LA NOUVELLE PHOTO DU SIÈCLE
Cinquante-quatre ans après le célèbre cliché des yé-yé paru dans
“Salut les copains”, le photographe
Yann Arthus-Bertrand a réalisé ce portrait de 47 jeunes militants associatifs et entrepreneurs s’activant pour un avenir plus juste et plus écologique. En exclusivité, “l’Obs” publie cette image symbolique d’une nouvelle génération engagée
C’était le temps des yé-yé, le temps de la légèreté et de l’insouciance, « le temps des copains et de l’aventure », chantait Françoise Hardy. C’était un temps où l’Amérique faisait encore rêver et le rock’n’roll se déhancher toute une jeunesse en liesse devant ses nouvelles idoles de la musique populaire. « Un temps de la futilité, comme une parenthèse enchantée », se souvient Jean-Marie Périer.
C’est lui, le photographe ami de toutes les célébrités qui immortalisa un jour d’avril 1966 cette génération du baby-boom triomphante. Le portrait de groupe réunit 47 jeunes vedettes de la chanson : Antoine, Christophe, France Gall, Sylvie Vartan ou même Serge Gainsbourg qui écrit déjà pour eux tous, et bien sûr le chef de file, Johnny Hallyday, dégaine à la Lucky Luke, adossé à une échelle subrepticement laissée à son intention. Bientôt baptisée « la photo du siècle », épinglée sur les murs de chambre de millions d’adolescents, l’image paraît en juin en poster central du magazine « Salut les copains » et devient la madeleine de Proust de toute une classe d’âge.
JEUNESSE UNIE DANS LA LUTTE
Cinquante-quatre ans plus tard, le besoin de sérieux s’est substitué à la futilité, les yé-yé ont perdu leur « é » : place à la génération Y engagée et à « la nouvelle photo du siècle ». Et si le « monde d’après », c’était eux, déjà là en action sous nos yeux ? Militants, associatifs, entrepreneurs, ce sont 47 visages réunis cette fois-ci devant l’objectif de Yann Arthus-Bertrand, pour incarner une jeunesse désireuse d’avenir, luttant concrètement pour plus de justice économique, écologique et sociale, sur une Terre abîmée qu’ils entendent sauvegarder. Peutêtre pas des « stars » (quoique certains soient en passe de le devenir dans leur domaine, comme Lauren Bastide, l’animatrice du podcast féministe « la Poudre », Sarah Durieux, directrice de la branche française de Change.org, la plus grande plateforme mondiale de pétitions en ligne, ou encore l’écologiste Maxime de Rostolan, fondateur du réseau Fermes d’Avenir), mais tout de même 8,1 millions de followers cumulés et des capacités de mobilisation qu’on a peine à imaginer.
A l’origine de l’initiative, la soirée-événement « Cultivons notre confiance pour la planète » organisée en octobre 2018 au Grand Rex, à Paris, où se retrouvent 3000 personnes impliquées dans la « transition sociétale ». Quatre jeunes participants s’y lient d’amitié : Julien Vidal, créateur de Çacommenceparmoi.org, une école numérique des gestes écologiques; Inès Seddiki, créatrice de l’association Ghett’up, le plus gros incubateur d’entreprises dans les quartiers; Samuel Grzybowski, fondateur du mouvement interconvictionnel Coexister ; et Eva Sadoun, cofondatrice de la plateforme d’investissement dans des projets à impact social et environnemental Lita. L’appel à « élaborer de nouveaux récits pour transformer le monde » de Cyril Dion, qui vient de publier son « Petit manuel de résistance contemporaine », est alors dans tous les esprits. Dans l’effervescence de la soirée, l’idée d’une photographie collective, susceptible de symboliser la mobilisation et les talents de leur génération, commence à germer.
Des mois de tâtonnements plus tard, c’est Julien Vidal, en contact avec Yann Arthus-Bertrand et sa fondation GoodPlanet, qui ose le SMS gagnant. « Trente secondes après l’envoi de mon message lui demandant s’il accepterait de photographier notre génération, Yann me répondait “Mais oui, bien sûr!” » explique le trentenaire.
