L'Obs

Kessel, le roi-lion

ROMANS ET RÉCITS, PAR JOSEPH KESSEL, SOUS LA DIRECTION DE SERGE LINKÈS, GALLIMARD, LA PLÉIADE, TOME 1, 1968 P., TOME 2, 1808 P., 145 EUROS (135 JUSQU’AU 31 DÉCEMBRE). ALBUM KESSEL, PAR GILLES HEURÉ, 228 P., DONNÉ AVEC L’ACHAT DE TROIS PLÉIADE.

- ANNE CRIGNON

Joseph Kessel entre dans la Pléiade, chez Gallimard, où il arriva il y a presque cent ans avec « la Steppe rouge » (1922). André Gide et d’autres regardèren­t de haut le reporter qui se prenait pour un écrivain. Mais très vite, Kessel fit de ses voyages d’incroyable­s récits et de ses manières, une légende. Comme celle où, pendant les réceptions chics, il broyait les verres de vodka devant la femme de Gaston Gallimard, hypnotisée de le voir croquer à pleines dents le cristal familial. Quarante ans plus tard, lors de l’entrée à l’Académie française de l’« Homo kesselius », comme l’appela André Chamson, il y en eut pour moquer l’arrivée, parmi eux, d’un journalist­e de « France Soir ». « Jef » disposait en effet d’un crédit illimité de Lazareff pour parcourir le monde car son nom avait fait grimper les ventes de 100 000 exemplaire­s. Il avait tout raconté, de l’Afrique et ses marchés d’esclaves à la Seconde Guerre mondiale, écrit avec son neveu Maurice Druon « le Chant des partisans », sympathisé avec de Gaulle à Londres, « couvert » les débuts d’Israël et les déchiremen­ts de l’Irlande. Mais, lui eût-on offert dans ses vieux jours l’illustre collection qu’un ange serait passé dans ses yeux gris. L’auteur du « Lion », appelé à demeurer un fleuron de la librairie française, dut endurer sur le tard la morsure persistant­e du remords.

N’avoir pas senti la détresse de son jeune frère, Lazare, mort suicidé l’année de ses 20 ans, l’avait toujours tourmenté. Ce fantôme ne le quittait plus. Il s’en voulait pour sa mère. L’hiver 1956, de retour d’un bien long périple afghan, il l’avait trouvée mourante, boulevard Brune, éternelle maman suspendue au dernier fil de sa vie dans l’espoir d’embrasser l’absent perpétuel avant de mourir – il écrirait bientôt « les Cavaliers », mais combien de regrets ? Et puis il y avait « Sandi », « la sainte » pour les amis du couple, tant elle pardonnait ses absences et les nuits dans d’autres alcôves à un mari qui s’était juré de ne rien se refuser. Joseph avait aimé sa « Sandinette » jusqu’à embrasser chaque soir un portrait d’elle glissé dans ses bagages aux heures des départs. Pendant les mois où elle s’était éteinte au sanatorium de Davos en 1928, il lui avait préféré l’écriture de « Belle de jour » ou l’oubli de soi dans une guerre lointaine. Trente ans plus tard, la déchéance alcoolisée de sa deuxième femme, la belle Irlandaise à qui il refusa un enfant, lui avait semblé, déjà, une punition, comme s’il devait payer d’avoir provoqué autour de lui tant de chagrin, en marge des admirables pages aujourd’hui pléiadisée­s.

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Joseph Kessel au domicile parisien de l’écrivain Henry de Monfreid.

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