L'Obs

Libye La guerre qui alarme la France

La guerre qui alarme la France Escalade du conflit, multiplica­tion des belligéran­ts, activisme de la Turquie et de la Russie… La Libye, à quelques centaines de kilomètres des côtes européenne­s, est devenue une nouvelle Syrie

- Par SARA DANIEL

Neuf ans après l’insurrecti­on qui a renversé Kadhafi, la Libye est devenue une nouvelle Syrie. Un pays atomisé entre plusieurs factions, fracturé autour du contrôle des hydrocarbu­res, selon des lignes de conflit directemen­t importées du Moyen-Orient. L’Occident n’a pas prêté assez attention à ce pays qui s’enlisait dans « une conflictua­lité à bas bruit », pour reprendre l’expression de Pierre Razoux, chercheur à l’Institut de Recherche Stratégiqu­e de l’Ecole militaire (Irsem). Il se réveille à peine qu’une accélérati­on brutale menace de faire imploser l’Otan et de créer une nouvelle crise migratoire. Bras de fer franco-turc, menaces égyptienne­s, multiplica­tion de belligéran­ts, la situation est telle que le ministre des A aires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, a évoqué, avec inquiétude, la « syrianisat­ion » de la Libye. Si l’Iran chiite est cette fois absent du théâtre, on y retrouve les deux opposition­s qui déchirent la Syrie : la première, entre les pétromonar­chies du Golfe et les Frères musulmans soutenus par le Qatar ; la seconde, entre la Turquie et la Russie. Le point en quatre questions.

1 QUELLES SONT LES FORCES EN PRÉSENCE ?

L’escalade de la guerre confirme la partition du pays entre l’Ouest (Tripolitai­ne), contrôlé par le gouverneme­nt de Fayez al-Sarraj, reconnu par l’ONU et la Turquie, et l’Est (Cyrénaïque) sous influence du maréchal dissident Khalifa Haftar, soutenu par la Russie et, même si ce n’est jamais o ciel, la France. La ligne de front se situe aux portes de la ville de Syrte, la cité natale de

Kadhafi, verrou stratégiqu­e et porte d’entrée du « croissant pétrolier ».

Chaque camp dispose d’une armée de mercenaire­s internatio­naux. Du côté du gouverneme­nt d’union nationale (GNA) de Tripoli : 7 000 mercenaire­s soudanais, tchadiens, et surtout syriens, envoyés par la Turquie. Du côté de l’Armée nationale libyenne du général Haftar : 1 200 hommes du groupe privé paramilita­ire russe Wagner (selon une estimation de l’ONU), 3 500 Soudanais et 1 000 Syriens pro-Damas.

Depuis son retour sur la scène libyenne, Khalifa Haftar s’appuie sur une coalition internatio­nale, autour des Emirats arabes unis, qui jouent le rôle de porte-parole des Saoudiens et des Egyptiens. Engagés dans une o ensive régionale contre les Frères musulmans et leur protecteur le Qatar, les Emirats vendent aux Occidentau­x le maréchal Haftar comme un bouclier contre l’extrémisme. Ils intervienn­ent euxmêmes militairem­ent en Libye et ont déclenché un millier de frappes aériennes entre avril et décembre 2019 pour le soutenir. En réalité, il s’agit pour eux de refermer la parenthèse ouverte par les « printemps arabes » de 2011.

Le maréchal dissident est aussi soutenu par les Russes : Moscou a une revanche à prendre depuis le renverseme­nt de Khadafi par les forces de l’Otan, une guerre dans laquelle elle estime qu’on lui a forcé la main. La Russie a déployé des Mig et des Sukhoi-24 pour défendre les positions du maréchal sur la base de Djoufra. Et les mercenaire­s de la milice Wagner o rent un appui discret. Khalifa Haftar bénéficie également du soutien des Egyptiens : le président Abdel Fattah al-Sissi a qualifié

l’axe Al-JoufraSyrt­e de « ligne rouge », dont le franchisse­ment, par le gouverneme­nt de Tripoli ou ses alliés turcs, déclencher­ait une interventi­on immédiate du Caire. Enfin, les Français soutiennen­t le maréchal en coulisse. Cet appui est dicté par des intérêts sécuritair­es : 4 500 militaires français se battent au Sahel, à la frontière sud de la Libye. De Paris, on voit le général Haftar comme l’homme fort capable de lutter contre les islamistes et de juguler les flux migratoire­s. Le président Al-Sarraj faisant au contraire figure d’homme faible, otage des milices islamistes.

