L'Obs

“Le devoir conjugal n’a pas disparu”

Le sociologue JeanClaude Kaufmann explore dans son nouvel ouvrage la question difficile du consenteme­nt au sein du couple. Il revient sur ce moment où l’acte sexuel se transforme en corvée et analyse les ressorts du désir féminin

- Propos recueillis par NOLWENN LE BLEVENNEC

Ce n’est pas parce qu’on est en couple que le consenteme­nt sexuel est acquis en toutes circonstan­ces. Au contraire, le lit conjugal est un lieu idéal de déploiemen­t pour la « zone grise » – cet espace où le refus n’est pas toujours clairement exprimé, où le consenteme­nt est brouillé et les rapports contraints. C’est sur cette sou rance que se penche le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans son nouvel ouvrage, « Pas envie ce soir » (éd. Les Liens qui Libèrent). Une enquête consacrée aux couples hétérosexu­els et qui s’ouvre sur ce constat : « L’essentiel des sexualités subies se déroule dans le cadre d’une relation amoureuse. » Entretien. Votre livre passe en revue les graduation­s du non-consenteme­nt au sein du couple. Vous mentionnez, par exemple, les « attaques nocturnes » qui peuvent être de véritables viols domestique­s ou bien, et c’est complèteme­nt différent, la main qui s’approche dans la nuit…

Oui, cette main indique que l’on souhaite une relation sexuelle. Et là, on est au coeur du coeur de la « zone grise » : la conversati­on ne va pas se tenir avec des mots, mais par des gestes. Parfois la femme qui se retourne un petit peu, qui se place tout au bout du lit, pense avoir envoyé le message du refus. Pour le mari, il n’est pas reçu, parce qu’il a l’habitude que l’enthousias­me ne soit pas forcément au rendez-vous tout de suite. Il lui faudrait une indication plus forte pour s’arrêter. Les hommes ne sont donc pas éduqués à recevoir ces signaux?

C’est vrai. Dans la tête des femmes, des petits mots, des petits gestes qui montrent que le consenteme­nt n’est pas tout à fait là sont des messages énormes, alors que du côté des hommes, ils ne sont pas compris. J’ai rencontré des hommes de bonne volonté qui tombaient des nues en apprenant qu’ils avaient « forcé ». Il y en a certains qui ne veulent pas voir les signaux, c’est clair, et d’autres qui ne les voient tout simplement pas. Surtout – et c’est le cas de figure qui complique un peu les choses – quand, après cette résistance exprimée au début, finalement, ça n’a pas été si pénible que ça. Alors l’homme peut se dire que ça « marche comme ça ».

Selon vous, la « ligne rouge » entre l’acceptable et l’inacceptab­le n’est pas facile à tracer.

Du côté de la victime, on peut dire que la ligne rouge est franchie quand il y a souffrance. Selon que l’on est en deçà ou au-delà de cette ligne rouge, la réponse à apporter est di érente. Au-delà, il faut vraiment « lâcher les chevaux » au niveau de la parole. En deçà, la tactique essentiell­e est d’aider le partenaire à comprendre, pour réformer ses attitudes. Il faut donc parler, même si ce n’est pas toujours facile : beaucoup de diplomatie est nécessaire. Mais si l’on se trouve vraiment dans l’insatisfac­tion, voire dans le début de la pénibilité ou de sou rance, il faut dire les choses, essayer de les expliquer, et expliquer la mécanique du non-désir. Avec les risques que l’on encourt, parce qu’il n’y

a pas toujours des solutions simples. Et si le partenaire va plus loin dans l’agression, il faut porter plainte. Derrière ces atteintes au consenteme­nt, il y a ce que vous appelez « une divergence des désirs » : un décalage entre le désir féminin et le désir masculin.

J’ai hésité avant de l’écrire comme ça, mais les faits sont têtus. D’abord, il faut combattre les stéréotype­s quant aux « besoins » masculins qui seraient plus importants: il est prouvé qu’il n’existe aucun besoin physiologi­que. Laissons aussi derrière nous l’héritage d’une histoire où l’on a appris aux femmes, notamment au e siècle, à ne pas exprimer leur désir et à ne pas manifester leur plaisir. Dans les faits, ce n’est pas que les femmes auraient moins de désir, c’est qu’il ne se manifeste pas exactement de la même manière. Pour trouver les raisons de cette di érence, on peut étudier la position dans le couple. Beaucoup de femmes subissent une « surcharge mentale ». Elles portent toutes les tâches domestique­s sur les épaules, sont fatiguées et agacées. Or, certaines études montrent que celles qui subissent un partage des tâches très inégalitai­re et qui en sou rent ont moins de désir que celles vivant dans un couple plus égalitaire. Mais cela n’explique pas tout, même pour moi qui suis un petit peu ennemi juré du biologique : à mon avis, la mécanique du plaisir ne fonctionne pas exactement de la même manière du côté des hommes et du côté des femmes. Diriez-vous que le désir féminin est plus cérébral et le désir masculin plus mécanique?

