“CE QUI SE PASSE EST EXTRAORDINAIRE”
Une mobilisation très large, une parole qui se libère chez les policiers… Le mouvement initié après la mort de George Floyd surprend par son ampleur. L’Amérique se réveille enfin
L es manifs Black Lives Matter de 2014 et 2015, après la mort de Michael Brown, abattu par un policier de Ferguson (Missouri), elle n’y était pas. « J’ai suivi les événements, mais je ne suis pas descendue dans la rue. » La marche des femmes de janvier2017? Elle voulait y participer, elle n’a pas pu. « J’avais un exam. » Mais ces derniers jours, pour la première fois de sa vie, Emily Nadler est allée manifester. « J’ai eu du mal à convaincre ma mère… Finalement, elle est venue avec moi », raconte cette étudiante de 19 ans, en première année de fac à Boston. Emily vit dans une sorte de ghetto. Un ghetto blanc : Larchmont, banlieue friquée à 30 kilomètres au nord-est de New York. Mais aujourd’hui, même Larchmont ressemble à l’Amérique. Elle se révolte !
Emily est allée manifester à New Rochelle, la ville voisine. « C’était vraiment motivant, tous ces chants, cette énergie, ce sentiment de pouvoir agir… La distanciation sociale n’était pas franchement respectée mais tant pis, on avait le sentiment que ça valait le coup. » Un silence. « C’est di cile d’exprimer cela avec des mots. » Dans toute l’Amérique, des millions d’Emily se lèvent soudain pour marcher, protester, exiger des réformes. Des millions de jeunes et de moins jeunes qui stupéfient ceux qui se battaient depuis des décennies sur le front de l’antiracisme et se désespéraient de ne voir aucun changement.
Richard Rothstein, par exemple. Cet ancien journaliste a publié il y a trois ans un best-seller, « The Colour of Law », sur la façon dont les gouvernements successifs – Roosevelt inclus – ont ségrégué
l’Amérique. Il y montre que l’existence de ghettos n’est pas une simple réalité de fait mais qu’elle a été créée, tolérée et amplifiée par l’Etat. « Je suis un vieil homme, confie-t-il, j’ai vu beaucoup d’eau couler sous les ponts, mais ce qui se passe est extraordinaire, inédit. Rendez-vous compte, des types comme George W. Bush disent comprendre pourquoi les gens manifestent ! Cela va peut-être, pour une fois, déboucher sur quelque chose de productif. »
Ou bien David Kennedy. Depuis vingt ans, ce criminologue travaille en étroite coopération avec les polices d’Amérique et d’ailleurs, pour prévenir la violence dans les ghettos urbains. « Tous ceux avec qui je travaille depuis toutes ces années sont comme moi, et chacun pense: “Je n’ai jamais vu cela auparavant – l’indignation, la rage, le refus d’accepter le statu quo, le rejet des voix qui promettent ‘on fera mieux la prochaine fois’ ou qui renvoient dos à dos policiers et manifestants eux aussi violents…” Les gens disent non, ça su t, basta. Par rapport au passé, il y a dans ce mouvement une di érence à la fois qualitative et quantitative. »
Ce sont bien sûr les images de Minneapolis qui ont tout déclenché, cet assassinat en uniforme qui a bouleversé le monde entier. « Cette sympathie pour les manifestations découle du fait que tout le monde se balade désormais avec son téléphone portable, note Richard Rothstein. Ceux qui n’étaient pas disposés à croire les accusations de racisme sont désormais confrontés à des images qu’ils ne peuvent plus ignorer. » Ce choc visuel n’épargne personne, pas même les policiers. « L’une des choses les plus encourageantes, selon moi, a été la réaction indignée de nombreuses organisations de policiers, confie David Kennedy. La plupart des agents sont écoeurés par ce qui s’est passé à Minneapolis, tout comme ils l’ont été par l’assassinat de Michael Brown et de tant d’autres. A l’époque, je ne cessais de leur dire: “Il faut que vous dénonciez cela publiquement, faute de quoi vous donnerez l’impression d’être complices.” Ils me regardaient dans les yeux et me répondaient: “Nous ne critiquerons jamais les nôtres.” Cette fois, c’est di érent. C’est sans précédent. »
A Los Angeles, Washington, New York mais aussi Taylorville (Illinois), Bel Air (Maryland), The Woodlands (Texas), Waxhaw (Caroline du Nord), Hood River (Oregon), Woburn (Massachusetts) ou Cedarburg (Wisconsin), que demande cette marée de manifestants ? Avant toute chose, que l’on réforme la police. Et malheur à ceux qui font de la résistance ! A Bu alo, dans l’ouest de l’Etat de New York, une unité antiémeute composée de 57 flics a démissionné pour protester contre la mise à pied de deux policiers ayant bousculé et fait tomber, sous l’oeil des caméras, un homme de 75 ans, gravement blessé. Réaction du gouverneur, Andrew Cuomo : « Quand j’ai vu la vidéo, j’ai eu la nausée. » Et celle du maire de la ville, Byron Brown : selon lui, le syndicat de policiers qui défend les démissionnaires « est du mauvais côté de l’histoire depuis très longtemps, il a constitué un véritable obstacle à la réforme des services de police. » Sur Twitter, d’autres sont plus lapidaires : « Tant mieux, cela fera 57 ripoux en moins. »
Les esprits sont à vif, plus question de se réfugier derrière de vagues promesses. On sait quelles lois changer, quelles conventions collectives modifier, quelles formations et sanctions mettre en place pour réduire ces violences policières. A Minneapolis, le conseil municipal s’est engagé à démanteler la police, impossible à réformer, et à construire un nouveau modèle de sécurité publique. Mais on sait aussi que les vraies réformes ne se feront pas, ou peu, avec un Donald Trump à la tête du pays. « J’espère que ces manifs accroîtront la participation des jeunes à l’élection de novembre, dit Emily. Je suis optimiste, on a l’impression que les gens veulent faire entendre leur voix. Sur les réseaux sociaux, je vois beaucoup de messages “Votez ! Votez ! Votez !”. »
Et comme toute lame de fond digne de ce nom, celle-ci ne se limite plus aux seules violences policières mais ressemble de plus en plus à une révulsion collective. « Les gens sont conscients de l’inégalité structurelle dont sou rent les Noirs et les Latinos face au Covid-19, aux violences policières ou aux chocs économiques, note Andre Perry, chercheur à la Brookings Institution et auteur d’un essai sur les e ets du racisme dans les communautés noires. Tout le monde a intégré cela, non seulement ceux qui sont victimes du racisme mais aussi leurs voisins, amis, collègues. Ils en ont assez de voir cela se produire encore et encore sans que personne n’agisse. Et pour beaucoup, il est clair que les e ets du racisme se font ressentir partout, même en l’absence d’actes explicites. »
La ségrégation par l’habitat, par exemple, est un terreau idéal pour la violence policière, souligne Richard Rothstein. « Le genre d’agissements que nous avons observés chez les policiers de Minneapolis est le résultat direct de la ségrégation par le logement. Du fait que nous avons rassemblé dans des quartiers les personnes les plus défavorisées, en particulier des hommes jeunes, la police y fait o ce de force coloniale d’occupation. Si les Afro-Américains à bas revenus étaient dispersés, comme c’est le cas en général pour les Blancs pauvres, hormis dans quelques ghettos des Appalaches, la police ne pourrait pas se comporter ainsi. »
Les tabous tombent, les lâchetés reculent, les non-dits volent en éclats. L’Amérique se réveille enfin. Jusqu’où, jusqu’à quand? Personne ne le sait, mais l’incendie n’est pas près de s’éteindre. ■