En face, et bien qu’étant le pouvoir légitime de la Libye soutenu par l’ONU, le gouverneme­nt d’union nationale d’Al-Sarraj, abandonné par la communauté internatio­nale, s’est jeté dans les bras des Turcs. L’appui aérien d’Ankara a permis de repousser l’o ensive de Haftar et des mercenaire­s de Wagner. Cette implicatio­n de la Turquie s’inscrit dans un activisme régional de plus en plus agressif. Ankara entend bien profiter du désengagem­ent américain et de la faiblesse de l’Europe pour avancer ses pions. Vis-à-vis de ses électeurs, Recep Tayyip Erdogan, le leader turc, n’hésite pas à invoquer l’Empire ottoman pour justifier ses prétention­s sur la Libye, « ces terres où nos ancêtres ont marqué l’histoire ».

Depuis que le Parlement turc a approuvé le principe d’une interventi­on, le 2 janvier, hommes et armes n’ont cessé d’a uer vers Tripoli et Misrata. Les Turcs ont fourni leurs armes les plus sophistiqu­ées, en

particulie­r des drones (armés) et des dispositif­s e caces de brouillage contre les armes russes. Des navires turcs ont aussi servi de rampe de lancement à des missiles visant les positions de Haftar. Parallèlem­ent, des contingent­s de mercenaire­s syriens proturcs mènent une guerre du pauvre. Regroupés sous l’appellatio­n Armée nationale syrienne, ils ne se battent plus contre les forces de Damas, mais sont devenus des supplétifs des guerres d’Ankara − au Kurdistan, et maintenant en Libye. Ces Syriens permettent à la Turquie d’être présente sur le sol libyen sans impliquer son armée, et à peu de frais : 1 800 euros mensuels par combattant. Mais pour ces derniers, cette somme, qui représente l’équivalent de deux ans du salaire moyen en Syrie, fait figure de pont d’or.

2 VERS UNE “SYRIANISAT­ION” DU CONFLIT LIBYEN ?

La « syrianisat­ion » de la Libye est la conséquenc­e directe de l’entente entre Bachar al-Assad et le maréchal Haftar. Ce dernier s’est en e et rapproché de Damas pour faire pièce à l’engagement de Syriens pro-turcs. Parrainée par la Russie, une délégation de proches de Haftar est arrivée à Damas le 3 mars pour rouvrir l’ambassade libyenne en Syrie, fermée depuis 2012. Les nouveaux alliés se sont engagés à « contrer conjointem­ent l’agression de la Turquie contre leurs deux pays », une référence au soutien qu’Ankara apporte tant à la rébellion anti-Assad à Idlib, qu’au gouverneme­nt de Tripoli.

Cette collaborat­ion est en réalité e ective depuis 2019. Pendant la bataille de Tripoli déclenchée en avril 2019, des communicat­ions en arabe syrien ont été intercepté­es dans le camp du maréchal. Le transfert de ces soldats est e ectué par la compagnie Cham Wings, propriété de Rami Makhlouf, le cousin de Bachar al-Assad, à partir de Hmeïmim, le quartier général russe en Syrie. L’homme d’a aires avait été impliqué en avril dans une tentative de livraison de drogue à un port de l’Est libyen. Une source de devises appréciabl­e pour ces

régimes en manque de légitimité et d’argent pour financer leurs guerres.

3 QUEL EST LE RÔLE DE LA RUSSIE ?

La Russie soutient clairement le maréchal Haftar, l’homme qui a bâti sa réputation sur la lutte antidjihad­iste à Benghazi, et sur la réouvertur­e des puits de pétrole. Pourtant, des tensions sont apparues entre les deux alliés.

D’abord, du fait de l’intransige­ance du Libyen. Ainsi, le 14 janvier, il a brusquemen­t quitté Moscou où il avait été convoqué pour entériner un cessez-le-feu avec Al-Sarraj, manquant une occasion historique. Ce serait d’ailleurs le retrait du front de Tripoli de centaines de mercenaire­s du groupe Wagner qui aurait précipité la défaite du maréchal en juin, marquant la méfiance des Russes vis-à-vis de leur poulain.

Ensuite, Khalifa Haftar s’est révélé un stratège décevant : « En lançant son o ensive contre Tripoli en avril 2019, il a fait preuve de trop d’ambition. Il est allé trop loin », analyse Robert Malley, directeur de l’Internatio­nal Crisis Group, ancien conseiller de Bill Clinton et de Barack Obama. C’est cette o ensive qui, en faisant voler en éclats les négociatio­ns politiques poursuivie­s dans la ville libyenne de Ghadames sous l’égide de l’Onu, a entraîné l’interventi­on militaire turque.

La Russie, qui ne veut pas d’un conflit ouvert avec la Turquie, cherche désormais à remplacer le maréchal par un interlocut­eur plus légitime. Elle dispose de canaux de communicat­ion, notamment avec Aguila Salah, président du Parlement libyen exilé à Tobrouk. Il est donc à prévoir que Moscou essaie dans un futur proche de renouer avec Tripoli et de jouer les médiateurs entre les deux Libye.

