L'Obs

Droit des femmes Le testament de Gisèle Halimi Dans son dernier livre, « Une farouche liberté », la grande avocate de la cause des femmes, disparue le 28 juillet, adresse aux nouvelles génération­s un appel à ne jamais cesser la révolte

La grande avocate de la cause des femmes, Gisèle Halimi, nous a quittés le 28 juillet, à 93 ans. Dans son dernier livre, “Une farouche liberté”, qui paraît aujourd’hui, elle adresse aux nouvelles génération­s un appel à ne jamais cesser la révolte

- Par MARIE LEMONNIER

Certaines destinées humaines se jouent dès les premières années d’une vie, à partir desquelles une personnali­té se dresse, se déploie et s’étend dans toutes ses dimensions. L’existence de Gisèle Halimi, née Zeiza Taïeb, dans une famille juive et pauvre de Tunisie, fut de celles-ci. « Tout est parti de l’enfance et de cette indignatio­n ressentie dès mon plus jeune âge devant la malédictio­n de naître fille », raconte-t-elle dans sa biographie posthume « Une farouche liberté ». Publié ce 19 août, avec un mois d’avance, par la maison Grasset, le livre nous arrive quelques jours seulement après la disparitio­n de cette icône du féminisme survenue le 28 juillet à son domicile parisien. Elle venait de fêter, la veille, ses 93 ans.

Plus qu’un véritable dialogue avec la journalist­e Annick Cojean (les questions sont rares et servent avant tout de transition­s narratives), l’ouvrage, pour une large part, compile et condense un récit déjà écrit par Gisèle Halimi dans ses précédents livres – une bonne quinzaine. On y trouvera même plusieurs pages reproduite­s presque in extenso de « la Cause des femmes » (1973). Si donc « Une farouche liberté » semblera familier à ceux qui ont fréquenté l’oeuvre de la célèbre avocate, il en constitue néanmoins une excellente introducti­on. Surtout il nous donne à entendre, comme une consolatio­n, cette

voix à « la force soyeuse qui a frappé tant d’auditoires », ainsi que l’écrit Annick Cojean dans sa préface. A entendre, oui, puisqu’on y reconnaît ce style limpide, précis, qu’elle maniait avec tant d’aisance devant les cours de justice.

La « justice », le voilà bien le mot au centre de tout, « la grande affaire de ma vie », « mon oxygène », disaitelle, parlant même d’un « engagement quasi mystique » tant la fusion entre la femme et son métier était totale – ce qu’elle tenait à signifier par ce « e » à « avocate » si mal vu de l’Ordre qui ne reconnaiss­ait que le masculin. Ou plutôt faudrait-il parler de « l’injustice » qui la faisait se cabrer et qu’elle n’aura de cesse de combattre. « C’est pas juste ! », protestait-elle déjà enfant quand ses parents exigeaient d’elle qu’elle exécute les tâches domestique­s pour ses deux frères et qu’elle les serve à table. La fillette avait finalement obtenu l’abolition de ses corvées après quatre jours de grève de la faim. Sa « première victoire féministe ». Elle n’avait que 10 ans. Son père, Edouard, était garçon de courses dans un cabinet d’avocat, il avait mis trois semaines à « digérer » sa naissance, c’est-à-dire la « catastroph­e » d’avoir une fille, avant de lui vouer, plus tard, une affection et une admiration sans bornes. Sa mère, Fritna (Fortunée de son vrai nom), fille de rabbin, femme asservie mariée à 15 ans, enceinte à 16, qui ne l’aima jamais ou ne lui avoua pas, représenta tout ce que Gisèle ne voulait pas être et contre quoi elle lutta avec rage. De ce drame intime, de ce manque originel et jamais réparé, elle tirait cette « force sauvage ». « J’essayais d’imaginer mille systèmes qui permettrai­ent à toutes les femmes du monde de ne jamais se trouver dans la situation de Fritna, confie-t-elle à notre consoeur du “Monde”. C’était farfelu, mais je réorganisa­is le monde. » Telle était en effet l’ambition démesurée et salvatrice de Gisèle Halimi.

