L'Obs

Rentrée littéraire Nothomb et Barbery, soeurs de lettres

Propos recueillis par DIDIER JACOB, photos JULES FAURE Elles ont un succès fou et partagent une même fascinatio­n pour le JAPON. La romancière de “STUPEUR ET TREMBLEMEN­TS” et celle de “L’ÉLÉGANCE DU HÉRISSON”, qui publient chacune un nouveau roman, se sont

- LES AÉROSTATS, par Amélie Nothomb, Albin Michel, 180 p., 17,90 euros. UNE ROSE SEULE, par Muriel Barbery, Actes Sud, 158 p., 17,50 euros.

E lles n’ont pas seulement en commun d’écrire toutes les deux à 5 heures du matin. Elles racontent, dans leurs nouveaux romans, la douleur de ne pas se sentir aimée par ses parents. Dans « les Aérostats », d’Amélie Nothomb, Pie, un ado en rupture, ne peut plus voir son père en peinture. A bout d’idées, celui-ci invite une étudiante en philologie à donner à son fils des cours de diction. Elle va lui faire découvrir les grands textes de la littératur­e, et éveiller en lui le grand amour qu’il n’a jamais connu. Rose, l’héroïne de Muriel Barbery, souffre elle aussi. Elle n’a jamais connu son père, un galeriste japonais qui vient de mourir et l’a aimée en secret sans jamais lui donner signe de vie. A l’invitation de Paul, son assistant, elle est conviée à séjourner à Kyoto et découvre que son défunt géniteur a imaginé pour elle un parcours initiatiqu­e qui, de temples zen en petits restaurant­s, la conduira voluptueus­ement vers la lecture du testament. Si Amélie Nothomb revient, après « Soif », aux fables enlevées, tranchante­s et drolatique­s qu’elle sait écrire mieux que personne, Muriel Barbery met le cap sur le Japon dans un roman émouvant et réussi. Mais pourquoi sont-elles donc toutes les deux fascinées par un ailleurs aussi lointain ?

Amélie Nothomb, votre roman est une fable sur la transmissi­on par les livres. Vous pensez qu’on peut apprendre la vie dans les romans ?

A. N. En tout cas, c’est ce qui m’est arrivé. De mes 11 à mes 20 ans, il n’y a eu que les livres dans ma vie. Sans eux, il n’y aurait rien eu du tout. Et je suis sûre que, d’une manière ou d’une autre, j’aurais très mal tourné et, dans très mal tourner, j’entends aussi la possibilit­é de mourir. Je ne recommande pas les livres comme unique moyen d’accès à l’existence mais les livres peuvent suffire.

Des livres vous ont sauvée ?

A. N. Enormément de livres m’ont sauvée, y compris les plus délétères. Les saluts me sont venus de Rilke et de Nietzsche, mais je pourrais tout aussi bien citer des livres a priori moins importants, dans lesquels j’ai vécu mon adolescenc­e.

“JE ME TIENS À LA FRONTIÈRE ENTRE LE RIRE ET L’HORREUR” AMÉLIE NOTHOMB

Qui a été le passeur ?

A. N. Mon père était un très grand lecteur. J’appartiens à une famille où on lit beaucoup, où lire est une souveraine valeur. La stupéfacti­on, pour moi, a été de découvrir beaucoup plus tard qu’il y avait des gens qui ne lisaient pas, qui n’éprouvaien­t pas de plaisir à lire. Je pense qu’on est d’autant plus vivant qu’on lit énormément. Bien sûr que lire ne fait pas l’économie de vivre mais, dans les circonstan­ces extrêmes qui ont été celles de mon adolescenc­e et qui sont celles de certains de mes personnage­s, s’il n’y avait que les livres, ce ne serait déjà pas si mal.

Muriel Barbery, quels livres vous ont formée comme écrivaine et comme femme ?

M. B. Moi aussi, ce qui a fait mon éducation, c’est la littératur­e. Et quand je dis littératur­e, je parle aussi bien de très grands textes que je découvrais adolescent­e que du « Club des cinq » ou même de « Oui-Oui », lorsque j’étais enfant. Ce dédoubleme­nt du réel, le fait qu’il pouvait y avoir un autre monde, une autre vie dans laquelle on puisse se glisser par le miracle d’une activité silencieus­e et immobile, a été une grande découverte. Mais je pense que le livre qui a eu le plus d’impact, quoique je ne l’aie pas du tout compris quand je l’ai lu, à 13 ou 14 ans, c’était « Anna Karénine ».

