Libye La guerre qui alarme la France
La guerre qui alarme la France Escalade du conflit, multiplication des belligérants, activisme de la Turquie et de la Russie… La Libye, à quelques centaines de kilomètres des côtes européennes, est devenue une nouvelle Syrie
Neuf ans après l’insurrection qui a renversé Kadhafi, la Libye est devenue une nouvelle Syrie. Un pays atomisé entre plusieurs factions, fracturé autour du contrôle des hydrocarbures, selon des lignes de conflit directement importées du Moyen-Orient. L’Occident n’a pas prêté assez attention à ce pays qui s’enlisait dans « une conflictualité à bas bruit », pour reprendre l’expression de Pierre Razoux, chercheur à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole militaire (Irsem). Il se réveille à peine qu’une accélération brutale menace de faire imploser l’Otan et de créer une nouvelle crise migratoire. Bras de fer franco-turc, menaces égyptiennes, multiplication de belligérants, la situation est telle que le ministre des A aires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, a évoqué, avec inquiétude, la « syrianisation » de la Libye. Si l’Iran chiite est cette fois absent du théâtre, on y retrouve les deux oppositions qui déchirent la Syrie : la première, entre les pétromonarchies du Golfe et les Frères musulmans soutenus par le Qatar ; la seconde, entre la Turquie et la Russie. Le point en quatre questions.
1 QUELLES SONT LES FORCES EN PRÉSENCE ?
L’escalade de la guerre confirme la partition du pays entre l’Ouest (Tripolitaine), contrôlé par le gouvernement de Fayez al-Sarraj, reconnu par l’ONU et la Turquie, et l’Est (Cyrénaïque) sous influence du maréchal dissident Khalifa Haftar, soutenu par la Russie et, même si ce n’est jamais o ciel, la France. La ligne de front se situe aux portes de la ville de Syrte, la cité natale de
Kadhafi, verrou stratégique et porte d’entrée du « croissant pétrolier ».
Chaque camp dispose d’une armée de mercenaires internationaux. Du côté du gouvernement d’union nationale (GNA) de Tripoli : 7 000 mercenaires soudanais, tchadiens, et surtout syriens, envoyés par la Turquie. Du côté de l’Armée nationale libyenne du général Haftar : 1 200 hommes du groupe privé paramilitaire russe Wagner (selon une estimation de l’ONU), 3 500 Soudanais et 1 000 Syriens pro-Damas.
Depuis son retour sur la scène libyenne, Khalifa Haftar s’appuie sur une coalition internationale, autour des Emirats arabes unis, qui jouent le rôle de porte-parole des Saoudiens et des Egyptiens. Engagés dans une o ensive régionale contre les Frères musulmans et leur protecteur le Qatar, les Emirats vendent aux Occidentaux le maréchal Haftar comme un bouclier contre l’extrémisme. Ils interviennent euxmêmes militairement en Libye et ont déclenché un millier de frappes aériennes entre avril et décembre 2019 pour le soutenir. En réalité, il s’agit pour eux de refermer la parenthèse ouverte par les « printemps arabes » de 2011.
Le maréchal dissident est aussi soutenu par les Russes : Moscou a une revanche à prendre depuis le renversement de Khadafi par les forces de l’Otan, une guerre dans laquelle elle estime qu’on lui a forcé la main. La Russie a déployé des Mig et des Sukhoi-24 pour défendre les positions du maréchal sur la base de Djoufra. Et les mercenaires de la milice Wagner o rent un appui discret. Khalifa Haftar bénéficie également du soutien des Egyptiens : le président Abdel Fattah al-Sissi a qualifié
l’axe Al-JoufraSyrte de « ligne rouge », dont le franchissement, par le gouvernement de Tripoli ou ses alliés turcs, déclencherait une intervention immédiate du Caire. Enfin, les Français soutiennent le maréchal en coulisse. Cet appui est dicté par des intérêts sécuritaires : 4 500 militaires français se battent au Sahel, à la frontière sud de la Libye. De Paris, on voit le général Haftar comme l’homme fort capable de lutter contre les islamistes et de juguler les flux migratoires. Le président Al-Sarraj faisant au contraire figure d’homme faible, otage des milices islamistes.
