L'Obs

raphaël enthoven

la vengeance D’un fils

- Par SERGE RAFFY

Et le volcan est entré en éruption. Déversant sa lave de mots brûlants. Comme une délivrance de « maux » trop longtemps étou és. Des maux de l’enfance, bien sûr. Des maux enfouis derrière les apparences de la bonne société parisienne, de cette intelligen­tsia des gens bien nés, d’une forme de jet-set littéraire, brillante, rutilante, vivant dans le vase clos du confort germanopra­tin.

A 44 ans, Raphaël Enthoven a décidé, l’été dernier, de dynamiter le système dans lequel il baignait depuis toujours. Lui, le sage, le philosophe, qu’on croyait apaisé, presque installé, avec quatre enfants, dans un rôle de jeune patriarche quadragéna­ire, monte sur le ring de l’autofictio­n, cette arène inflammabl­e où beaucoup se sont consumés depuis des décennies. Et il cogne. Comme un sourd. Sans d’ailleurs s’épargner lui-même.

NOMBRILISM­E CHAMBOULE TOUT

Il règle ses comptes avec son histoire familiale dans la plus pure tradition du genre : le nombrilism­e chamboule-tout, version bazooka. Dans les mauvais rôles, on trouve le beau-père, despote à la main leste, légèrement pervers ; une mère soumise aux diktats de « l’ogre », cet intrus jamais accepté ; un père évanescent, semblant ne jamais vouloir sortir de l’adolescenc­e ; une épouse trop jeune pour être aimée dont le père le fait prendre en filature pour prouver ses « égarements ». A priori, rien de bouleversa­nt sous le soleil de la psychanaly­se freudienne et des épanchemen­ts autocentré­s. OEdipe, bien sûr, est au coeur de ce que Raphaël Enthoven appelle le roman de sa vie. Un OEdipe étincelant et vengeur, chargé de références littéraire­s. Comme un paravent à la douleur.

Un cache-sexe, oserait-on ajouter ? « C’est vrai, il y a un conflit avec mon père, confesse Raphaël Enthoven. Mais il est essentiell­ement littéraire, autour de l’oeuvre de Marcel Proust. On pourrait dire que Jean-Paul est un disciple zélé de l’auteur d’“A la recherche du temps perdu”, dans le sens où il emploie la littératur­e à l’édificatio­n d’un monde parallèle, sublimé, quasi esthétique. Moi, je suis un taliban proustien, je ne rêve pas d’un monde parfait, je n’ai pas peur de la douleur. Swann, le héros proustien, est beau quand il sou re et qu’il n’a pas peur d’exhiber sa sou rance. » Le titre

de l’ouvrage n’est-il pas « le Temps gagné », clin d’oeil à peine voilé au chefd’oeuvre du maître ?

Ainsi donc, tout le tapage à venir sur son livre, sur les réactions des proches, forcément blessés par des révélation­s intimes, ne serait qu’une interpréta­tion au ras du bitume, digne de nauséabond­s tabloïds ? Mais comment y échapper quand les héros de ce vaudeville chic et tortueux, au style mêlant autosatisf­action, élégance et brutalité, sont des personnage­s publics ? Le beaupère, l’homme à la gifle facile surnommé Isidore, est un éminent pédopsychi­atre, concepteur d’une méthode thérapeuti­que contre la dyslexie, aujourd’hui octogénair­e. La mère à l’autorité vacillante est Catherine David, une des grandes plumes du « Nouvel Observateu­r » des années 1980, désormais retraitée et sou rante. L’épouse est Justine Lévy, écrivaine consacrée, elle-même adepte du dévoilemen­t intime, auteure de « Rien de grave », chronique évoquant sans filtre les a res de sa séparation avec Raphaël Enthoven, parti sous d’autres cieux, en l’occurrence ceux d’une certaine Carla Bruni, avec qui il aura un fils, aujourd’hui adolescent.

Comment se dépêtrer du piège, quand le père de l’épouse délaissée n’est autre que Bernard-Henri Lévy, meilleur ami de Jean-Paul Enthoven, le père de Raphaël, lui-même éditeur aux éditions Grasset, longtemps collaborat­eur du « Nouvel Observateu­r », et aujourd’hui conseiller littéraire au « Point » ? Ce dernier publie fin août un roman, « Ce qui plaisait à Blanche », chez Grasset. Comment le père pourra-t-il désormais faire sa promotion ? Le fils n’aurait pu imaginer meilleur moyen de lui couper l’herbe sous le pied. On pourrait se perdre dans ce jeu de miroirs et oublier l’essentiel : la pulsion impérieuse d’un jeune philosophe qui, aux sommets de la célébrité, s’o re une psychanaly­se à ciel ouvert en sachant parfaiteme­nt les dangers de son entreprise.

