L'Obs

Arnault/Bolloré Duel de titans

L’homme le plus riche de France contre le patron de Vivendi, ce sera la bataille financière de l’automne. L’enjeu? Mettre la main sur ce qui reste de l’empire Lagardère, notamment l’éditeur Hachette et la radio Europe 1

- Par CLAUDE SOULA

Qui sera le champion du capitalism­e français? L’empereur du luxe ou le pirate breton ? Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France selon le classement annuel de « Challenges », avec ses 100 milliards d’euros –qui en font aussi la 3e richesse mondiale–, ou bien Vincent Bolloré, la 17e fortune française avec 5,7 milliards d’euros « seulement » ? L’affronteme­nt qui se profile pour l’automne entre le fondateur de LVMH et sa kyrielle de marques étincelant­es (Vuitton, Dior, Givenchy, Kenzo, Sephora…) et le capitaine de Vivendi et ses filiales (Canal+, Havas, Universal Music ou les éditions Larousse) est inédit. Dans le passé, les deux hommes ont mené des batailles financière­s épiques: Bernard Arnault a essayé –en vain– d’arracher Gucci à François Pinault ou encore Hermès à ses familles fondatrice­s. De son côté, Vincent Bolloré a attaqué Martin Bouygues ou Jérôme Seydoux. Mais c’est la première fois qu’ils vont se retrouver en combat frontal… Bataille de stratèges, bataille d’ego aussi !

L’enjeu financier de ce duel est presque anecdotiqu­e à leur échelle : c’est ce qui reste encore du groupe Lagardère après dixsept ans de direction hésitante d’Arnaud Lagardère. Le patron de 59ans, en poste depuis la mort soudaine de son père, Jean-Luc, en 2003, a en effet réduit à peau de chagrin l’un des plus grands groupes industriel­s français. Il a vendu sa position de premier actionnair­e du groupe Airbus, puis l’essentiel de la presse magazine – dont il était numéro un mondial –, ses chaînes de télévision, son studio de production ou ce qui restait du constructe­ur Matra. Des cessions dictées aussi bien par les échecs de ses nouvelles activités – le commerce des droits sportifs – que par le poids de son endettemen­t personnel, contracté pour renforcer son pouvoir sur un groupe dont il détient seulement 7,3 % des actions.

Pendant des années, Arnaud Lagardère a dissimulé l’énormité de cette dette, malgré plusieurs jugements l’obligeant à la publier, avant de finalement s’exécuter le 13 août dernier : c’est 215 millions qu’il doit rembourser à ses créanciers, dont 164 millions au Crédit agricole, sur un endettemen­t initial de 450 millions. Les cessions et dividendes des dix dernières années lui ont pourtant rapporté 400 millions ! Où sont-ils passés ? A part son train de vie luxueux, c’est un mystère. Mais le résultat, c’est qu’il ne lui reste qu’un croupion d’empire : la branche distributi­on (les magasins Relay des gares et aéroports), trois médias (« Paris Match », « le Journal du dimanche » et la radio Europe 1) conservés pour leur influence et l’accès privilégié qu’ils lui donnent au pouvoir politique. Et la perle du lot: le groupe Hachette, numéro trois mondial de l’édition grand public avec notamment des filiales puissantes en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Le tout est valorisé 2 milliards d’euros en Bourse, pour un chi re d’a aires 2019 de 7,2 milliards. La crise du Covid-19 l’a fortement impacté au premier semestre : il a déclaré une perte de 500 millions d’euros, pour un chi re d’a aires en fort recul de 38 % à 2 milliards d’euros seulement.

DESTITUER L’INAMOVIBLE HÉRITIER

Alors comment les tycoons Bernard Arnault et Vincent Bolloré se sont-ils retrouvés face à face ? Tout commence en 2016, quand un Français installé à Londres, Joseph Oughourlia­n, décide de s’attaquer à cette icône du capitalism­e familial, qu’il juge mal gérée. Il commence par discuter avec son patron, puis décide qu’il faut le pousser dehors. Son fonds financier, Amber Capital, va alors acheter progressiv­ement 20 % des actions – ce qui en faisait le premier actionnair­e devant le Qatar jusqu’au printemps dernier. Ces 20 % ne lui donnaient pourtant aucun pouvoir : Lagardère

est une « société en commandite », dont le gérant –Arnaud Lagardère– est inamovible, ou presque. Il ne peut pas être renvoyé par les actionnair­es: seuls les membres de son conseil de surveillan­ce ont ce pouvoir.

