L'Obs

Phénomène

Pendant la crise du Covid, on annonçait les influenceu­rs moribonds. On est allé à la rencontre de l’un des plus doués d’entre eux pour parler de style et de cet étrange métier

- Propos recueillis par SOPHIE FONTANEL

La leçon de l’influenceu­r Jean-Jacques, par Sophie Fontanel

Jean-Jacques Ndjoli vient tout juste d’avoir 25 ans. En très peu de temps, il est devenu un incontourn­able « directeur artistique/influenceu­r », comme il dit. Un super styliste, en fait. Son nombre de followers sur Instagram – 85 500 (@ndjolijean) – est important, surtout parce que cela s’est fait vite et, chez lui, sans trucage. Ce qui di érencie Jean-Jacques de tous les autres influenceu­rs, qui ont souvent développé un sens plus commercial qu’artistique, c’est qu’en six ans, et sans vraiment beau

“Le challenge : continuer, confiné, à inspirer, pour montrer que la créativité ne peut être confinée.” JEAN-JACQUES

coup de posts, il a créé un monde, avec un sens unique de l’image. Les marques le courtisent car rien chez lui n’est bêtement à la mode, il n’a jamais l’air d’un idiot qui se la raconte. Tendre, humble, ouvert, il cherche juste à prouver qu’on peut se rendre superbe tous les jours et n’oublie pas de s’exprimer sur la triste actualité en cours. Suivi aussi bien France qu’à l’étranger, il est à lui tout seul une leçon de style et donne des idées à une multitude de personnes, de tous les âges, de tous les milieux.

Jean-Jacques, on sort d’un long confinemen­t qui a paralysé tout le monde de la mode. Quel était le rôle d’un influenceu­r durant une telle période ?

Je ne sais pas exactement car je ne suis qu’en partie un influenceu­r, j’ai aussi d’autres activités. J’ai peutêtre un peu moins posté de textes et de photos sur les réseaux sociaux. Mais je suppose que pour les plus créatifs, le challenge, c’était de continuer, confiné, à inspirer, afin de montrer que la créativité ne peut être confinée. C’est ma conviction, en tout cas.

En quoi a consisté précisémen­t ton travail et a-t-il continué ?

J’ai peaufiné un projet pour la marque automobile Seat qui avait été mis en stand-by et qui a repris dès le déconfinem­ent. Et j’ai commencé à travailler sur la conception d’une grosse campagne digitale. J’ai également réalisé une petite vidéo en collaborat­ion avec Converse. Finalement, j’étais bien occupé.

Tu faisais attention au style, même chez toi, seul ?

En quelque sorte, oui. Comme d’habitude, c’était toujours cosy et coloré pendant ce confinemen­t. Même si c’était souvent les mêmes vêtements que je remettais !

Toi qui n’aimes pas beaucoup t’expliquer, tu as accepté de décortique­r pour nous ta manière de t’habiller. Il te vient d’où, ce style ?

Je te réponds tout de suite : de mon père. Il travaille dans le social, à Clichy. Toujours tellement élégant. Enfant, je le regardais mettre sa cravate, ça me fascinait. Je lui demandais toujours de m’aider à nouer la mienne. J’adorais ce moment.

Dirais-tu qu’il t’a transmis en premier l’amour de la cravate ?

Oui. Même si j’en porte rarement. C’est un symbole, une envie de se faire beau. Si j’en portais une aujourd’hui, je jouerais à fond le truc, avec une cravate complèteme­nt old school, presque caricatura­le, genre de chez Thom Browne, et je porterais ça avec une chemise manches courtes, comme un collégien.

Est-ce que la clé d’un look, c’est de le pousser le plus possible ?

C’est plutôt une histoire de décalage. Dès que je porte quelque chose de classique, je rajoute un élément de couleur : ça peut être un sous-pull, un bonnet… discret mais voyant. Là encore, ça vient de mon adolescenc­e : dès que j’ai eu envie de m’habiller vraiment, j’ai emprunté les vêtements de mon père, ses gilets, ses pulls, ses chemises… C’était toujours des tons neutres et je cherchais à chaque fois comment les rendre cool pour quelqu’un de mon âge.

Il t’est venu quand, cet amour de la mode ?

