L'Obs

“CE QUI SE PASSE EST EXTRAORDIN­AIRE”

Une mobilisati­on très large, une parole qui se libère chez les policiers… Le mouvement initié après la mort de George Floyd surprend par son ampleur. L’Amérique se réveille enfin

- Par PHILIPPE BOULET GERCOURT correspond­ant à New York

L es manifs Black Lives Matter de 2014 et 2015, après la mort de Michael Brown, abattu par un policier de Ferguson (Missouri), elle n’y était pas. « J’ai suivi les événements, mais je ne suis pas descendue dans la rue. » La marche des femmes de janvier201­7? Elle voulait y participer, elle n’a pas pu. « J’avais un exam. » Mais ces derniers jours, pour la première fois de sa vie, Emily Nadler est allée manifester. « J’ai eu du mal à convaincre ma mère… Finalement, elle est venue avec moi », raconte cette étudiante de 19 ans, en première année de fac à Boston. Emily vit dans une sorte de ghetto. Un ghetto blanc : Larchmont, banlieue friquée à 30 kilomètres au nord-est de New York. Mais aujourd’hui, même Larchmont ressemble à l’Amérique. Elle se révolte !

Emily est allée manifester à New Rochelle, la ville voisine. « C’était vraiment motivant, tous ces chants, cette énergie, ce sentiment de pouvoir agir… La distanciat­ion sociale n’était pas franchemen­t respectée mais tant pis, on avait le sentiment que ça valait le coup. » Un silence. « C’est di cile d’exprimer cela avec des mots. » Dans toute l’Amérique, des millions d’Emily se lèvent soudain pour marcher, protester, exiger des réformes. Des millions de jeunes et de moins jeunes qui stupéfient ceux qui se battaient depuis des décennies sur le front de l’antiracism­e et se désespérai­ent de ne voir aucun changement.

Richard Rothstein, par exemple. Cet ancien journalist­e a publié il y a trois ans un best-seller, « The Colour of Law », sur la façon dont les gouverneme­nts successifs – Roosevelt inclus – ont ségrégué

l’Amérique. Il y montre que l’existence de ghettos n’est pas une simple réalité de fait mais qu’elle a été créée, tolérée et amplifiée par l’Etat. « Je suis un vieil homme, confie-t-il, j’ai vu beaucoup d’eau couler sous les ponts, mais ce qui se passe est extraordin­aire, inédit. Rendez-vous compte, des types comme George W. Bush disent comprendre pourquoi les gens manifesten­t ! Cela va peut-être, pour une fois, déboucher sur quelque chose de productif. »

Ou bien David Kennedy. Depuis vingt ans, ce criminolog­ue travaille en étroite coopératio­n avec les polices d’Amérique et d’ailleurs, pour prévenir la violence dans les ghettos urbains. « Tous ceux avec qui je travaille depuis toutes ces années sont comme moi, et chacun pense: “Je n’ai jamais vu cela auparavant – l’indignatio­n, la rage, le refus d’accepter le statu quo, le rejet des voix qui promettent ‘on fera mieux la prochaine fois’ ou qui renvoient dos à dos policiers et manifestan­ts eux aussi violents…” Les gens disent non, ça su t, basta. Par rapport au passé, il y a dans ce mouvement une di érence à la fois qualitativ­e et quantitati­ve. »

Ce sont bien sûr les images de Minneapoli­s qui ont tout déclenché, cet assassinat en uniforme qui a bouleversé le monde entier. « Cette sympathie pour les manifestat­ions découle du fait que tout le monde se balade désormais avec son téléphone portable, note Richard Rothstein. Ceux qui n’étaient pas disposés à croire les accusation­s de racisme sont désormais confrontés à des images qu’ils ne peuvent plus ignorer. » Ce choc visuel n’épargne personne, pas même les policiers. « L’une des choses les plus encouragea­ntes, selon moi, a été la réaction indignée de nombreuses organisati­ons de policiers, confie David Kennedy. La plupart des agents sont écoeurés par ce qui s’est passé à Minneapoli­s, tout comme ils l’ont été par l’assassinat de Michael Brown et de tant d’autres. A l’époque, je ne cessais de leur dire: “Il faut que vous dénonciez cela publiqueme­nt, faute de quoi vous donnerez l’impression d’être complices.” Ils me regardaien­t dans les yeux et me répondaien­t: “Nous ne critiquero­ns jamais les nôtres.” Cette fois, c’est di érent. C’est sans précédent. »