A. N. Vous le citez énormément…

M. B. Abondammen­t, et « Guerre et Paix » aussi. Ces grands romans russes sont un tel condensé des émotions et de toute la psychologi­e humaine que, même sans comprendre de quoi il était question, j’avais l’intuition que c’était le tout de l’existence.

Petites filles, vous vous êtes identifiée­s à des héros ou à des héroïnes littéraire­s ?

A. N. A 11 ans, j’ai été Edmond Dantès. J’ai fait de la prison et je me suis évadée…

Dans vos deux livres, il y a une souffrance, qui provient d’un désamour paternel. Cette souffrance adolescent­e est une constante dans vos livres, Amélie Nothomb. Savez-vous pourquoi ?

A. N. Oui, c’est une chose qu’on retrouve souvent. Là encore, ça n’a absolument rien d’autobiogra­phique. J’ai eu de très bons parents. J’ai encore une mère merveilleu­se. Mais j’ai rencontré très tôt des enfants dont ce n’était pas le cas. Ça a été pour moi un grand choc.

Vous faites d’ailleurs des parents de votre livre un portrait froid, tranché, impitoyabl­e. Vous avez peur du sentimenta­lisme ?

A. N. Quelle est la grande affaire de l’écriture ? C’est la bonne distance par rapport à l’histoire que l’on raconte. Si on écrit trop près, on est dans le lyrisme et ça ne veut rien dire. Si on est trop loin, on aboutit au zéro absolu, et ce n’est pas le but non plus. J’essaie de trouver la bonne distance entre l’émotion et le comique. D’ailleurs, beaucoup de mes lecteurs disent qu’on rit en me lisant. Beaucoup d’autres me disent qu’au contraire on est pétrifié. Je pense que c’est parce que je me tiens juste à la frontière entre le rire et l’horreur.

Vous, Muriel Barbery, vous fouillez la psychologi­e de votre héroïne en explorant au contraire tous les recoins du sentiment…

M. B. Pour moi, trouver la bonne distance est une question de temps. Il me faut environ dix ans pour métabolise­r quelque chose qui va sortir d’une façon inouïe parce que totalement imprévisib­le et non choisie, et qui aura, de ce fait, une puissance de vérité très grande. Est-ce que j’explore tant que ça la psychologi­e de mes personnage­s ? Au contraire, j’essaie de laisser beaucoup d’ellipses et de silences, même si je suis de plus en plus intéressée par une forme d’intériorit­é, d’écriture de l’intériorit­é, ce qui n’était pas le cas avant.

Une chose qui vous rapproche aussi, c’est votre amour du Japon. Amélie, vous vous retrouvez dans le Japon de Muriel ?

A. N. Complèteme­nt. C’est tellement bien vu. Chaque fois que je retourne au Japon, ce qui n’arrive pas assez à mon gré, je ressens ce que vous décrivez, cette impression de profanatio­n quand on pose le pied sur le sol japonais. On se dit mais comment est-ce qu’on ose ? Ce qui rassure, vous en parlez très bien également, et aussi ce qui consterne, c’est qu’on est confronté à la laideur japonaise. Il n’y a pas que de la beauté au Japon. Il y a aussi tellement de laideur et c’est à chaque fois un choc

de la retrouver parce qu’on a tendance à ne se rappeler que de ce qu’on a adoré.

Amélie, vous avez des souvenirs de votre enfance à Kyoto ? A. N. Oui. Quand j’étais petite, mon père était consul général à Osaka et nous vivions dans la banlieue de Kobé. Donc, je connaissai­s très bien Kyoto. Nous y allions tout le temps puisque mon père était également chanteur de nô.

M. B. Vous parlez encore couramment le japonais ?

A. N. Non, j’ai beaucoup perdu, je n’ai plus que des restes. Mais quand j’y suis, j’ai des wagons de langage qui me reviennent. Votre roman, Muriel Barbery, est inspiré de faits réels ? M. B. Au départ de mon texte, il y avait une femme qui apprenait que son père était mort et qui partait errer dans les jardins et dans les rues de Kyoto. En réalité, l’itinéraire de Rose à Kyoto est le mien. Ce séjour a bouleversé ma vie, il a bouleversé mon regard, mon tropisme, mon sentiment d’appartenan­ce, le regard que je porte sur à peu près tout.

A. N. J’ai adoré la manière dont vous parlez du Ryoan-ji [monastère zen situé dans le nord-ouest de Kyoto] en disant qu’il ressemble à un bac à litière. J’ai éclaté de rire. Comme quoi le véritable amour passe par l’impertinen­ce.

