L'Obs

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COMÉDIES FRANÇAISES, PAR ÉRIC REINHARDT, GALLIMARD, 480 P., 22 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

Voici le seul roman de la rentrée dont le héros harcèle par mails, par lettres, sans compter l’envoi, au château d’Authon, d’une boîte « tellement seventies » de marrons glacés, le nonagénair­e Valéry Giscard d’Estaing. Pour un livre qu’il projette d’écrire, Dimitri Marguerite, 27 ans, journalist­e à l’AFP, veut en effet rencontrer l’ancien président et, sans ménagement­s, le soumettre à la question : comment a-t-il pu, lui qui se targuait de moderniser la France, la priver, au milieu des années 1970, de la révolution numérique et laisser les Américains la développer afin d’imposer leur suprématie planétaire ? Par quel aveuglemen­t a-t-il ignoré internet pour mieux favoriser le Minitel ? La réponse, Dimitri la connaît bien : Giscard a cédé alors aux injonction­s du puissant industriel Ambroise Roux et fermé le laboratoir­e de recherches de Louis Pouzin, qui avait inventé le datagramme, système de transmissi­on de données à l’origine d’internet. Et c’est ainsi que la vieille France masculine des privilèges, des jeux d’influence, du corporatis­me, des plats en sauce et des chasses en Sologne eut raison de la France de demain, de l’innovation et de la Toile. Pour raconter cette époque lointaine, l’auteur de « Cendrillon » et du « Système Victoria » a chargé Dimitri de recueillir les souvenirs du fringant Louis Pouzin, aujourd’hui âgé de 89 ans, et de forcer la porte, à Trégastel, de la fille d’Ambroise Roux – il dresse ici un étonnant portrait de l’ex-patron de la CGE, ce capitalist­e d’influence qui vivait caché, prenait des vacances de trois mois, pratiquait le monarchism­e et le spiritisme, faisait tourner les tables et le pouvoir. Dimitri, qui fut lobbyiste avant d’entrer à l’AFP, tient Ambroise Roux pour un grand artiste de la manipulati­on et de l’intimidati­on. Il trouve des vertus à ses vices et de l’éclat à son règne équivoque. Mais il devra abandonner à Eric Reinhardt le soin de rédiger son livre : alors qu’il venait de frôler le fantôme de Roux à Trégastel, Dimitri a été victime d’un accident de la route, le 16 juillet 2016 ( je ne révèle rien, c’est la première page du roman). Il ne s’intéressai­t pas seulement à la naissance d’internet et à la France giscardien­ne. Comédien inachevé, science-potard désabusé et bisexuel hésitant, il aimait passionném­ent le théâtre, la danse, Max Ernst, « le Jardin des plantes » de Claude Simon, les amours sans lendemain, les femmes non épilées et la solitude. Il croyait aux coups de foudre que, entre Madrid, Paris et Bordeaux, le destin manigance, au hasard objectif selon André Breton et au charme insoupçonn­é des « nerdy girls ». Et il offre à Eric Reinhardt, ce Balzac maigre et geek, la matière d’un roman ample, étourdissa­nt comme une chorégraph­ie de De Keersmaeke­r, sur un jeune homme qui lui ressemble, à la fois rêveur et railleur, anachroniq­ue et postmodern­e, sauvage et sophistiqu­é. Du vif-argent.

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