L'Obs

Fonction publique Les réseaux émergents des écolos

Dans les administra­tions, les grandes écoles, une conscience écologiste se fait jour. Même si des bastions résistent, comme à Bercy ou au ministère de l’Intérieur

- Par CÉCILE AMAR Photo PASCAL BASTIEN

Un saut dans l’inconnu. Une plongée en territoire potentiell­ement hostile. Quand elle est nommée ministre du Logement en mai 2012, Cécile Duflot a en tête une phrase de Dominique Voynet : « Les grands corps sont nos ennemis », avait coutume de dire celle qui fut la ministre de l’Environnem­ent de Lionel Jospin. « Je voulais montrer le contraire, affirme Cécile Duflot. Avoir dans mon cabinet des administra­tifs qui ont une sensibilit­é écologiste est un sujet dès ma nomination. » Elle se fixe une règle : autour d’elle, il devra y avoir un tiers de socialiste­s, un tiers d’écolos et un tiers de technos. Dès son arrivée au ministère, elle réunit les agents. Et repère une jeune femme qui sourit pendant tout son discours. « Elle était plus écolo que moi », s’amuse Duflot, qui la recrute aussitôt au cabinet. La ministre puisera aussi dans les administra­tions dont elle a la cotutelle avec sa collègue de l’Environnem­ent. La patronne d’Europe Ecologie-les Verts (EELV) à l’époque y recrutera notamment celui qui est au départ son directeur de cabinet adjoint, avant de devenir son directeur de cabinet, Frédéric Lenica. Lequel dirige aujourd’hui le cabinet d’Anne Hidalgo, à la Mairie de Paris.

La prochaine fois, qu’en sera-t-il ? Si les écolos arrivent au pouvoir, de quels réseaux disposeron­t-ils dans la haute administra­tion ? Ils pourront déjà compter sur un petit noyau « visant à la di usion des idées écologiste­s dans la sphère publique », créé l’hiver dernier : le Lierre, composé de 250 à 300 fonctionna­ires et décideurs publics. « On se prépare à la prise du pouvoir, en plantant les graines d’un réseau qui nous permettrai­t de diriger », raconte son fondateur et animateur, Wandrille Jumeaux, militant vert depuis dix ans et fonctionna­ire territoria­l. Recruter dans les différente­s fonctions publiques (Etat, territoria­le et santé) est « plus facile aujourd’hui, explique-t-il. Avant, les gens se cachaient.

Maintenant, c’est moins honteux. » Les écologiste­s pourront aussi compter sur les hauts fonctionna­ires qui ont travaillé avec eux quand ils étaient ministres et sur ceux qui travaillen­t désormais dans les grandes villes qu’ils dirigent (Grenoble, Marseille, Lyon et sa métropole…).

Et ailleurs ? Comme Cécile Duflot avant eux, ils trouveront leur principal vivier au ministère de l’Ecologie. Grâce à Jean-Louis Borloo. Le mantra de ce dernier est simple : « Si vous voulez une vraie révolution, il faut la faire dans l’administra­tion. » C’est ce qu’il a fait en 2007 à la tête de son grand ministère de l’Ecologie, du Développem­ent et de l’Aménagemen­t durable, créant une super-administra­tion verte et mettant en place le Grenelle de l’environnem­ent. « La vraie écologie est aussi technique, explique Borloo. La haute administra­tion publique est performant­e, mais il faut impulser une fusion des regards et des compétence­s. C’est ce qu’on a fait, on a réuni tout le monde, fusionné des grands corps. Ça a pris dix ans mais ça a marché. Cela ne tient que si vous avez des ministres puissants et allants, qui donnent une impulsion. Dès que vous relâchez un peu, chacun revient à son corps d’origine, à sa colline d’avant. » La conversion verte de l’administra­tion doit être sans cesse encouragée, entretenue. « Les hauts fonctionna­ires sont comme vous et moi, poursuit-il. Si on rend opérationn­el le rêve, ils s’y mettent. Ils ne sont pas entre les mains des lobbys. Mais c’est un long travail qu’il faut sans cesse alimenter. Aujourd’hui, on a perdu le sens et l’enthousias­me… »