Avant d’agir, Oughourlia­n doit donc obtenir la majorité du conseil, et cela demande temps et patience. Le 5 mai dernier, lors de la dernière assemblée générale des actionnair­es, le financier – par ailleurs fan de foot et propriétai­re du club de Lens – pensait avoir rassemblé su samment d’investisse­urs mécontents pour entrer au fameux conseil et enclencher la destitutio­n de l’héritier. Raté! Juste avant, Arnaud avait réussi à s’attirer deux soutiens de poids : d’abord Marc Ladreit de Lacharrièr­e, le milliardai­re qui « par amitié » avait fourni un emploi fictif à la femme de François Fillon et qui, là aussi « par amitié », a accepté d’acheter 3,5% de son capital. Ensuite et surtout, Vincent Bolloré, qui a pris 10 % dans un premier temps, avant de monter cet été jusqu’à 23,5% des parts, devenant ainsi le nouvel actionnair­e le plus puissant du groupe.

Parmi ses pairs, la réputation du maître de Vivendi est pourtant plus proche du loup-garou que de l’agneau : il fait peur. Quand il investit dans une entreprise, c’est soit pour l’avaler, soit pour revendre sa participat­ion en empochant une belle plus-value. Malgré tout, Nicolas Sarkozy –proche à la fois d’Arnaud Lagardère, qui le soigne dans ses journaux et qui l’a fait entrer à son conseil de surveillan­ce, et de Bolloré, qui lui avait prêté son yacht après son élection à la présidence en 2007– a garanti à Arnaud que Vincent le défendrait contre les attaques d’Amber…

Etait-ce de la naïveté ou de la rouerie de la part de l’ancien président reconverti en banquier d’a aires amateur? Mystère. En tout cas, les choses ont rapidement mal tourné : « Vincent Bolloré a refusé de donner la moindre garantie à Arnaud, de signer le

moindre protocole… Arnaud se méfiait mais il n’avait pas d’autre solution », explique un vieux routier des a aires. En fait, l’héritier assiégé avait simplement fait entrer un nouveau loup dans sa bergerie, en espérant qu’il fasse peur au premier prédateur, Joseph Oughourlia­n. Et c’est bien ce qui s’est passé. L’assemblée générale du 5 mai fut une victoire pour Arnaud, grâce aux voix de Bolloré et de Ladreit : Amber Capital n’a pas obtenu les postes qu’il convoitait au conseil.

Mais trois semaines plus tard, surprise! Arnaud Lagardère annonce, le 25 mai, que Bernard Arnault va investir une centaine de millions à titre personnel – et non pas via sa société LVMH –dans Lagardère Capital & Management (LCM), sa société personnell­e, celle qui détient la gérance de Lagardère. Le patron de Vuitton obtiendrai­t ainsi un quart des titres, et il serait le mieux placé – au coeur de la machine – pour emporter les plus beaux morceaux en cas de démantèlem­ent du groupe. Ce chèque permet à Arnaud de régler ses dettes les plus urgentes et surtout d’a cher le soutien de l’homme le plus puissant de France.

LA RÉPLIQUE DES ASSIÉGÉS

Il attire ainsi un nouveau carnassier, encore plus gros, dans son enclos, histoire de tenir les deux autres en respect. Pour amuser la galerie, il concocte une histoire « abracadabr­antesque » : Bernard Arnault agirait par amitié pour le défunt Jean-Luc. Ce n’est pas son genre. Alors pourquoi s’aventure-t-il dans cette bergerie qui menace de s’écrouler? Dans le Tout-Paris des a aires, on s’interroge. Il y a ceux qui penchent pour l’explicatio­n politique: « Il y est allé pour faire plaisir à Emmanuel Macron. Il avait déjà racheté “le Parisien” pour l’éloigner de toute influence dangereuse pour le pouvoir. Il veut maintenant protéger les médias Lagardère contre l’influence de Vincent Bolloré, jugé incontrôla­ble depuis qu’il a mis sa chaîne d’informatio­n CNews au service de l’extrême droite : l’Elysée ne voulait pas qu’il refasse la même chose avec Europe1 ou “Paris Match”», avance un proche de l’homme d’a aires.

D’autres le voient plutôt agir en pater familias: « Il va convaincre Arnaud de lui céder ses parts, en lui évitant l’humiliatio­n d’être chassé par un raider, puis il transmettr­a le groupe à l’un de ses enfants », prédit une de ses connaissan­ces. Et puis, il y a ceux qui, comme ce banquier d’a aires, y voient un mouvement d’ego : « Bernard Arnault voulait simplement apparaître comme l’homme fort du capitalism­e français, le parrain qui assure la paix entre les siens. C’était une opération d’image pour faire oublier ses guerres du passé.» Ces trois motivation­s ne sont d’ailleurs pas incompatib­les. Mais Arnault et Lagardère ont alors fait une grossière erreur de savoir-vivre : « Ils n’ont pas prévenu Bolloré, ni même Sarkozy ! Vincent l’a pris comme une agression », dit un de ses amis.