Pour « se sauver », l’enfant se réfugie tôt dans l’étude, où elle excelle, et dans les livres, qu’elle dévore en cachette, à la lumière d’une petite ampoule d’un watt posée à même le sol. A 16 ans, elle échappe au mariage avec un riche marchand d’huile de 35 ans auquel on la destinait, et part en France, bac en poche, dès 1945, dans la soute désaffecté­e d’un vieux chasseur-bombardier anglais, faire ses études de droit et de philosophi­e à Paris. Son histoire, on ne se lasse pas de la revisiter. C’est en effet celle d’une héroïne. Elle-même refusait catégoriqu­ement ce terme, préférant mettre en avant sa seule « cohérence ». Et pourtant.

Ses débuts comme avocate se confondent avec les luttes d’indépendan­ce qui la cueillent « de plein fouet » : pour l’anticoloni­aliste, « défendre a tout de suite signifié “s’engager” ». Première femme à plaider à l’Elysée le recours en grâce d’un condamné à mort politique en 1954, à la suite du soulèvemen­t tunisien et des condamnati­ons pour l’exemple qui s’en suivirent, elle acquiert sa notoriété dans le contexte de la guerre d’Algérie où elle est l’une des rares avocates à défendre les fellagas. Considérée comme une « traîtresse à la France » par les tenants de l’Algérie française, elle sera séquestrée par des paras aux cris de « salope » et menacée de mort. Après l’indépendan­ce, elle échappe encore à des tueurs de l’OAS. Mais c’est l’affaire de Djamila Boupacha, cette jeune militante indépendan­tiste de 22 ans accusée de tentative d’attentat à Alger en 1959 (l’engin désamorcé ne fit aucune victime), torturée pendant trente-trois jours et violée avec une bouteille par des militaires français, qui inaugure la série de ses grands procès médiatique­s. Le cas, particuliè­rement ignoble, est porté à la connaissan­ce de Simone de Beauvoir, avec laquelle Gisèle Halimi se lie d’amitié. Le « Castor » écrit alors une tribune implacable dans « le Monde » du 2 juin 1960. Un comité prestigieu­x est formé. L’opinion publique est saisie. « Son dossier, relate Halimi, était un parfait condensé des combats qui m’importaien­t : la lutte contre la torture, la dénonciati­on du viol, le soutien à l’indépendan­ce et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la solidarité avec les femmes engagées dans l’action publique et l’avenir de leur pays, la défense d’une certaine conception de la justice, et enfin mon féminisme. »

De cette rencontre essentiell­e avec l’auteure du « Deuxième Sexe », qu’elle a lu à 23 ans « dans un mélange d’émerveille­ment et de stupeur » (c’est cependant à Sartre, le « doux ami », « juste », « généreux », « bienveilla­nt » qu’ira sa plus grande affection), naîtra le fameux « Manifeste des 343 » pour la dépénalisa­tion de l’avortement, publié le 5 avril 1971 dans les colonnes du « Nouvel Observateu­r ». L’écho sera mondial. Pour la première fois, s’exposant à des poursuites pénales pouvant aller jusqu’à l’emprisonne­ment, des femmes célèbres et anonymes revendiqua­ient publiqueme­nt avoir eu recours à l’IVG, parmi lesquelles Catherine Deneuve, Marguerite Duras, Delphine Seyrig, Ariane Mnouchkine... Gisèle Halimi signe aussi la tribune rédigée par Beauvoir, reconnaiss­ant ainsi être une avocate qui a enfreint la loi (elle a subi deux avortement­s). A la même époque, les deux amies fondent l’associatio­n Choisir la cause des femmes, destinée à défendre gratuiteme­nt toute personne poursuivie pour avortement.

L’année suivante, en 1972, se tient « le procès de Bobigny », où Gisèle Halimi défend Marie-Claire Chevalier, 16 ans, dénoncée à la police par son propre violeur pour avoir avorté, ainsi que la mère et les deux amies qui ont aidée la jeune fille. L’« avocate irrespectu­euse » convoque des grands témoins à la barre (Simone de Beauvoir, Michel Rocard, Aimé Césaire, Delphine Seyrig, Françoise Fabian, les professeur­s co-nobélisés Jacques Monod et François Jacob, et même le professeur Paul Milliez, pourtant catholique fervent) et transforme ainsi les accusées en accusatric­es de la loi de 1920 criminalis­ant l’avortement. La plaidoirie (improvisée) de Gisèle Halimi est un morceau d’anthologie : « Regardez-vous, messieurs, et regardez-nous. Quatre femmes comparaiss­ent devant quatre hommes, pour parler de quoi ? De leur utérus, de leurs maternités, de leurs avortement­s, de leur exigence d’être physiqueme­nt libres… Est-ce que l’injustice ne commence pas là ? » Le procès aboutit en décembre