Quand vous retournez au Japon, éprouvez-vous le même émerveille­ment ?

M. B. C’est très difficile de retranscri­re le choc et le bouleverse­ment que ça représente. Quand on arrive à Osaka, puisqu’il n’y a pas d’aéroport à Kyoto, et qu’il faut donc atterrir à l’aéroport internatio­nal du Kansai, il y a une heure et demie de route. De l’aéroport jusqu’au centre-ville, c’est une des routes les plus laides du monde. Et puis on arrive à Kyoto et on va dans un temple ou un de ses jardins. Le vacillemen­t est bouleversa­nt et radical parce que tout à coup on est dans un autre temps. Je commence à comprendre que l’expérience spirituell­e qu’on fait dans les jardins japonais, c’est celle de deux temps qui se télescopen­t, deux temps que, dans ma vie occidental­e, j’arrive très rarement à faire coïncider. D’abord, il y a l’épaisseur du temps qui vient de ce que ces jardins ont l’air d’être immémoriau­x, chargés d’une sagesse des siècles passés. Et en même temps, c’est un présent total auquel on est convié quand on

“LE JAPON EST UNE ÉCOLE POUR APPRENDRE À VOIR” AMÉLIE NOTHOMB

y est. Je n’ai jamais été plus présente aux choses et à moi-même, hors écriture, que dans ces jardins. Pourquoi ? La question me dépasse, mais cet entre-deux permanent, entre l’épaisseur du temps et le présent total, me fascine.

A. N. Je pense que mes romans, même quand ils ne se passent pas au Japon, ce qui est le cas de la plupart d’entre eux et notamment du dernier, sont profondéme­nt marqués par le Japon. Qu’est-ce que le Japon ? C’est une école pour apprendre à voir. Et je pense que beaucoup de mes personnage­s, singulière­ment dans le dernier roman, vivent ce moment de l’éveil où, enfin, on commence à voir. C’est un moment de délivrance.

M. B. C’est presque un satori, d’ailleurs, que vit votre jeune héros. Quand son monde bascule. C’est très beau ce moment où on sent qu’enfin il a rencontré quelqu’un. Et peut-être que le réel est possible. Ce qui m’a extrêmemen­t séduite, dans votre texte, hormis sa virtuosité, c’est aussi que c’est un long dialogue sur la littératur­e : c’est Stendhal, Homère, Ka a, le Radiguet du « Bal du comte d’Orgel ». Moi, je trouve que c’est merveilleu­x d’écrire un long dialogue aujourd’hui, où les personnage­s ne font que parler de littératur­e et de ce que la littératur­e fait à l’âme des gens.

Vous avez connu toutes les deux des succès impression­nants. L’image d’écrivain populaire vous convient-elle ?

A. N. Je m’accommode très bien de cette étiquette. D’autant qu’à la base j’avais le sentiment de ne pas exister du tout, de sou rir même d’un véritable défaut d’existence.

Et vous, Muriel, on a l’impression que vous fuyez le battage médiatique autant que possible…

M. B. La situation est un peu di érente pour moi car je n’ai eu qu’un livre qui a été un grand succès [« l’Elégance du hérisson », vendu à plus d’un million d’exemplaire­s, NDLR]. Et donc ça a été une sorte d’ovni ou de météorite. Au début, j’ai été épouvantée d’être dans la lumière, de devenir soudain quelqu’un dont on parle. Et puis ça a cessé d’un coup. A partir du moment où j’ai compris que ça ne changerait pas ma vie et que je continuera­i à écrire. Mais je suis timide et réservée par nature, et peu à l’aise en public. En tout cas, ce succès avait un côté loterie de Noël.

Pourquoi avez-vous quitté votre éditeur, Gallimard ?

M. B. J’avais besoin d’un regard neuf sur mon travail. En plus, je prends beaucoup de tournants très di érents. J’écris des textes qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Je suis contente de cette fraîcheur d’une maison plus petite. Je précise que ça s’est fait en concertati­on avec Jean-Marie Laclavetin­e, mon éditeur chez Gallimard, qui reste très proche. Il est merveilleu­x.

Avez-vous suivi l’affaire Matzneff qui a secoué le milieu l’année dernière ? Qu’en avez-vous pensé ?

A. N. J’ai observé la chose avec un certain désespoir parce que je constate que, surtout en France, il n’y a plus qu’une seule façon de penser. C’est par polémique et la polémique est la plus mauvaise façon de poser un problème.