Le désir masculin est e ectivement plus automatiqu­e, quelle que soit la relation. Que les hommes soient amoureux de leur femme, indi érents, voire entrés dans l’hostilité et la guerre conjugale, le désir peut se maintenir. La routine sexuelle ne les gêne pas. Pour les femmes, je n’emploierai­s pas le terme « cérébral ». Ce n’est pas intellectu­el, c’est émotionnel. Il faut un grain de passion pour libérer la sexualité. Il faut un désir au sens large. Or, dans le couple qui s’installe, la femme peut avoir la sensation de devenir un meuble parmi les meubles. Sur la longue durée, son désir s’étiole. En général, ce n’est pas une question d’amour. Pour certaines femmes, le fait que le désir s’a aiblisse est la révélation que ça va moins bien dans la relation, mais pour d’autres – et elles sont assez majoritair­es dans mon enquête – l’amour est là. Elles ont une phrase qui revient toujours : « On forme une bonne équipe. » L’homme est impeccable comme conjoint de vie, comme papa pour les enfants, etc. Ce qui fait qu’elles acceptent de se forcer et de refouler leur absence d’envie. Et cela devient leur secret.

Oui. Je n’ai jamais fait une enquête où il y ait eu un tel poids du silence. Cela a été énorme. J’ai même eu des témoignage­s de personnes qui voulaient raconter pour crever l’abcès, mais qui me demandaien­t de ne pas publier. Ces femmes avaient trop peur d’être reconnues: elles se disaient amoureuses de leur mari, mais sans désir.

L’absence de désir est d’autant plus difficile à admettre que le couple est aujourd’hui défini par la sexualité.

Oui, elle est fondatrice. De plus en plus de relations commencent même par le sexe. Le fait de continuer à avoir du désir est perçu, surtout par les hommes, comme un rituel de confirmati­on : on confirme qu’on est toujours amoureux. Ce qui est étrange, et c’est appuyé par toute une série d’études, c’est que les hommes ont souvent une bonne capacité à séparer la sexualité du sentiment, mais dans ce contexte particulie­r, ils se mettent dans une position – très valorisant­e d’ailleurs – qui consiste à dire : c’est au nom du sentiment, de l’amour, que je demande qu’on fasse davantage l’amour. Et cela, c’est destructeu­r pour les femmes. Quand elles entendent ce message, ou qu’il est sous-entendu, elles commencent à se poser des questions sur elles-mêmes. A culpabilis­er. Plusieurs se déclarent même frigides.

Toutes n’emploient pas ce mot daté du

e siècle, mais quand elles décrivent les choses, elles pensent en e et que c’est inhérent à leur être, qu’elles sont des femmes

« comme ça ». Avec un problème. Voilà pourquoi elles s’enfoncent dans le silence, n’expriment pas leur non-consenteme­nt. « C’est la mécanique du désir qui ne marche pas chez moi », ai-je entendu. Cette culpabilit­é les fait tout accepter, les incite à se forcer, à simuler, etc. Alors que ce n’est pas cela : c’est la mécanique conjugale qui fait s’évanouir ce désir chez les femmes. Vous écrivez que certaines femmes ont pris l’habitude de compter. Elles s’autorisent en quelque sorte un certain nombre de refus avant de céder…

Oui, elles font des petits comptes d’apothicair­e. Elles résistent parce qu’elles n’en ont pas envie, mais sans exagérer, parce qu’il y a le risque de l’infidélité… Dans le livre, une certaine Céline dit ne faire l’amour avec son mari que lorsqu’elle considère s’être trop refusée les jours précédents, que sa demande est donc raisonnabl­e. Quand trop de temps a passé, certaines considèren­t presque qu’elles doivent accomplir leur devoir conjugal – oui, ça n’a pas disparu ! –, accepter de se forcer, et on est clairement ici dans quelque chose qui n’est pas consenti. La fin de votre enquête porte sur les solutions à cette divergence des désirs. Vous évoquez les câlins sans pénétratio­n comme une bonne astuce.

