LA SOLITUDE DES BIÉLORUSSES
Les images d’un peuple qui se bat pour sa liberté sont impressionnantes et émouvantes (voir p. 14).
Et, quoi qu’il advienne, les Biéolorusses ont déjà inscrit l’élection présidentielle de 2020 dans la longue et tortueuse histoire de la quête de démocratie. Mais ces images nous renvoient également à l’état du monde en 2020, marqué par le retour des rapports de force et de la realpolitik. Ce soulèvement sans précédent après une fraude électorale de trop, face à une extraordinaire candidate surprise, Svetlana Tikhanovskaïa, a suscité de nombreux appels à la solidarité– particulièrement dans les anciens pays communistes, qui conservent la mémoire de leur propre combat. Mais ils se heurtent à une triple réalité qui met les manifestants biélorusses face à leur solitude.
D’abord celle du retour des « zones d’influence », que la fin de la guerre froide semblait avoir enterrées. Nostalgique de l’URSS, Vladimir Poutine s’est employé, avec succès, à recréer un « espace vital » d’influence autour de la Russie. Et il a montré par la force, en Géorgie en 2008 et surtout en Ukraine en 2014, qu’il n’entend pas laisser se poursuivre l’érosion de l’ancien bloc soviétique sans livrer le combat. C’est donc naturellement vers le président russe que l’autocrate de Minsk, Alexandre Loukachenko, s’est tourné pour demander de l’aide, malgré les récentes tensions entre les deux pays face à un projet de Poutine de fusion refusé jusqu’ici par le dictateur biélorusse aujourd’hui en difficulté. Poutine peut s’estimer en mesure de décider si, au nom de cette logique de « zones d’influence », son intérêt est aujourd’hui de sauver Loukachenko, y compris par la force, ou de le laisser tomber, s’il estime que la « révolution » biélorusse ne menace pas les équilibres géopolitiques. De cette évaluation du maître du Kremlin dépendra largement la suite des événements à Minsk : une évolution conflictuelle à l’ukrainienne, qui a fait des milliers de morts et n’est toujours pas résolue, ou un changement pacifique à l’arménienne, comme lors de la « révolution de velours » de 2018, qui a porté Nikol Pachinian au pouvoir à Erevan.
D’où le deuxième défi, celui qui se présente à l’Europe, placée en première ligne. Les Vingt-Sept sont à la peine, une fois de plus, car ils n’ont guère que l’arme, peu efficace, des sanctions pour peser sur les événements qui se déroulent à leurs portes. A celles, en particulier, des Polonais et des Baltes. Ces derniers voudraient aller plus loin, mais se heurtent à la prudence des Européens, toujours frileux dès lors qu’il s’agit de s’assumer en puissance géopolitique. D’autant que les divisions européennes ne sont jamais loin : la Grèce a bloqué une déclaration commune de l’UE sur la Biélorussie, estimant que l’Europe ne la soutenait pas assez face à la Turquie en mer Egée…
La troisième réalité qui pèse en Biélorussie est évidemment l’effacement américain. Les Etats-Unis sont accablés à la fois par une présidence dysfonctionnelle, l’approche d’une élection présidentielle âprement disputée, le désastre de la pandémie et les divisions de leur société. Washington n’a pas toujours été avisé par le passé : les Américains ont leur part de responsabilité dans la crise ukrainienne, mais leur absence laisse le champ libre à Poutine pour faire ce qui lui plaît dans son « arrière-cour », et il ne va pas s’en priver.
Les Biélorusses savent qu’ils sont seuls, cela ne les empêche pas de se battre face à une dictature qui a visiblement fait son temps. Ceci rappelle furieusement Budapest en 1956 ou Prague en 1968 – même si l’histoire ne se répète pas. Espérons-le pour les courageux Biélorusses !