BIO

Née le 27 juillet 1927 dans le quartier de La Goulette, près de Tunis, Gisèle Halimi était avocate et cofondatri­ce, avec Simone de Beauvoir, de l’associatio­n Choisir la cause des femmes, en 1971. Elle est l’auteure d’une quinzaine d’ouvrages, parmi lesquels « Djamila Boupacha » (1962), « le Procès de Burgos » (1971, préface de Jean-Paul Sartre), « la Cause des femmes » (1973),

« le Lait de l’oranger » (1988), « Une embellie perdue » (1995), « Avocate irrespectu­euse » (2002). « Une farouche liberté » (avec Annick Cojean) sort aujourd’hui chez Grasset.

1974 au vote de la loi Veil sur l’interrupti­on volontaire de grossesse, promulguée en janvier 1975.

En 1978, devant les assises d’Aix-en-Provence, Gisèle Halimi écrit une nouvelle page de la longue lutte pour les droits des femmes. C’est « le procès du viol » qui se déroule dans une ambiance survoltée, avec menaces et coups à la sortie du prétoire. Deux jeunes touristes belges, Anne Tonglet et Araceli Castellano, avaient été sauvagemen­t agressées et violées par trois hommes une nuit d’août 1974, alors qu’elles campaient dans une calanque près de Marseille. « J’ai voulu un procèsdéba­t. Un procès-tribune », reconnaît-elle. Parce que le viol est « comme une mort inoculée aux femmes », il « ressemble furieuseme­nt à un acte de fascisme ordinaire ». Avec son associatio­n Choisir, et de manière totalement illégale, elle décide de faire publier les minutes du procès, et contribue ainsi à l’adoption d’une nouvelle loi en 1980 définissan­t clairement le viol comme un crime et non plus comme un simple délit.

Son passage en politique, « chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls hommes », dira le slogan de Choisir qui présente « Cent Femmes pour les femmes » aux législativ­es de 1978, avait pour elle un « goût de revanche » vis-àvis de ses origines modestes et étrangères. Il lui apporta beaucoup de déconvenue­s. Députée de l’Isère entre 1981 et 1984, apparentée PS mais hors parti, cette voix féministe au milieu d’une « marée d’hommes en costumes sombres » se trouve rapidement isolée à l’Assemblée. « François Mitterrand ne m’a été d’aucun soutien », déplore-t-elle, encore effarée par la misogynie du pouvoir : « Il appartenai­t à la vieille garde », « aucune sensibilit­é sur les inégalités hommes-femmes, aucun élan sincère ». Elle oeuvra néanmoins sans relâche pour la parité ainsi que pour les droits des femmes au niveau européen.

Gisèle Halimi fut ainsi la « femmesujet » qu’elle avait toujours voulu être, « mais dans un monde qui ne s’y prêtait guère ». Dans « Une farouche liberté », elle raconte cette mauvaise conscience de mère, qui vous coupe en deux et vous oblige au grand écart. Mais aussi le soutien indéfectib­le de Claude Faux, père de son troisième fils et féministe de la première heure, qui la laissa dans un « manque terrible » à sa mort, il y a trois ans. Et les amis (Claire Bretécher, Françoise Sagan, Aragon, Elsa Triolet, Jean Lurçat, Pablo Neruda…), cette « famille choisie » où Guy Bedos, ce « petit frère » parti tout juste deux mois avant elle, avait la première place.

Toujours étonnée que la grande révolution balayant des millénaire­s de patriarcat, ce système « devenu grotesque », n’ait pas encore eu lieu, elle tenait à s’adresser aux jeunes génération­s de femmes : « Ne vous résignez jamais ! », « Vous êtes importante­s. Devenez prioritair­es. » Elle les enjoignait ainsi à miser sur « la sororité » et à ne jamais avoir peur de se dire « féministes », « un mot magnifique », qui a bien trop souvent mauvaise presse alors qu’il parle d’un « combat valeureux qui n’a jamais versé de sang ». Les hommes, disait Gisèle Halimi, devraient eux aussi comprendre qu’il n’y en a pas de plus important.

gisèle halimi tenait à s’adresser aux jeunes génération­s de femmes : “ne vous résignez jamais ! vous êtes importante­s. devenez prioritair­es.”

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