Actuelleme­nt, on se demande si Erdogan et Poutine ne vont pas conclure un marché global : la Turquie cesserait d’armer la poche syrienne d’Idlib, en échange de quoi la Russie arrêterait de soutenir l’o ensive contre Tripoli, et rognerait les forces de Haftar en Cyrénaïque. Ce marchandag­e, avec à la clé un partage des ressources pétrolière­s, consacrera­it la partition du pays. Les Libyens y perdraient ce qui leur reste de souveraine­té.

4 QUELLE EST LA STRATÉGIE DE LA FRANCE ?

La Libye est un nouveau terrain où la France n’arrive décidément pas à peser sur l’escalade d’un conflit, malgré les conséquenc­es directes sur ses intérêts stratégiqu­es. On comprend que les récents succès militaires de la Turquie en Libye consternen­t Paris. Ankara est sur le point de contrôler le deuxième robinet migratoire de la région. « Erdogan exerçait déjà un chantage permanent vis-à-vis de l’Union européenne sur la question des migrants. En devenant le principal acteur militaire en Libye, sa capacité de nuisance va augmenter de façon exponentie­lle », redoute un diplomate. La perspectiv­e de nouvelles vagues d’immigratio­n et de l’implantati­on de mouvements djihadiste­s à quelques centaines de kilomètres des côtes européenne­s préoccupe Paris.

La France veut donc aujourd’hui impliquer l’Union européenne, les Etats-Unis et l’Otan pour freiner l’hégémonie turque. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser les révélation­s du ministère des Armées, selon lesquelles « le Courbet », un navire français participan­t à une mission de l’Otan en Méditerran­ée, a fait l’objet d’une manoeuvre « extrêmemen­t agressive » de la part de frégates turques. Alors qu’il s’approchait d’un bateau civil soupçonné de violer l’embargo internatio­nal sur les armes en Libye, la marine turque l’a illuminé avec ses radars, à trois reprises, signal préalable à la mise en oeuvre de tirs… Depuis on assiste à une escalade des tensions diplomatiq­ues entre la France et la Turquie. Le 29 juin, Emmanuel Macron accusait la Turquie d’avoir une « responsabi­lité historique et criminelle » dans ce conflit. Le lendemain, Mevlüt Cavusoglu, chef de la diplomatie turque, dénonçait la « mentalité destructri­ce » de la France : « D’un côté, l’Otan considère la Russie comme une menace. Mais, de l’autre, la France, membre de l’Otan, s’e orce de renforcer la présence de la Russie. […] Emmanuel Macron devrait se rendre compte que s’en prendre de la sorte à la Turquie ne lui apportera rien sur le plan de la politique intérieure. »

En soutenant en coulisse le maréchal Khalifa Haftar, la France a été bien imprudente. Elle a perdu le profit politique qu’elle aurait pu tirer de son rôle dans la liquidatio­n du régime de Kadhafi en 2011, comme elle a renoncé à la possibilit­é de jouer les arbitres et les lanceurs d’alerte. Comment défendre l’idée d’un cessez-le-feu et dénoncer les ingérences étrangères quand on a soutenu un des belligéran­ts ? Et pourquoi s’indigner de la position de la Turquie qui a beau jeu de se prévaloir de son soutien au gouverneme­nt adoubé par les Nations unies de Fayez al-Sarraj ? On pourrait reprocher à la France de demander le gel de la ligne de front de Syrte uniquement lorsque son poulain, le général Haftar, se trouve en mauvaise posture sur le terrain… Et Ankara n’a pas tort lorsqu’il présente la France comme une puissance partisane parmi d’autres… Une puissance moyenne, et surtout sans combattant­s déployés, qui devra laisser la Turquie et la Russie, désormais les acteurs principaux de la région et dont aucun n’a les intérêts de l’Europe à coeur, décider du sort de la Libye et de ses ressources.

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 ??  ?? Le président Macron en visioconfé­rence avec Vladimir Poutine, le 26 juin. La Russie est aux côtés du maréchal Haftar.
Le président Macron en visioconfé­rence avec Vladimir Poutine, le 26 juin. La Russie est aux côtés du maréchal Haftar.
 ??  ?? Checkpoint contrôlé par le gouverneme­nt d’Al-Sarraj, aux portes de la ville de Syrte, verrou stratégiqu­e.
Checkpoint contrôlé par le gouverneme­nt d’Al-Sarraj, aux portes de la ville de Syrte, verrou stratégiqu­e.
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 ??  ?? L’autoprocla­mée Armée nationale libyenne du général Haftar à Benghazi le 18 juin. Les combattant­s sont en route pour rejoindre la ligne de front près de Syrte.
L’autoprocla­mée Armée nationale libyenne du général Haftar à Benghazi le 18 juin. Les combattant­s sont en route pour rejoindre la ligne de front près de Syrte.
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En soutien aux forces du gouverneme­nt d’Al-Sarraj, une équipe de déminage de l’armée turque est à Tripoli, le 15 juin.

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