En face, et bien qu’étant le pouvoir légitime de la Libye soutenu par l’ONU, le gouvernement d’union nationale d’Al-Sarraj, abandonné par la communauté internationale, s’est jeté dans les bras des Turcs. L’appui aérien d’Ankara a permis de repousser l’o ensive de Haftar et des mercenaires de Wagner. Cette implication de la Turquie s’inscrit dans un activisme régional de plus en plus agressif. Ankara entend bien profiter du désengagement américain et de la faiblesse de l’Europe pour avancer ses pions. Vis-à-vis de ses électeurs, Recep Tayyip Erdogan, le leader turc, n’hésite pas à invoquer l’Empire ottoman pour justifier ses prétentions sur la Libye, « ces terres où nos ancêtres ont marqué l’histoire ».
Depuis que le Parlement turc a approuvé le principe d’une intervention, le 2 janvier, hommes et armes n’ont cessé d’a uer vers Tripoli et Misrata. Les Turcs ont fourni leurs armes les plus sophistiquées, en
particulier des drones (armés) et des dispositifs e caces de brouillage contre les armes russes. Des navires turcs ont aussi servi de rampe de lancement à des missiles visant les positions de Haftar. Parallèlement, des contingents de mercenaires syriens proturcs mènent une guerre du pauvre. Regroupés sous l’appellation Armée nationale syrienne, ils ne se battent plus contre les forces de Damas, mais sont devenus des supplétifs des guerres d’Ankara − au Kurdistan, et maintenant en Libye. Ces Syriens permettent à la Turquie d’être présente sur le sol libyen sans impliquer son armée, et à peu de frais : 1 800 euros mensuels par combattant. Mais pour ces derniers, cette somme, qui représente l’équivalent de deux ans du salaire moyen en Syrie, fait figure de pont d’or.
2 VERS UNE “SYRIANISATION” DU CONFLIT LIBYEN ?
La « syrianisation » de la Libye est la conséquence directe de l’entente entre Bachar al-Assad et le maréchal Haftar. Ce dernier s’est en e et rapproché de Damas pour faire pièce à l’engagement de Syriens pro-turcs. Parrainée par la Russie, une délégation de proches de Haftar est arrivée à Damas le 3 mars pour rouvrir l’ambassade libyenne en Syrie, fermée depuis 2012. Les nouveaux alliés se sont engagés à « contrer conjointement l’agression de la Turquie contre leurs deux pays », une référence au soutien qu’Ankara apporte tant à la rébellion anti-Assad à Idlib, qu’au gouvernement de Tripoli.
Cette collaboration est en réalité e ective depuis 2019. Pendant la bataille de Tripoli déclenchée en avril 2019, des communications en arabe syrien ont été interceptées dans le camp du maréchal. Le transfert de ces soldats est e ectué par la compagnie Cham Wings, propriété de Rami Makhlouf, le cousin de Bachar al-Assad, à partir de Hmeïmim, le quartier général russe en Syrie. L’homme d’a aires avait été impliqué en avril dans une tentative de livraison de drogue à un port de l’Est libyen. Une source de devises appréciable pour ces
régimes en manque de légitimité et d’argent pour financer leurs guerres.
3 QUEL EST LE RÔLE DE LA RUSSIE ?
La Russie soutient clairement le maréchal Haftar, l’homme qui a bâti sa réputation sur la lutte antidjihadiste à Benghazi, et sur la réouverture des puits de pétrole. Pourtant, des tensions sont apparues entre les deux alliés.
D’abord, du fait de l’intransigeance du Libyen. Ainsi, le 14 janvier, il a brusquement quitté Moscou où il avait été convoqué pour entériner un cessez-le-feu avec Al-Sarraj, manquant une occasion historique. Ce serait d’ailleurs le retrait du front de Tripoli de centaines de mercenaires du groupe Wagner qui aurait précipité la défaite du maréchal en juin, marquant la méfiance des Russes vis-à-vis de leur poulain.
Ensuite, Khalifa Haftar s’est révélé un stratège décevant : « En lançant son o ensive contre Tripoli en avril 2019, il a fait preuve de trop d’ambition. Il est allé trop loin », analyse Robert Malley, directeur de l’International Crisis Group, ancien conseiller de Bill Clinton et de Barack Obama. C’est cette o ensive qui, en faisant voler en éclats les négociations politiques poursuivies dans la ville libyenne de Ghadames sous l’égide de l’Onu, a entraîné l’intervention militaire turque.