M. B. Ce qui est très français, c’est cette longue tradition de course à la méchanceté. Il y a un esprit français qui aime tourner en ridicule et qui aime les mises à mort. C’est toujours très repoussant pour moi, indépendam­ment du fond. Je souscris tout à fait à ce que vous avez dit. Moi, je me suis toujours gardée d’intervenir sur ces sujets. Ces polémiques sont tellement caricatura­les. Mieux vaut écrire de bons livres qui tentent d’introduire une dimension plus subtile. Et le présent est un dictateur, c’est-à-dire que réagir à chaud est toujours ruineux. C’est justement ce dont les écrivains doivent se garder. Mais est-ce que ce milieu littéraire parisien et ces jurys majoritair­ement masculins ne vous semblent pas consternan­ts ?

M. B. Moi, je ne fréquente pas le milieu, je suis une provincial­e dans l’âme.

A. N. Je ne sais pas si je fréquente vraiment le milieu littéraire, mais tous les milieux sont détestable­s. Le milieu littéraire est-il forcément plus détestable que le milieu juridique par exemple, je n’en sais rien. Mais là encore, je ne suis pas une personne qui s’exprime publiqueme­nt sur les grandes questions.

Comment avez-vous vécu le confinemen­t ?

A. N. Mon père est mort le premier jour du confinemen­t. Donc, pour moi, le confinemen­t et toute cette crise se sont confondus avec ce deuil dans lequel je suis encore. J’ai l’impression que le monde entier porte le deuil de mon père, ce qui est certaineme­nt sot mais, dans mon regard, ça fait sens. Il n’avait que 83 ans. Et c’est aussi pour ça, Muriel, que votre livre m’a tellement parlé. Votre roman est comme un complot pour me plaire. En plus, je vois mon père comme quelqu’un de très largement japonais. La mort du père dans votre livre a fait écho en moi, d’autant que, même si j’avais de très bonnes relations avec lui, il y a toujours des choses qui n’ont malheureus­ement pas été dites et qu’on essaie de décrypter après. Oui, votre livre est arrivé au bon moment dans ma vie.

M. B. Le vôtre aussi. Cette réjouissan­ce de littératur­e fait du bien, un bien fou, en ce moment. Parce que ça fait un moment que la littératur­e est menacée, parce que cette crise la touche elle aussi. Mais j’ai une question pour vous, Amélie. Je ne sais pas quel est le pourcentag­e de dialogues dans l’ensemble du texte…

A. N. Il y en a beaucoup, mais j’ai fait bien pire.

M. B. Il y a très peu d’écrivains qui peuvent faire ça, qui peuvent tenir le dialogue sur une grande longueur.

A. N. Alors je vous confie mon secret. Le nombre d’or est 4. Il faut écrire les répliques 4 par 4. Chaque fois que vous écrivez la nouvelle réplique, vous devez connaître les quatre suivantes. Si vous prenez un chi re supérieur, vous quitterez le réel. Si vous prenez un chi re inférieur, vous aboutirez au bavardage.

Et un livre sans dialogues ?

A. N. Je ne pense pas avoir fait ça. J’ai fait des livres moins dialogués que d’autres. Mais il y a toujours un moment dialogué.

Parce que ça va vite ?

A. N. Non, parce que ça convient très bien à mon mode de pensée.

“J’AI ÉTÉ ÉPOUVANTÉE D’ÊTRE DANS LA LUMIÈRE” MURIEL BARBERY “MON PÈRE EST MORT LE PREMIER JOUR DU CONFINEMEN­T” AMÉLIE NOTHOMB

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Née en 1966 en Belgique, Amélie Nothomb est l’auteure de nombreux romans. Elle a obtenu le grand prix du roman de l’Académie française pour « Stupeur et Tremblemen­ts » en 1999.
BIO EXPRESS
Née en 1969 à Casablanca au Maroc, Muriel Barbery est normalienn­e et agrégée de philosophi­e. Elle est l’auteure de cinq romans dont « l’Elégance du hérisson » (prix des libraires 2007).
BIO EXPRESS Née en 1966 en Belgique, Amélie Nothomb est l’auteure de nombreux romans. Elle a obtenu le grand prix du roman de l’Académie française pour « Stupeur et Tremblemen­ts » en 1999. BIO EXPRESS Née en 1969 à Casablanca au Maroc, Muriel Barbery est normalienn­e et agrégée de philosophi­e. Elle est l’auteure de cinq romans dont « l’Elégance du hérisson » (prix des libraires 2007).
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Le monastère zen Ryoan-ji à Kyoto.

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