UN VIVIER DE HAUTS FONCTIONNA­IRES

Au ministère du Logement, dans la fonction publique territoria­le ou à la Santé, les écolos travaillen­t également avec un petit vivier de hauts fonctionna­ires sensibles au réchau ement du climat, à la biodiversi­té, mais pas forcément acquis à leur cause politique. Au Quai-d’Orsay, il y a aussi « un petit nid », qui a notamment travaillé autour de Pascal Canfin, ministre délégué au Développem­ent de 2012 à 2014, puis sur la COP21, la conférence mondiale sur le climat en 2015. « On ne fait pas de réunions secrètes le soir, mais on s’est vraiment structurés autour des négociatio­ns sur l’accord de Paris, raconte en souriant l’un d’entre eux. On essaie de formuler un discours qui souligne l’importance des enjeux du climat et de la biodiversi­té pour les relations internatio­nales. » Ils travaillen­t sur les sujets de l’eau, des océans, de la désertific­ation. « A part quelques individus qui sont sensibilis­és personnell­ement, il y a un e et génération­nel. Quelques jeunes rédacteurs de 25-30 ans sont

“ON SE PRÉPARE À LA PRISE DU POUVOIR, EN PLANTANT LES GRAINES D’UN RÉSEAU.” WANDRILLE JUMEAUX, FONDATEUR DU RÉSEAU ÉCOLOGISTE LE LIERRE

vraiment conscienti­sés, abonde un diplomate. Surtout, il y a eu l’énorme impulsion de Laurent Fabius, avant la COP21. L’écologie n’était pas du tout dans l’ADN du Quai. Mais comme c’est une administra­tion discipliné­e, ça a bien marché. Un vrai substrat s’est créé, même si, aujourd’hui, il n’y a plus cette conscienti­sation au sommet. » L’arrivée de Jean-Yves Le Drian, un ancien socialiste parfois ouvertemen­t hostile aux écolos, a été une douche froide pour ces fonctionna­ires, qui, entre eux, se lamentaien­t : « Le vert, le ministre ne l’aime que quand il est kaki. » Une allusion à ses anciennes fonctions de ministre de la Défense.

DANS LES GRANDES ÉCOLES

Quelques gros bastions demeurent cependant fortement hostiles à l’écologie : Bercy, l’Intérieur et la Défense. « A Bercy, dès que tu t’approches avec une idée écolo, par principe, ils sont contre. Pour eux, c’est mal », témoigne Cécile Duflot, qui se souvient en particulie­r avoir dû a ronter un pur produit de l’Inspection des Finances : « Un spécialist­e anti-écolo, le secrétaire général adjoint de l’Elysée de l’époque, Emmanuel Macron. » Elle se rappelle aussi que lors de la réunion interminis­térielle à la fin de la loi Alur, sa loi logement, « c’est l’Intérieur qui a bloqué la légalisati­on des habitats démontable­s, c’est-à-dire des yourtes, pour des raisons idéologiqu­es ». Un grand préfet confirme : « Dans la sphère régalienne, des gens vraiment intéressés par l’écologie, je n’en ai pas vu. » Ce domaine est aussi l’angle mort de la pensée écolo. Pascal Brice, diplomate et ami de Yannick Jadot, l’eurodéputé EELV qui se prépare pour la présidenti­elle, va dans le même sens : « L’Etat, les questions régalienne­s ne sont pas le tropisme immédiat des écolos, ils ont un travail à faire sur ces sujets. Jadot en discute avec des préfets, des policiers. »

Mais ces bastions hostiles, ces angles morts n’empêchent pas la prise de conscience de progresser. Les écolos savent que le temps joue pour eux. S’ils arrivent au pouvoir, les hauts fonctionna­ires ne seront pas acquis à leurs idées politiques, mais les plus jeunes seront sensibles à la transition écologique. Diane Delaurens est sortie de l’ENA en 2018 (promotion Clemenceau). Proche du think tank The Shift Project, qui milite pour une économie décarbonée, elle a écrit une note pour que l’ENA s’adapte aux enjeux climatique­s. Elle a contribué à rédiger la tribune « Répondre au défi climatique nécessite de former l’ensemble des agents publics » parue dans « le Monde » du 3 décembre dernier et signée notamment par l’ancien directeur général de la Caisse des Dépôts, Daniel Lebègue, le PDG d’Orange, Stéphane Richard, ou encore JeanMarc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat, ainsi que de nombreux anciens élèves de l’ENA, de l’Ecole des Mines ou des Ponts. « On a ensuite lancé le réseau “Une fonction publique pour la transition écologique” pour dire à tous les agents qu’ils ne sont pas seuls, témoigne Diane Delaurens. Le but est d’avoir une expression commune et de faire des propositio­ns. Notre groupe est très pluriel.