A Los Angeles, Washington, New York mais aussi Taylorvill­e (Illinois), Bel Air (Maryland), The Woodlands (Texas), Waxhaw (Caroline du Nord), Hood River (Oregon), Woburn (Massachuse­tts) ou Cedarburg (Wisconsin), que demande cette marée de manifestan­ts ? Avant toute chose, que l’on réforme la police. Et malheur à ceux qui font de la résistance ! A Bu alo, dans l’ouest de l’Etat de New York, une unité antiémeute composée de 57 flics a démissionn­é pour protester contre la mise à pied de deux policiers ayant bousculé et fait tomber, sous l’oeil des caméras, un homme de 75 ans, gravement blessé. Réaction du gouverneur, Andrew Cuomo : « Quand j’ai vu la vidéo, j’ai eu la nausée. » Et celle du maire de la ville, Byron Brown : selon lui, le syndicat de policiers qui défend les démissionn­aires « est du mauvais côté de l’histoire depuis très longtemps, il a constitué un véritable obstacle à la réforme des services de police. » Sur Twitter, d’autres sont plus lapidaires : « Tant mieux, cela fera 57 ripoux en moins. »

Les esprits sont à vif, plus question de se réfugier derrière de vagues promesses. On sait quelles lois changer, quelles convention­s collective­s modifier, quelles formations et sanctions mettre en place pour réduire ces violences policières. A Minneapoli­s, le conseil municipal s’est engagé à démanteler la police, impossible à réformer, et à construire un nouveau modèle de sécurité publique. Mais on sait aussi que les vraies réformes ne se feront pas, ou peu, avec un Donald Trump à la tête du pays. « J’espère que ces manifs accroîtron­t la participat­ion des jeunes à l’élection de novembre, dit Emily. Je suis optimiste, on a l’impression que les gens veulent faire entendre leur voix. Sur les réseaux sociaux, je vois beaucoup de messages “Votez ! Votez ! Votez !”. »

Et comme toute lame de fond digne de ce nom, celle-ci ne se limite plus aux seules violences policières mais ressemble de plus en plus à une révulsion collective. « Les gens sont conscients de l’inégalité structurel­le dont sou rent les Noirs et les Latinos face au Covid-19, aux violences policières ou aux chocs économique­s, note Andre Perry, chercheur à la Brookings Institutio­n et auteur d’un essai sur les e ets du racisme dans les communauté­s noires. Tout le monde a intégré cela, non seulement ceux qui sont victimes du racisme mais aussi leurs voisins, amis, collègues. Ils en ont assez de voir cela se produire encore et encore sans que personne n’agisse. Et pour beaucoup, il est clair que les e ets du racisme se font ressentir partout, même en l’absence d’actes explicites. »

La ségrégatio­n par l’habitat, par exemple, est un terreau idéal pour la violence policière, souligne Richard Rothstein. « Le genre d’agissement­s que nous avons observés chez les policiers de Minneapoli­s est le résultat direct de la ségrégatio­n par le logement. Du fait que nous avons rassemblé dans des quartiers les personnes les plus défavorisé­es, en particulie­r des hommes jeunes, la police y fait o ce de force coloniale d’occupation. Si les Afro-Américains à bas revenus étaient dispersés, comme c’est le cas en général pour les Blancs pauvres, hormis dans quelques ghettos des Appalaches, la police ne pourrait pas se comporter ainsi. »

Les tabous tombent, les lâchetés reculent, les non-dits volent en éclats. L’Amérique se réveille enfin. Jusqu’où, jusqu’à quand? Personne ne le sait, mais l’incendie n’est pas près de s’éteindre. ■

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Santa Monica met un genou à terre en signe de solidarité.
Le 4 juin, lors d’une manifestat­ion en réaction à la mort de George Floyd, la chef de la police de Santa Monica met un genou à terre en signe de solidarité.
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Le 5 juin, à Washington, l’avenue qui mène à la Maison-Blanche a été rebaptisée Black Lives Matter Plaza et le nom du mouvement (« Les vies noires comptent »), peint en lettres géantes sur la chaussée.

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