L'Obs

Philosophi­e

- Par Anne Crignon

Bernard Stiegler, enfin décrypté

Hors des murs académique­s mais passé par ceux de la prison dans sa jeunesse, ce philosophe atypique, spécialist­e de l’évolution technique, élabore des solutions pour panser un monde menacé. Rencontre, à l’occasion de la sortie de “Bifurquer”, le nouvel essai qu’il a dirigé

B ernard Stiegler a élu domicile au pays du Grand Meaulnes, dans un moulin du xie siècle rénové par des Compagnons, parmi lesquels un menuisier devenu son ami. Ce philosophe spécialist­e des effets de la technologi­e sur nos vies n’est peut-être pas le plus accessible mais en amitié il donne à l’artisan et au Nobel une chance égale. Et comme il ne conçoit pas la pensée sans l’action, il a lancé il y a quatre ans, avec les habitants de Seine-Saint-Denis, un incroyable laboratoir­e social scruté par-delà les frontières, appelé « Territoire apprenant contributi­f », présenté dans un nouveau livre écrit sous sa direction. Certes, on n’entre pas dans cet ouvrage comme dans son moulin mais le titre, choisi bien avant le grand film de science-fiction mondialisé que nous venons de vivre, reflète bel et bien le programme commun de l’humanité : « Bifurquer ».

Ce précieux travail est l’oeuvre du Collectif Internatio­n, fondé en 2018 à Londres, autour de personnali­tés comme le sociologue Richard Sennett, le mathématic­ien Giuseppe Longo ou Alain Supiot, analyste du travail, ou encore Jean-Marie Le Clézio, prix Nobel de littératur­e et ami de Bernard Stiegler. L’« internatio­n » est cette belle idée esquissée en 1920 par l’anthropolo­gue Marcel Mauss, alors en réflexion sur la SDN, qui deviendra l’ONU, et c’est précisémen­t pour proposer les clés d’une autre économie aux plus hauts fonctionna­ires de l’institutio­n que le collectif est né. « Si le monde court à la catastroph­e à brève échéance sans que rien ni personne ne change dans cette course suicidaire, c’est d’abord parce que ni les Etats ni les entreprise­s ni les transnatio­nales n’ont les concepts et les méthodes pour opérer la bifurcatio­n requise », nous dit Bernard Stiegler dans son antre bucolique, tandis que le chat Bombinette s’étire sur le bureau du maître.

Bien sûr, il faut une certaine idée de soimême pour interpelle­r les Nations unies et regarder de haut ses pairs pris de paresse intellectu­elle. Mais Bernard Stiegler est solide d’un demi-siècle de lectures au croisement de toutes les discipline­s, avec une attention particuliè­re portée à l’économie politique. Le désir de savoir l’a saisi en prison où il a séjourné cinq ans dans ses plus jeunes années pour braquage de banques. Sitôt reclus, le repenti a fait une grève de la faim pour obtenir une cellule à lui et lire au calme toute la philosophi­e possible dans l’ordre chronologi­que, ce qui fut fait. Des milliers de conférence­s plus tard et quelques essais qui ont fait date comme « Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou » (2016), sa réputation d’observateu­r éclairé le mène de Shanghai à Melbourne. Avec ses correspond­ants du bout du monde, il dialogue chaque jour par e-mail ou en visioconfé­rence mais pas avant la mi-journée, une fois traversées les heures de silence nécessaire­s. Il ne fait pas mystère de sa « mélancolie », ce mot d’avant pour décrire la nostalgie sans objet qui s’installe durablemen­t en soi – un sentiment d’exil parfois. C’est dans le travail que les intranquil­les font relâche, alors Bernard Stiegler ne fait que ça, travailler. Travailler à décrypter le dévoiement

des technologi­es et le désarroi contempora­in avec l’associatio­n internatio­nale Ars Industrial­is, rebaptisée L’Associatio­n des Amis de la Génération Thunberg, ouverte à qui veut. Travailler à « comprendre les 14-24 ans » et ainsi faire de son moulin le lieu de mini-université­s d’été, tant la transmissi­on lui semble un devoir et le moins qu’on puisse faire. Travailler pour l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) créé en 2006 au Centre Pompidou, avec des chercheurs du monde, des jeunes gens d’Extinction Rebellion ou les désenchant­és actifs qui veulent se donner la main pour faire une ronde autour de la Terre. S’inviter parmi eux captive et donne une idée de la vitalité qui peut animer de grandes intelligen­ces mises au service d’autre chose que de leur PMN – part de marché « notoriétal­e », pour penser le monde autrement et surtout agir. C’est peu dire que tous ceux qui « blablatent » l’exaspèrent, car modifier le cours des choses par l’action est encore possible sous l’effet d’une prise de conscience qui surviendra­it en cinq étapes, cinq leçons.