La réplique n’a pas tardé. Le patron de Canal+ est allé voir le premier loup à avoir lancé l’attaque, Oughourlia­n, pour signer un pacte d’alliance pour les cinq ans qui viennent. A eux deux, ils pèsent 43,5 % du capital et ils demandent la convocatio­n cet automne d’une assemblée générale extraordin­aire, qui leur permettrai­t de nommer 4 membres, sur les 9 du conseil de surveillan­ce. Ce faisant, Bolloré défie donc au premier chef Bernard Arnault, sommé de défendre son protégé jusqu’au bout. « Bolloré a un avantage sur Arnault : il a un projet industriel. Il rapprocher­a

Hachette de sa filiale Editis et fera de Vivendi un géant mondial de l’édition. C’est cohérent et c’est une vraie motivation pour gagner », dit un banquier d’a aires. « Nous voulons aussi rapprocher Canal+ et Europe 1 : il y aura forcément des synergies entre les deux », complète un conseiller de Bolloré. Evidemment, le Breton ne dit pas encore s’il compte transforme­r Europe 1 en organe proche de l’extrême droite, comme CNews, et y mettre à l’antenne ses stars Pascal Praud, Eric Zemmour, Eugénie Bastié ou Charlotte d’Ornellas...

Mais la réplique des assiégés n’a pas tardé: le 17 août, Arnaud Lagardère a fait prolonger son contrat de gérant pour quatre ans. Initialeme­nt, c’est en mars 2021 que son conseil de surveillan­ce devait se prononcer à ce sujet. Mais nul ne sachant où pencherait alors la majorité du conseil, il a préféré prendre les devants. « Se faire renouveler ainsi en catimini sans tenir compte de la volonté des actionnair­es, c’est absurde et ça ne changera rien à l’issue de la bataille, explique l’un des soutiens de Vincent Bolloré. Ça ne répond pas non plus au problème principal du groupe : sa mauvaise santé financière. »

Si Bolloré et Oughourlia­n se sont rapprochés ainsi au coeur de l’été, en urgence, c’est d’abord parce qu’ils ont été choqués par les énormes pertes semestriel­les du groupe. Mais c’est aussi parce qu’en juillet, Arnaud Lagardère a confirmé qu’il voulait acheter Simon & Schuster, l’un des cinq grands éditeurs américains (690 millions d’euros de chi re d’a aires), filiale du groupe CBS-Viacom. Une acquisitio­n qui ferait de Hachette (2,4 milliards de chi re d’a aires) un éditeur presque aussi gros que le numéro deux mondial, Random House (3,4 milliards de chi re d’a aires). Seul problème, cette opération coûterait près d’un milliard d’euros et Vincent Bolloré s’inquiète de la façon dont Lagardère la financerai­t. « Trouver de l’argent de nos jours n’est pas un problème », a simplement déclaré l’héritier.

Sur le fond, Bolloré ne s’y oppose pas: tout ce qui renforce Hachette le renforcera s’il arrive à ses fins. Et si ce n’est pas lui, c’est Bernard Arnault qui en profitera: « La bataille financière entre eux est devenue inéluctabl­e, pronostiqu­e un proche des attaquants de Lagardère. Il n’y a plus d’autre solution. »

“ARNAULT VA CONVAINCRE LAGARDÈRE DE LUI CÉDER SES PARTS. POUR LUI ÉVITER L’HUMILIATIO­N D’ÊTRE CHASSÉ PAR UN RAIDER.” UN PROCHE D’ARNAULT

 ??  ?? A gauche, Bernard Arnault, fondateur et patron de LVMH. A droite,Vincent Bolloré. Au centre, Arnaud Lagardère.
A gauche, Bernard Arnault, fondateur et patron de LVMH. A droite,Vincent Bolloré. Au centre, Arnaud Lagardère.
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Bernard Arnault détient un quart des titres de la holding d’Arnaud Lagardère (ici en 2007).
 ??  ?? Joseph Oughourlia­n (Amber Capital) a signé un pacte d’alliance avec Bolloré. A eux deux, ils pèsent 43,5% du capital de Lagardère.
Joseph Oughourlia­n (Amber Capital) a signé un pacte d’alliance avec Bolloré. A eux deux, ils pèsent 43,5% du capital de Lagardère.

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