L'Obs

“On risque de faire exploser l’Union européenne”

- R. F. Propos recueillis par

Sarah Guillou est économiste à l’OFCE, directrice adjointe du départemen­t innovation et concurrenc­e. Pensez-vous que le « made in France » puisse sortir renforcé de cette crise sanitaire?

Le contexte est favorable au « made in France » car les Français ont été marqués par les pénuries de médicament­s ou de masques. Ils pensaient vivre dans un monde d’abondance. Or ils ont pris conscience que les chaînes d’approvisio­nnement pouvaient se rompre.

Certains, un peu idéalistes, préconisen­t de relocalise­r toutes les unités de production détenues par des entreprise­s françaises. Les Français y sont favorables car on leur promet des emplois ; certains entreprene­urs y sont sensibles aussi, soit par patriotism­e économique, soit par opportunis­me. Pas vous?

Je ne pense pas que ce soit économique­ment viable, sachant que produire français coûte plus cher. Acheter français est donc plus compliqué, surtout en temps de crise. Ceux qui en ont les moyens s’y mettront probableme­nt, mais pour les autres, qui s’inquiètent pour leur avenir – comme le prouve l’explosion de l’épargne de précaution –, le prix des achats passe avant la citoyennet­é économique.

Du côté des entreprise­s, il y aura quelques initiative­s. Si ça marche, tant mieux pour l’emploi. Mais, d’un point de vue macroécono­mique, il est presque impossible de produire 100 % français : la production industriel­le a été entièremen­t fragmentée depuis des années, et on ne peut plus faire machine arrière. Il faudrait non seulement disposer des compétence­s et des ressources, mais aussi que le jeu en vaille la chandelle.

Ainsi, la délocalisa­tion de la production de médicament­s a permis de faire baisser les prix, donc les dépenses de santé et le déficit de la Sécurité sociale. Si on investit pour relocalise­r cette production, c’est autant en moins pour la recherche de vaccins, par exemple. Il ne faut pas croire aux mensonges politiques simplistes; il faut penser à la chaîne de conséquenc­es. L’Etat ne peut-il pas contribuer aux relocalisa­tions?

L’Etat devrait d’abord tenter de pérenniser le tissu industriel existant, qui va souffrir de la crise. Financer des relocalisa­tions et le « made in France » en général, c’est économique­ment hasardeux et géopolitiq­uement irrationne­l. Cela va à l’encontre de nos engagement­s à l’égard de nos partenaire­s européens, qui pourraient alors adopter des comporteme­nts similaires. Un « made in Europe » serait-il la solution?

Ce serait un moindre mal, pour au moins deux raisons. Economique : si on veut reconstrui­re une production locale, il faut la penser à l’échelle européenne. Le marché français est trop petit. Et politique : on ne peut pas se permettre de pratiquer un protection­nisme à la Trump, qui risquerait de faire exploser l’Union européenne.

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