Au printemps 2019, alors qu’il prépare un « Dictionnai­re amoureux d’Albert Camus », il cale, tourne en rond. Un autre livre est en train de s’emparer de lui. Il délaisse Camus et plonge frénétique­ment dans l’objet de son tourment, celui de l’enfance de Raphaël le délaissé, gamin ballotté comme tant d’autres par le divorce de ses parents, un garnement qui en veut tant à la terre entière d’être mal aimé qu’il multiplie bêtises et provocatio­ns. Il va se construire au forceps dans la passion des grands textes, élève de Normale-Sup, devenu habile et reconnu vulgarisat­eur de la philosophi­e. « J’étais dans une urgence que je n’avais jamais connue en écrivant ce livre, raconte Raphaël Enthoven. Aujourd’hui, je mesure mal les e ets qu’il peut provoquer. Mais je préfère avoir des emmerdes que des tourments. Mes parents sont des écrivains, donc ils connaissen­t les risques de l’exercice romanesque. Ma mère, d’ailleurs, a lu le livre. Elle a adoré. Mon père, je ne sais pas… »

UN FILS ADORÉ, CHOYÉ COMME UNE RELIQUE

Le père ? Il est, dit-on, car il ne veut pas s’exprimer, sous le choc. Mortifié. Hébété, abasourdi par le torrent de ressentime­nts qui sommeillai­t dans l’inconscien­t d’un fils adoré, choyé comme une relique, avec lequel il croyait avoir fait la paix depuis longtemps. S’il a eu accès à l’ouvrage du rejeton récalcitra­nt, pourtant sous embargo jusqu’à sa sortie, ce n’est sans doute pas par Raphaël. « Je l’ai envoyé aux jurés des prix Goncourt et Femina, raconte Muriel Beyer, l’éditrice de l’ouvrage. Jean-Paul Enthoven y a de nombreux amis. Paris est un village, donc il y a de grandes chances que l’un d’eux le lui ait fait parvenir cet été. Mais ce roman n’a rien à voir avec un règlement de comptes. Je crois que nous assistons à la naissance d’un véritable écrivain. »

Raphaël Enthoven, embryon d’un futur Proust ? Ou simple garnement qui vient grossir le bataillon des écrivains adeptes de l’autofictio­n, derrière Angot, Moix, Duroy, Vigan et tant d’autres ? L’épingle du « Je », ou la recherche éperdue du temps. Dans ce jeu de bonneteau littéraire, où les personnage­s réels portent des alias mais se reconnaiss­ent les yeux fermés – un coup j’te vois, un coup j’te vois pas –, l’exercice psychanaly­tique est omniprésen­t. Boxeur, amateur de krav maga, technique de combat de l’armée israélienn­e, Raphaël Enthoven sait qu’il peut blesser

“JE PRÉFÈRE AVOIR DES EMMERDES QUE DES TOURMENTS.” RAPHAËL ENTHOVEN

avec des mots, mais il dit ne pas avoir eu le choix : « Il fallait que ce livre existe. Comme pour faire couler de l’ambre sur mes souvenirs, pour les fixer à jamais. L’ambre leur donne un côté lumineux, comme les insectes qu’on retrouve encastrés sous la glace des pôles depuis des millénaire­s. »

« Le Temps gagné », simple exercice d’exorcisme ? Muriel Beyer, avant d’envoyer le livre à l’imprimerie, l’a confié à un avocat, Thibault de Montbrial. Sentence du juriste : pas de quoi fouetter un chat et surtout rien de di amatoire à signaler. Et pourtant… bruissent les rumeurs dans le petit monde de l’édition parisienne. Une étrange musique se fait entendre. Torrent de boue, confession malsaine, malveillan­ce. « Raphaël brûle la maison qui l’a fait grandir. C’est un petit Néron », entend-on sous le sceau de la confidenti­alité.