Pas si tôt que ça. J’étais en BTS de management, et j’ai fait un stage dans une boutique de mode. Là-bas, je me suis fait un ami, Simon. Avec lui, j’ai découvert à la fois la mode et un monde : les galeries d’art, le design et tout un tas de gens. Ça n’avait rien à voir avec ce que je connaissai­s. J’ai pris là le goût de m’habiller, de montrer comment je m’étais arrangé. Mon frère ou mon cousin prenaient les photos (aujourd’hui, c’est mon amie Jennifer Abeyratne qui tient ce rôle), je les postais sur Instagram. Finalement, c’est allé très vite. Les gens aimaient bien la manière dont je m’appropriai­s les vêtements, et surtout l’environnem­ent que je choisissai­s. J’essaie que tout soit beau, sur moi et autour de moi. J’aime la beauté des choses. La galerie Perrotin, par exemple, j’y vais depuis des années. C’est toujours inspirant là-bas. Poser dans un bel endroit, c’est comme trouver sa place dans le monde. Maintenant que je travaille avec mon amie Jennifer, elle me pousse à être encore plus pointu. Elle a raison.

Tu te fais un look spécialeme­nt pour la photo ou tu vis comme ça ?

Je te garantis que je vis vraiment comme ça. Dès que j’ai commencé à oser vraiment, c’est vrai qu’on m’a regardé bizarremen­t mais ce n’était pas hostile du tout. En fait, on m’a remarqué. Les gens ont tellement peur d’être remarqués, c’est fou.

Mais ce qui est fou, dans ton cas, c’est que tu te rends remarquabl­e avec parfois des vêtements très classiques. Dans les premières photos de toi, il y en a une avec une veste matelassée, verte… D’où as-tu eu l’idée de mettre une chose aussi tradi ?

C’est drôle que tu me parles de cette photo. A cette époque, au début, c’est elle qui a suscité le plus d’engouement. Le site Highsnobie­ty l’a repostée. Ils sont importants alors ça m’a donné une visibilité de ouf. A l’époque, tu sais, je reconnaiss­ais le style classique mais je savais pas du tout que j’étais en train de détourner une veste bourgeoise. C’est comme la couleur bordeaux, j’ai appris très récemment que c’est connoté : je trouve juste que c’est une couleur profonde et puissante. Pareil pour le débardeur en laine ou le gilet de pépé. Je prends juste ce qui me semble cool. Tant mieux si mon ignorance de certains codes me rend libre. C’était la veste d’un copain qui était plus petit que moi, c’est pour ça que les bras sont courts, et c’est ce qui fait que ça rend bien.

Sur cette photo, tu portes un bonnet de couleur vive. Comme tous ceux de ta génération, tu as l’air obsédé par les bonnets. Ça change quoi à un look ?

C’est une couleur vive facile à porter. Ce n’est pas cher. C’est doux. On a besoin de couleur et de douceur. On peut aussi obtenir le même résultat avec les baskets. Ou avec un hoodie, on utilise la couleur du col du hoodie.

J’ai vu aussi que tu portais du beige d’une façon très moderne. Quand j’étais jeune, on parlait des BCBG (une personne Bon Chic Bon Genre). Mais on prononçait ça aussi « Baise Beige », pour dire qu’un BCBG, en tout, c’était fade.

C’est-à-dire que, pour moi, le beige n’est pas du tout connoté comme dans les beaux quartiers. En

“Les vêtements très larges permettent l’allure et ouvrent aussi l’esprit.”

JEAN-JACQUES

revanche, parce que c’est un ton neutre, j’aime bien que la forme ne soit pas classique. J’aime bien quand c’est très large, par exemple. Ou quand ça a une boutonnièr­e spéciale, des poches intéressan­tes. C’est comme le noir, tout se joue sur les formes et les volumes, si on ne veut pas que ce soit juste rien.

Tout ce que tu portes de militaire est pacifié, tout est happy, sans la moindre agressivit­é.

Ça me plaît cette histoire de paix. Je dois dire que je n’ai pas une attirance particuliè­re pour l’armée, en revanche j’adore que les vêtements soient techniques, pratiques, et par-dessus tout qu’ils aient plein de poches. Ça permet de caser plein de choses sans avoir à se balader avec une sacoche ou un sac banane ou un sac à dos. C’est le cas des vêtements de l’armée. Alors j’en chine. A l’époque de l’état d’urgence, je portais souvent une veste militaire que j’adorais. Et ma tante me disait : « Tu devrais faire attention, les policiers peuvent penser que tu cherches la bagarre. » Mais franchemen­t, j’ai pu passer tranquille devant les policiers, les gendarmes, les militaires, personne ne m’a jamais arrêté. J’apporte ma différence, sans violence.

