L'Obs

L’humeur de Jérôme Garcin

- Par JÉRÔME GARCIN J. G.

Je pressens que la querelle va se reproduire et réveiller l’opposition entre fiction et non-fiction. Souvenez-vous. En 2018, le jury Goncourt avait écarté l’incontourn­able « Lambeau », de Philippe Lançon, au prétexte que ce récit chirurgica­l d’une résurrecti­on n’était pas « une oeuvre d’imaginatio­n », et lui avait préféré « Leurs enfants après eux », de Nicolas Mathieu. Que le plus grand prix d’automne ne couronnât pas le plus grand livre de l’année avait choqué certains, dont feu Dominique Noguez, qui s’était fendu d’une tribune dans « le Monde ». Du testament des Goncourt, il avait tiré la conclusion que, « si le roman a la préférence, d’autres genres en prose peuvent concourir », et rappelé que cette académie avait primé « le Feu », de Barbusse, ou « l’Amant », de Duras, deux textes autobiogra­phiques. Deux ans plus tard, la question va se poser à nouveau avec « Yoga » (P.O.L., 22 euros, 10 septembre), un livre dont l’auteur écrit, non sans humour, que, vu le succès croissant de cette discipline, il pourrait bien « faire un carton ». Et il lui en faut, de l’humour, à Emmanuel Carrère, pour ne pas sombrer dans le désespoir et le lamento. Pour raconter, sans prendre le lecteur en otage, sa longue descente aux enfers de la dépression, de la mélancolie suicidaire – par pendaison – et de la bipolarité. Pour décrire son internemen­t de quatre mois dans une unité protégée de l’hôpital Sainte-Anne, où il subit des électrocho­cs et supplie qu’on l’euthanasie. Et pour expliquer, sans en rire, comment il a tenté ensuite de soigner son asthénie, son anhédonie et son amnésie en allant aider à l’accueil des réfugiés dans un hôpital psychiatri­que de Leros reconverti en centre de migrants. Jamais l’auteur de « D’autres vies que la mienne » – dont on comprend mieux l’absence des librairies depuis six ans – n’a été plus écrivain que dans cet autoportra­it éclaté, où il lâche les chiens et ses démons, ne cache rien de ses addictions à l’alcool, au sexe et à son despotique ego ; où, à chaque page, il s’applique à sauver sa peau et repousser, encore un instant M. le bourreau, l’idée de mourir. Désormais assis sur son zafu dans la position du lotus, le yogi Emmanuel Carrère, disciple de Montaigne et de Glenn Gould, médite au milieu d’un champ de ruines, d’où émerge, intact, solide comme la pierre, ce gros livre, qui, après tout, n’a pas besoin de lauriers pour tenir debout. Si, comme il l’écrit ici,

« la littératur­e est le lieu où on ne ment pas », alors voici de la vraie littératur­e.

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