Oui, le jeune homme qui m’a parlé de cela est typiquemen­t dans le cas de ces nouveaux hommes, très attentifs à l’écoute du désir ou du non-désir féminin. Après l’accoucheme­nt de sa femme, il a imaginé des caresses strictemen­t habillées sur le lit, ce qui retire à sa femme la peur que cela s’enchaîne sur autre chose. Elle peut exprimer son désir sans avoir peur de devoir subir, par la suite, la corvée d’une pénétratio­n qu’elle redoute encore. Et puis il y a d’autres trouvaille­s plus ou moins reproducti­bles…

Oui, comme ce retraité qui reproduit sa lune de miel aux Maldives : il crée une espèce de rupture romantique. Le besoin, c’est quand même une rupture de la routine, ou un changement dans les gestes. On observe dans les études que les femmes souhaitent un peu moins les préliminai­res que les hommes. Cela se comprend, parce qu’un bon nombre d’entre elles souhaitent que cette corvée soit expédiée le plus vite possible. Mais c’est là où l’on voit, si je peux m’exprimer ainsi, qu’il y a des marges de progressio­n importante­s. D’autres couples disent carrément « stop, on arrête le sexe ». Mais ce n’est pas une informatio­n que l’on peut partager, dans un dîner, le samedi soir…

Oui, de nombreux témoins disent que la sexualité « parfaite » n’est pas le coeur de leur fonctionne­ment conjugal. La sexualité, ça peut être vibrant, et symbolique­ment très fort pour le couple. Mais si ça marche seulement « pas mal », il faut se dire que ce n’est pas si grave, que ça peut revenir plus tard. Mais pour renoncer au sexe, il faut que les deux soient d’accord. Et cette discussion n’est pas facile à amorcer. L’autre arrangemen­t classique, c’est l’infidélité. Mais elle a ses limites…

Hommes et femmes la pratiquent de manière différente. Les hommes y pensent avant de se lancer, tandis que les femmes, elles, tombent sur quelqu’un, alors qu’elles étaient dans cette situation de baisse du désir. Elles n’étaient pas si attirées que ça par l’infidélité, puisque le désir était bas. Mais cette rencontre leur révèle que c’est énorme. Une bombe atomique. Le problème, e ectivement, avec l’infidélité, c’est qu’on a du mal à la pratiquer comme une activité purement technique, en dehors de l’engagement sentimenta­l… Cela va souvent amener à faire des choix douloureux. La masturbati­on n’est pas non plus toujours satisfaisa­nte: il y a la nostalgie de l’acte partagé. Non, le mieux est sans doute de discuter du fonctionne­ment du couple et réfléchir à la manière de fabriquer des parenthèse­s enchantées.

“QUAND TROP DE TEMPS A PASSÉ, CERTAINES CONSIDÈREN­T QU’ELLES DOIVENT ACCEPTER DE SE FORCER.”

Et le polyamour?

Je n’y crois pas tellement. C’est vrai qu’on assiste de plus en plus à des séquences brèves de sexualité vécue comme un loisir et qu’il existe des sites qui incitent à ces rencontres de passage, mais le polyamour structuré sur la durée reste aussi minoritair­e que l’échangisme. Une des fonctions du couple, et qui est de plus en plus forte, c’est le soutien mutuel: notre conjoint est notre premier « fan », parce qu’il existe entre nous une relation de reconnaiss­ance et de confiance mutuelle. Mais cela exige une certaine exclusivit­é.

 ??  ?? BIO EXPRESS Né en 1948, Jean-Claude Kaufmann est sociologue, spécialist­e notamment des questions de sexualité. Il est également l’auteur de « Sociologie du couple » (PUF, 1993), « Pères & Fils. Une histoire d’amour » (Textuel, 2010) et de « la Guerre des fesses »
(JC Lattès, 2013).
BIO EXPRESS Né en 1948, Jean-Claude Kaufmann est sociologue, spécialist­e notamment des questions de sexualité. Il est également l’auteur de « Sociologie du couple » (PUF, 1993), « Pères & Fils. Une histoire d’amour » (Textuel, 2010) et de « la Guerre des fesses » (JC Lattès, 2013).
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