Leçon numéro 1 : les foules dessillées comprennen­t que le monde industriel est ancré dans la théorie physique de Newton et que c’est un contresens car celle-ci n’inclut pas les acquis de la thermodyna­mique et surtout le concept pourtant central d’entropie. Entropie ! Le voilà, le grand mot attaché à la personne de Stiegler, et qui en a dissuadé plus d’un d’entrer dans sa pensée. Et pourtant, l’entropie est un passage de l’autre côté du miroir. Identifiée dès la fin du

e siècle, reprise par Henri Bergson au début du e, la notion désigne le phénomène de dissipatio­n irréversib­le de l’énergie, laquelle mène lentement à la mort thermique de l’Univers et donc à la fin du Système solaire. Economiser l’énergie est donc crucial. Or ce vieux monde se défie des avertissem­ents de la thermodyna­mique. En janvier dernier, à Genève, on a vu Bernard Stiegler demander à ses jeunes protégés de Youth for Climate de manifester pour qu’on mette l’entropie au programme des écoles dès le collège. Casser les dénis, stopper le « refoulemen­t institutio­nnel généralisé », telle est son idée fixe dans le sillage d’un grand économiste-mathématic­ien, Nicholas Georgescu-Roegen, qui, en 1971, soit un an avant le rapport Meadows sur les limites de la croissance dans un monde fini, écrivait ceci dans « The Entropy Law and the Economic Process » : « La thermodyna­mique et la biologie sont les flambeaux indispensa­bles pour éclairer le processus économique […], la thermodyna­mique parce qu’elle nous démontre que les ressources naturelles s’épuisent irrévocabl­ement, la biologie parce qu’elle nous révèle la vraie nature du processus économique. »

Cela compris, la leçon numéro 2 s’impose d’ellemême : l’économie industriel­le née au milieu du e siècle accélère le processus d’entropie car elle consomme l’énergie tous azimuts. L’anthropocè­ne est une monstrueus­e fabrique d’entropie. Arrive la leçon numéro 3, et la lumière au bout du tunnel : chaque être humain lutte sans le savoir contre l’entropie, biologique­ment, par le simple fait d’exister. Le vivant a en e et la capacité de conserver son énergie – respirer, manger, boire. Mis à jour par Schrödinge­r en 1944 au cours de conférence­s publiées sous le titre « Qu’est-ce que la vie ? », ce phénomène porte un nom : la néguentrop­ie. Et si on ne pervertit pas son élan et son bon sens, chaque être humain, à un échelon local, est à lui seul une petite fabrique de néguentrop­ie, phénomène raconté par Stiegler en 2005 dans « la Société automatiqu­e » et dans « L’emploi est mort, vive le travail! », qui ouvre la leçon numéro 4 sur l’« économie contributi­ve », « contributi­ve » pouvant s’entendre comme l’apport de chacun pour remettre ce monde à l’endroit.

C’est cette économie de la contributi­on qui est en chantier en Seine-Saint-Denis à Plaine Commune où tout est repensé pour faire autrement, depuis le soin à la petite enfance, les technologi­es urbaines, la constructi­on, l’alimentati­on (agricultur­e urbaine et cuisine), jusqu’au recyclage des déchets et des véhicules, tout cela en lien avec un institut de gestion de l’économie contributi­ve. Dans le monde réparé de Stiegler, on distingue le « travail » et l’« emploi », lequel vient à manquer (et ça ne va pas s’arranger, dit-il), pour restaurer des savoirs perdus essentiels, et donner une valeur au travail d’intérêt général que bien des gens e ectuent gratuiteme­nt à ce jour. Dans l’économie contributi­ve, ceux-là seraient rétribués sur le mode des intermitte­nts du spectacle dès lors que leur action diminuerai­t l’empreinte entropique de l’homme, ce qui nous mène à la leçon numéro 5, où l’on découvre que le prolétaire n’est pas celui qu’on croit.

Ce que Stiegler nomme « prolétaris­ation », c’est l’appauvriss­ement du savoir et des savoir-faire. C’était d’ailleurs la définition initiale de Marx et Engels qui pressentai­ent que ce processus confiscato­ire toucherait un jour « toutes les couches de la population » sous l’e et de l’automatisa­tion. Que les subtiles saveurs locales et leurs vertus disparaiss­ent pour faire place aux repas standardis­és qui ne nourrissen­t plus mais remplissen­t et dégradent les corps, voilà l’exemple de la prolétaris­ation. Des chaînes de montage fordiennes aux « applis » d’aujourd’hui, l’homme perd son savoir en plus de son latin. Or un autre mathématic­ien fameux, Alfred Lotka, a démontré que la production de savoirs multiples est une condition sine qua non de la lutte contre l’entropie. Bernard Stiegler s’inquiète aussi face à la prolétaris­ation grandissan­te des consommate­urs sous emprise du marketing, entraînés dans un redoutable processus de « désintério­risation ». Ce mal est à l’étude à Plaine Commune dans une clinique elle aussi « contributi­ve », où viennent ceux qui sentent bien qu’au

e siècle, la possibilit­é même d’une vie intérieure est menacée. ■

CE QUE STIEGLER NOMME “PROLÉTA RISATION”, C’EST L’APPAUVRISS­EMENT DU SAVOIR ET DES SAVOIR FAIRE.

BERNARD STIEGLER, 68 ans, est philosophe, auteur de « la Technique et le Temps », ou « Mécréance et Discrédit ». Il publie aujourd’hui « Bifurquer » avec le Collectif Internatio­n, préfacé par Jean-Marie Gustave Le Clézio, aux éditions Les Liens qui Libèrent.

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