Une scène, à la fin du livre, est ravageuse pour l’auteur. Convoqué par son beau-père Elie (Bernard-Henri Lévy), qui veut savoir s’il trompe sa fille Faustine (Justine Lévy) avec Béatrice Luca (Carla Bruni, un temps petite amie de Jean-Paul Enthoven), le narrateur lui ment sans vergogne : « Tu crois vraiment que je suis en train de tromper ta fille avec une ex de mon père ? Mais tu es fou ? […] Tu crois vraiment que je suis capable de faire un truc pareil ? Ça fait deux semaines qu’on me persécute avec cette histoire à la con. […] Je suis innocent ! Non, tu sais quoi ? Je ne suis même pas innocent. Je suis en deçà de la culpabilit­é ! »

Ce « roman » devrait aussi faire monter d’un cran l’hostilité des militantes féministes contre celui qui ne cesse de dénoncer – dans les médias ou sur Twitter – les dérives de leur activisme. Un passage particuliè­rement susceptibl­e de les ulcérer ? Les lignes qui racontent avec force détails l’art consommé de sa femme à déféquer sans le moindre bruit, petite référence à Albert Cohen, dans « Belle du Seigneur », clin d’oeil au fameux syndrome de la chasse d’eau qui horripilai­t Solal.

« On entre là dans ce que la jurisprude­nce appelle l’intimité de la vie privée, souligne Emmanuel Pierrat, avocat spécialist­e des a aires de di amation. Aller dans ce degré d’intimité relève de l’article 9 du Code civil. Cela peut coûter très cher à l’auteur et à son éditeur, jusqu’à 50 000 euros de dommages et intérêts. » Un risque calculé, selon lui : « En France, la liberté d’expression est sacrée. Et surtout, qui oserait poursuivre son ex pour ce genre d’incursion au plus profond de son être, si je puis dire ? Il se couvrirait de ridicule. Vous imaginez les réseaux sociaux ? Ce serait une déferlante. »

“FATRAS DE RANCOEUR”

Enfin, le mythe du beau-père pervers et violent ? « C’est un tissu de mensonges, nous confie ce dernier. Je n’ai donné qu’une seule paire de gifles à ce garçon quand il m’a traité d’enculé devant ma fille. Etais-je le seul symbole d’autorité qu’il connaissai­t pour qu’il s’acharne sur moi ? C’est sans doute une des questions clés de ce fatras de rancoeur. » Raphaël Enthoven, Solal ou petite frappe des beaux quartiers ?

L’auteur, en tout cas, se prépare au combat médiatique. En assénant des crochets sur des punching-balls, des vrais, en cuir tanné. Histoire de rester calme avant la tempête. Il écrit aussi une pièce de théâtre sur le féminisme contempora­in, espère faire une lecture au Festival d’Avignon, en 2021, de « Noces », de Camus, dont l’ombre tutélaire ne le quitte jamais. N’est-il pas, lui aussi, issu de ce terreau algérien, enfant d’une famille de juifs hollandais émigrés du côté d’Oran, théâtre de « la Peste » ?

Raphaël Enthoven va devoir godiller ferme pour échapper à l’accusation d’être simplement… une « petite peste ». Il pourra s’appuyer sur d’illustres ancêtres. Aragon, avec son « mentirvrai ». Boris Vian, avec son « Tout ceci est imaginaire, donc c’est vrai », devenu, sous la plume de l’auteur Enthoven, « Tout ceci est vrai, donc c’est imaginaire ». L’autofictio­n est un jeu de cachecache avec la vérité. Parfois sublime, parfois pervers. Il est toujours un exercice de survie. Un mal nécessaire ? Raphaël Enthoven, malgré dix ans d’analyse, a écrit ce « roman » enflammé et rugueux, « un couteau dans le dos ». Il pourrait lui aussi s’y blesser.

“RAPHAËL BRÛLE LA MAISON QUI L’A FAIT GRANDIR. C’EST UN PETIT NÉRON.”

(*) « Le Temps gagné », par Raphaël Enthoven, Editions de L’Observatoi­re, 528 pages, en librairie.

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Avec son père, l’écrivain et éditeur Jean-Paul Enthoven, en 2013.
 ??  ?? Catherine David, la mère de Raphaël Enthoven, fut l’une des grandes signatures du « Nouvel Observateu­r » dans les années 1980.
Catherine David, la mère de Raphaël Enthoven, fut l’une des grandes signatures du « Nouvel Observateu­r » dans les années 1980.
 ??  ?? Son mariage avec Justine Lévy, fille de Bernard-Henri Lévy, meilleur ami de son père, en 1996 à Paris. A droite, Arielle Dombasle.
Son mariage avec Justine Lévy, fille de Bernard-Henri Lévy, meilleur ami de son père, en 1996 à Paris. A droite, Arielle Dombasle.
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Avec Carla Bruni, à la sortie d’un vernissage en 2007.

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