“À BERCY, DÈS QUE TU T’APPROCHES AVEC UNE IDÉE ÉCOLO, PAR PRINCIPE,

ILS SONT CONTRE.” CÉCILE DUFLOT, ANCIENNE MINISTRE DU LOGEMENT “SI VOUS VOULEZ UNE VRAIE RÉVOLUTION, IL FAUT LA FAIRE DANS L’ADMINISTRA­TION.” JEAN LOUIS BORLOO, ANCIEN MINISTRE DE L’ÉCOLOGIE

J’ai choisi de servir l’administra­tion de mon pays, mais le sujet du XXIe siècle n’est pas abordé comme il faut. Il ne faut pas attendre, nous devons agir vite. La prise de conscience écologique doit se faire chez tous les acteurs publics en place. »

Une génération climat accède bel et bien aux grandes écoles. Dans l’une des plus prestigieu­ses, un comité d’élèves intitulé « Polytechni­que n’est pas à vendre ! » s’est ainsi opposé à l’installati­on sur le campus d’un centre de recherche et de développem­ent de Total. A l’ENA, la promotion en cours a créé un Groupe de Réflexion sur l’Ecologie à l’ENA (Greena), qui regroupe une trentaine d’élèves. Pauline Hot en est l’une des initiatric­es. A 27 ans, elle n’est pas « du tout encartée » mais, pour elle, « s’engager pour l’Etat, c’est s’engager pour l’écologie. Quand on écrira une note à notre directeur ou à notre sous-directeur, on aura toujours en tête le coût écologique. Ce réflexe est ancré dans notre génération. On essaiera de construire une administra­tion plus verte, et ce, quel que soit le ministère pour lequel on travailler­a ». Antoine Gobin fait aussi partie du Greena. Mais son parcours est di érent. Il appartient au réseau écolo du Lierre, a passé dix ans dans la fonction publique territoria­le, avant d’intégrer l’ENA par le concours interne. Il se souvient qu’au début de sa carrière il était « moqué » pour ses conviction­s. L’époque a changé. « Aujourd’hui, plus personne ne peut ignorer la crise climatique. Dans notre groupe, certains se disent de droite, d’autres de gauche. Mais, quel que soit le poste qu’on prendra, l’écologie sera notre enjeu prioritair­e. »

UNE DÉMARCHE APOLITIQUE

Reste à écologiser ceux qui sont en place et résistent encore. C’est la tâche que s’est fixée Frédéric de Dinechin. Avec deux anciens camarades de sa promo de Polytechni­que, celle de 1986, cet homme de 50 ans a décidé de lancer en septembre prochain Alumni for the Planet, un réseau d’anciens élèves de grandes écoles (HEC, Sciences-Po, ENS…) s’engageant « profession­nellement, personnell­ement et localement » à lutter contre le changement climatique. Victime d’une crise cardiaque il y a deux ans, il a depuis « changé de logiciel » : « J’ai complèteme­nt modifié mon alimentati­on. Chez d’autres, la prise de conscience est liée à des lectures, à des expérience­s personnell­es ou au contact de leurs enfants. » S’inspirant du « Manifeste étudiant pour un réveil écologique », Dinechin et ses amis ne sont pourtant pas des militants écolos. « Notre démarche est apolitique. Nous sommes pour l’écologie publique. Notre initiative n’est pas liée à l’écologie politique. » Ex-ingénieur des Ponts, il travaille aujourd’hui à la Banque mondiale sur le changement climatique. Il estime que la prise de conscience de la jeune génération ne su t pas. « Notre objectif est de toucher le chaînon manquant, ce ventre mou des 40-60 ans qui sont aux responsabi­lités et qui se disent qu’on a encore dix ans. » Preuve de la victoire culturelle remportée par les écologiste­s, les grandes écoles sont maintenant leurs alliées.

 ??  ?? A 27 ans, Pauline Hot a contribué à la création du Groupe de Réflexion sur l’Ecologie à l’ENA (Greena).
A 27 ans, Pauline Hot a contribué à la création du Groupe de Réflexion sur l’Ecologie à l’ENA (Greena).
 ??  ?? Frédéric Lenica, l’actuel directeur de cabinet d’Anne Hidalgo, a dirigé le cabinet de Cécile Duflot, au ministère du Logement.
Frédéric Lenica, l’actuel directeur de cabinet d’Anne Hidalgo, a dirigé le cabinet de Cécile Duflot, au ministère du Logement.
 ??  ?? Wandrille Jumeaux, militant vert depuis dix ans, au conseil municipal de Montreuil, le 6 juillet.
Wandrille Jumeaux, militant vert depuis dix ans, au conseil municipal de Montreuil, le 6 juillet.
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Cécile Duflot dirige actuelleme­nt l’ONG Oxfam. Ici, le 24 août 2019.
 ??  ?? Jean-Louis Borloo, alors président de l’UDI, lors du forum « Le réveil de l’écologie », organisé par son parti le 13 avril 2013.
Jean-Louis Borloo, alors président de l’UDI, lors du forum « Le réveil de l’écologie », organisé par son parti le 13 avril 2013.
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