« J’ai trouvé l’idée géniale! » confirme Yann ArthusBertrand. « Cette jeunesse est incroyable, c’est notre espoir, elle redonne la pêche au vieil écolo que je suis. Pour moi, à leur âge, l’écologie c’était le jardinage ; eux, comme Greta Thunberg, ont déjà tout compris. C’était le moins que je puisse faire pour eux ; après tout, c’est ma génération qui est responsable de tout ce désastre, je suis heureux et fier de les accompagner », raconte, exalté, l’auteur du bestseller « la Terre vue du ciel », aperçu sur toutes les tables basses de salon, et du film « Home », qui onze ans après sa sortie reste le documentaire le plus vu de l’histoire avec plus de 800 millions de téléspectateurs.
Rendez-vous est pris pour le 6 mars, au château de Longchamp, siège de sa fondation. Baguette sous le bras,
Yann Arthus-Bertrand arrive comme une tornade à la réunion et lance : « Alors, on refait la photo du siècle? Qui est-ce qui fait Johnny Hallyday? » Quand l’aîné se met à parler aux quatre jeunes gens du fameux cliché de Jean-Marie Périer, de ce qu’elle avait représenté pour l’ado « fou de rock’n’roll » qu’il était, et de son impact sur toute la société, ce fut l’évidence : ils n’auraient pu trouver meilleur parrain ni meilleur « récit » pour leur projet. « Il faut se rendre compte de ce que c’était pour un jeune comme moi, en blouse grise à Saint-Jean de Passy, raconte le photographe. Il n’y avait pas de télé, qu’un poste en noir et blanc chez la concierge, pas de “livres jeunesse” comme aujourd’hui; la musique était notre seule obsession. J’allais tous les week-ends m’acheter un vinyle et je me retrouvais dans ces jeunes chanteurs. J’étais très excité de refaire cette photo mythique avec une jeunesse portée par de tout autres combats. »
L’élaboration de la liste des 47 se révèle un savant casse-tête. Afin de représenter la diversité de leur génération, le petit comité chasse les angles morts, calcule les équilibres en matière de genres, d’origines sociales, culturelles ou territoriales (pas plus de la moitié de Parisiens). Trois critères fondamentaux président à la sélection. Outre l’obligation d’être nés entre 1980 et 1999 (génération Y oblige), les candidats doivent : être des créateurs de projet, d’action ou d’organisation à vocation écologique, sociale ou solidaire ; avoir une démarche innovante, en rupture avec les pratiques antérieures; et surtout s’inscrire dans le collectif et être mobilisables par lui. (Ce dernier critère explique l’absence notable d’artistes sur le cliché final.) Les invitations, signées par Yann Arthus-Bertrand, sont lancées.
LE MONDE POST-COVID
A partir de là, tout s’enchaîne. A un minuscule détail près : un virus dénommé Covid, qui contraint tout le monde au confinement et à l’incertitude. Mais, à peine le déconfinement annoncé, Yann Arthus-Bertrand sonne le rappel. Pour lui, cette crise sanitaire donne encore plus de poids à leur action. Hors de question d’abandonner la parole sur le monde post-Covid aux seuls mâles blancs de plus de 60 ans. La prise de vue est fixée au dimanche 7 juin, à 15 heures. Les téléphones chauffent. Seuls deux absents, aussitôt remplacés, sont à déplorer : l’aventurier Corentin de Chatelperron, coincé à l’étranger, et Mathilde Imer, du mouvement Démocratie ouverte, submergée par la Convention citoyenne pour le Climat, dont elle est membre du comité de gouvernance.
Le jour J, dans une joyeuse ambiance de colonie de vacances, certains débarquent avec leurs proches ou leur bande, comme Assa Traoré, du collectif La Vérité pour Adama, qui arrive quelques minutes seulement avant le cliché. Yann Arthus-Bertrand monte sur son escabeau et capture l’instant. « Ce qui serait extraordinaire, mon rêve absolu, ce serait que tous ces jeunes deviennent aussi connus que les yé-yé, conclut le photographe. Parce que ça voudrait dire qu’ils auront vraiment réussi à changer le monde. »
“POUR MOI, À LEUR ÂGE, L’ÉCOLOGIE C’ÉTAIT LE JARDINAGE ; EUX, COMME GRETA THUNBERG, ONT DÉJÀ TOUT COMPRIS.” YANN ARTHUS-BERTRAND