La Russie, qui ne veut pas d’un conflit ouvert avec la Turquie, cherche désormais à remplacer le maréchal par un interlocuteur plus légitime. Elle dispose de canaux de communication, notamment avec Aguila Salah, président du Parlement libyen exilé à Tobrouk. Il est donc à prévoir que Moscou essaie dans un futur proche de renouer avec Tripoli et de jouer les médiateurs entre les deux Libye.
Actuellement, on se demande si Erdogan et Poutine ne vont pas conclure un marché global : la Turquie cesserait d’armer la poche syrienne d’Idlib, en échange de quoi la Russie arrêterait de soutenir l’o ensive contre Tripoli, et rognerait les forces de Haftar en Cyrénaïque. Ce marchandage, avec à la clé un partage des ressources pétrolières, consacrerait la partition du pays. Les Libyens y perdraient ce qui leur reste de souveraineté.
4 QUELLE EST LA STRATÉGIE DE LA FRANCE ?
La Libye est un nouveau terrain où la France n’arrive décidément pas à peser sur l’escalade d’un conflit, malgré les conséquences directes sur ses intérêts stratégiques. On comprend que les récents succès militaires de la Turquie en Libye consternent Paris. Ankara est sur le point de contrôler le deuxième robinet migratoire de la région. « Erdogan exerçait déjà un chantage permanent vis-à-vis de l’Union européenne sur la question des migrants. En devenant le principal acteur militaire en Libye, sa capacité de nuisance va augmenter de façon exponentielle », redoute un diplomate. La perspective de nouvelles vagues d’immigration et de l’implantation de mouvements djihadistes à quelques centaines de kilomètres des côtes européennes préoccupe Paris.
La France veut donc aujourd’hui impliquer l’Union européenne, les Etats-Unis et l’Otan pour freiner l’hégémonie turque. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser les révélations du ministère des Armées, selon lesquelles « le Courbet », un navire français participant à une mission de l’Otan en Méditerranée, a fait l’objet d’une manoeuvre « extrêmement agressive » de la part de frégates turques. Alors qu’il s’approchait d’un bateau civil soupçonné de violer l’embargo international sur les armes en Libye, la marine turque l’a illuminé avec ses radars, à trois reprises, signal préalable à la mise en oeuvre de tirs… Depuis on assiste à une escalade des tensions diplomatiques entre la France et la Turquie. Le 29 juin, Emmanuel Macron accusait la Turquie d’avoir une « responsabilité historique et criminelle » dans ce conflit. Le lendemain, Mevlüt Cavusoglu, chef de la diplomatie turque, dénonçait la « mentalité destructrice » de la France : « D’un côté, l’Otan considère la Russie comme une menace. Mais, de l’autre, la France, membre de l’Otan, s’e orce de renforcer la présence de la Russie. […] Emmanuel Macron devrait se rendre compte que s’en prendre de la sorte à la Turquie ne lui apportera rien sur le plan de la politique intérieure. »
En soutenant en coulisse le maréchal Khalifa Haftar, la France a été bien imprudente. Elle a perdu le profit politique qu’elle aurait pu tirer de son rôle dans la liquidation du régime de Kadhafi en 2011, comme elle a renoncé à la possibilité de jouer les arbitres et les lanceurs d’alerte. Comment défendre l’idée d’un cessez-le-feu et dénoncer les ingérences étrangères quand on a soutenu un des belligérants ? Et pourquoi s’indigner de la position de la Turquie qui a beau jeu de se prévaloir de son soutien au gouvernement adoubé par les Nations unies de Fayez al-Sarraj ? On pourrait reprocher à la France de demander le gel de la ligne de front de Syrte uniquement lorsque son poulain, le général Haftar, se trouve en mauvaise posture sur le terrain… Et Ankara n’a pas tort lorsqu’il présente la France comme une puissance partisane parmi d’autres… Une puissance moyenne, et surtout sans combattants déployés, qui devra laisser la Turquie et la Russie, désormais les acteurs principaux de la région et dont aucun n’a les intérêts de l’Europe à coeur, décider du sort de la Libye et de ses ressources.