Apporter cette différence sans violence. C’est justement ce qu’on refuse souvent aux Afro-Américains…

Oui. Et qui peut imaginer pire injustice ? Ça dure depuis des années. J’en ai vu ici des choses comme ça, mon frère s’est fait tabasser dans un coin par des CRS en rentrant à la maison. Maintenant, ces bavures sont filmées et vues par tous, d’où cette révolte solidaire de personnes de toutes couleurs et origines. D’où les mouvements, les manifestat­ions, les donations, tout cela d’ailleurs grâce aux réseaux sociaux. Il ne faudrait pas que ce soit un simple effet de mode. En France, on parle de George Floyd mais il y a aussi Adama Traoré et beaucoup d’autres noms qui ne sont pas médiatisés. Le monde comprend enfin qu’il ne suffit pas d’être non-raciste dans un monde raciste, il faut aussi être anti-raciste. Le monde comprend enfin que ceux qui ont des privilèges liés à leur couleur de peau, les Blancs, doivent se lever aux côtés de leurs frères, les non-Blancs. Ce sera un long chemin à parcourir ensemble.

Côté look, tu as un petit côté premier de la classe. Rien que les lunettes preppy que tu portes si souvent… C’est important, les accessoire­s ? Je t’ai vu avec une énorme médaille de baptême au cou.

Les lunettes, c’est un copain qui les fait. On est devenus potes à cette époque où j’ai commencé à travailler. Il s’appelle Andrew Blyszak. Il m’a filé tellement de lunettes… J’en ai perdu, et puis certaines sont encore sur mon nez. J’aime bien aussi les bijoux en or, des choses assez grosses, mais sans aller jusqu’aux bijoux de rappeur. Sinon, je porte peu d’accessoire­s. C’est déjà beaucoup de s’occuper des pantalons, des chemises…

J’ai remarqué que tu adorais les grands vêtements.

En ce moment, j’essaie de revenir à des choses plus ajustées mais c’est vrai que tout ce qui est gigantesqu­e ouvre aussi l’esprit, permet l’allure, une autre manière de marcher, non ? En tout cas, sur un homme, c’est certain ! Le large permet aussi les superposit­ions. Tu n’es pas boudiné même si tu portes trois couches de vêtements. On voit des bouts qui dépassent, un truc court sur un truc long. J’ai une passion pour les superposit­ions. Je peux superposer trois chemises, deux doudounes, je fais ça librement. Superposer, ça crée des surprises, même en prenant des trucs apparemmen­t banals.

A propos de banalité, comment abordes-tu la chemise bleu ciel ?

Eh bien justement, j’en porte assez peu parce que je n’en ai pas trouvé une qui ait ce petit décalage qui fait que tu n’as pas l’air d’avoir pris la première qui te tombait sous la main. Donc, en attendant de trouver la perle rare, si vraiment j’ai envie d’amener du bleu clair dans un look, je prends la chemise de papa. Mais je ne désespère pas d’en trouver une grave large, avec une poche intéressan­te à l’avant, peut-être blanche, comme celles de chez Comme des Garçons.

Je t’ai déjà vu porter des choses passe-partout, je pense notamment à un blouson Levi’s. Donc le grand classicism­e ne t’effraie pas.

On n’est pas obligé de tout le temps chercher à faire des choses originales. Mais quand même, je dois reconnaîtr­e que quand je porte un blouson en jean de façon assez neutre, c’est parce que le pantalon est baggy. Par exemple, sur le pantalon XXL, tu rajoutes un tablier, pour faire comme des étages dans la tenue… Eh bien, tu as besoin d’un blouson plus calmer l’histoire.

Tes chemises, tu les trouves où ?

Je vais souvent au rayon femme. Une fois, chez Levi’s, j’ai même trouvé un jean femme sensationn­el ! Pour les chemises, j’ai beau être très grand, je trouve toujours des formes inattendue­s, pas trop larges mais très longues, par exemple. Et avec des détails amusants, un col Mao, tiens ! Le col Mao, ça finit bien le cou, c’est net, ça fait toujours un look impeccable.

Tu es toujours impeccable, d’ailleurs. C’est ta marque de fabrique.

C’est quelque chose que j’ai depuis que je suis tout petit. Ma mère me dit toujours que je suis obsédé, il faut que tout soit clean.

Tu as tant emprunté à ton père, gilet, cravate, col roulé, chemise… il pioche dans tes affaires, lui ?

Oui, carrément ! C’est ça qui est beau, c’est que ça se transmet dans tous les sens.

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