante. Elle nous avait déjà étonnés lorsqu’elle avait décidé d’accueillir les réfugiés en 2015. Mais en réalité, il y a des décennies de travail autour de cette question de la dette commune. C’est parce qu’on en a parlé pendant des années, notamment pendant la crise financière, que cela a pu avancer.
Cette crise du Covid, qui a des conséquences sanitaires, économiques et sociales sans précédent, accélère aussi certaines évolutions dans divers domaines : utilisation d’outils numériques en matière de santé, télétravail, éducation, priorité enfin donnée aux investissements dans le climat (il y a dans beaucoup de pays le sentiment qu’il ne faut pas répéter les erreurs de la crise financière et qu’il faut soutenir les énergies propres), e orts pour réduire les inégalités dont on parlait déjà beaucoup avant la crise, mais qui se creusent. Dernier exemple : la taxation des grandes entreprises numériques, sur laquelle l’OCDE travaille avec les Etats depuis des années. Elle va s’imposer comme une réponse plus évidente à une demande d’équité. Cette crise peut être génératrice de changements positifs.
Il y a aussi des risques... L’Allemagne, avec son plan de relance massif, peut aussi creuser l’écart avec les autres…
C’est pour cela que le plan européen est important. Il ne faut pas que les di érences dans les réponses nationales à la crise génèrent à nouveau des divergences. Il faut qu’on apporte institutionnellement, réglementairement, financièrement de quoi refermer ces fractures. ■