Les savants fous (2/4) Jack Horner, l’inventeur du « pouletosaure »
Ce paléontologue américain est persuadé qu’il peut redonner vie aux dinosaures grâce à leurs descendants, nos anodins poulets
La petite bête répond au doux nom de « chickenosaurus » – « pouletosaure » en français. Elle n’existe pas encore, mais son inventeur, le paléontologue Jack Horner, l’imagine comme une poule dotée d’une longue queue sans plumes et de mains à trois doigts à la place des ailes. A force d’expérimentations, assure-t-il, la chimère pourrait devenir un véritable dinosaure. Comme dans « Jurassic Park », le blockbuster de Steven Spielberg sorti en 1993, le scientifique américain jure pouvoir redonner vie à ces créatures disparues il y a 65 millions d’années. Jack Horner, 74 ans aujourd’hui, connaît bien le sujet : c’est lui qui fut le conseiller technique du film adapté du roman de Michael Crichton. A quel point la fiction lui a-t-elle soufflé cette idée ? « C’est la donnée initiale du livre et du film, selon laquelle des dinosaures pouvaient être ramenés à la vie à partir d’ADN trouvé dans des insectes, qui m’a le plus intéressé », reconnaît-il lors d’une conférence TED en 2011. En pro du storytelling, l’homme au look d’archéologue un peu débraillé rappelle ses rêves d’enfant : « Devenir paléontologue et élever un dinosaure de compagnie. »
Dans « Jurassic Park », le riche PDG d’une entreprise baptisée InGen parvient à reconstituer une colonie de vélociraptors et consorts grâce à un peu de sang prélevé sur un moustique fossilisé. La suite est connue : les grosses bestioles échappent à leur créateur et mettent à sac le parc dans lequel elles devaient être exhibées. La griffe acérée du raptor qui frappe le sol, la course-poursuite entre un T. rex et un 4x4… Le film a marqué toute une génération de gamins et rendu populaires des animaux ni mignons ni familiers.
“HOW TO BUILD A DINOSAUR”
Sans les travaux de Jack Horner, l’histoire n’aurait jamais vu le jour. Le chercheur, qui se plaît à rappeler qu’il était un cancre à l’école, s’est fait un nom en découvrant dans les années 1970, dans le Montana où il est né, le premier oeuf de dinosaure de l’hémisphère Nord. Mais surtout, il a démontré que ces vertébrés étaient des animaux sociaux et doués d’un instinct parental, ce qui a débridé
l’imagination de Crichton. En retour, « Jurassic Park » a donné des ailes au chercheur, faisant de la paléontologie, jusqu’ici synonyme de fouilles poussiéreuses, une discipline « sexy ». Steven Spielberg s’est d’ailleurs inspiré de Jack
Horner pour créer l’un des personnages de la franchise, le Dr Alan Grant (joué par Sam Neill).
L’année de la sortie du film, Horner décroche avec l’une de ses étudiantes une bourse pour tenter d’extraire le précieux matériel génétique du squelette d’un tyrannosaure. Las, les paléontologues trouvent des vaisseaux sanguins, des cellules, mais dépourvus d’ADN. Jack Horner doit mettre un temps en sommeil son idée folle. Elle resurgit seize ans plus tard sous la forme d’un plan B qu’il dévoile dans un ouvrage grand public, « How to Build a Dinosaur » (« Comment fabriquer un dinosaure », non traduit). En partant des descendants des dinosaures, autrement dit, des oiseaux, on pourrait, écrit-il, recréer leurs ancêtres disparus : « Mon collègue [le paléontologue] Hans Larsson […] essayait de comprendre comment les oiseaux avaient fini par perdre leur queue et comment leurs mains s’étaient transformées en ailes. Je me suis dit que, s’il pouvait comprendre cela, nous pourrions inverser le procédé et faire un oiseau avec des mains et une queue », expose-t-il en 2011.
« Quand Jack Horner dit qu’il veut fabriquer un dinosaure à partir d’un oiseau, c’est en fait une tautologie, un raisonnement circulaire, puisqu’un oiseau est déjà un dinosaure », observe Jean-Michel Mazin, paléontologue et directeur de recherche au CNRS. A un stade très précoce, l’embryon d’oiseau présente en e et des caractéristiques propres aux dinosaures : des dents, des mains à trois doigts, une queue, vestiges d’un passé révolu. Une série de gènes se chargent ensuite d’empêcher leur développement. Selon Horner, il su rait de les désactiver pour que ces traits physiques apparaissent de nouveau. Il joue à fond la carte « Jurassic Park » pour médiatiser son projet, conseillant d’ailleurs en parallèle les tournages de tous les opus de la saga, faisant même une brève apparition dans « Jurassic World ».
LES BIOLOGISTES PLANCHENT
Grâce à ce battage, Jack Horner s’attire les faveurs d’un autre doux rêveur, George Lucas, le réalisateur de « Star Wars », qui, les premières années, finance les recherches sur le dino-poulet, un mélange des genres inconcevable chez nous. « Jack Horner incarne une forme de paléontologie spectacle assez populaire aux Etats-Unis, pour laquelle je n’ai vraiment aucun goût, parce qu’elle abaisse le niveau de la discipline, regrette Eric Bu etaut, paléontologue et chercheur au CNRS. La course aux subventions dans le système américain peut expliquer de telles attitudes, et il y a indéniablement un public, que certains de mes collègues appellent les “dino-geeks”, qui apprécie ce genre de choses. » Même jugement cinglant de la part de l’Association paléontologique française, dont aucun membre n’a souhaité répondre à nos questions, jugeant les travaux de Jack Horner « pas intéressants ».
Pourtant, l’Américain n’est pas seul à vouloir inverser le cours de l’évolution. En 2006, l’équipe de Matthew Harris, chercheur à l’Institut Max-Planck à Tübingen, en Allemagne, réussit à faire pousser… des dents sur un poulet en activant des gènes dormants (on pense que les volatiles les ont perdues il y a 80 millions d’années). Et, en 2015, deux biologistes de Yale et Harvard, BhartAnjan Bhullar et Arkhat Abzhanov, font croître des museaux à la place de becs
sur des embryons de poulets grâce à l’injection de molécules. Mais ces scientifiques, qui étudient les mécanismes du développement, n’ont pas pour ambition d’élever une couvée de « pouletoraptors ». A chaque fois, les embryons ainsi transformés ont été détruits.
« Jurassic Park » ne serait donc pas pour demain ? « Redonner vie à des dinosaures s’apparente à de la science-fiction, mais on y parviendra un jour, même si on ne sera pas là pour le voir, nuance Jean-Michel Mazin. On sait déjà retrouver le génome ancestral, éteindre des gènes, les rallumer… Evidemment, si un jour les dinosaures devaient renaître, se pose la question de ce qu’en feront les hommes. » Jack Horner, lui, ne voit pas de limite éthique à son rêve : « Aux yeux de certaines personnes, le génie génétique, dont le pouletosaure est une illustration, n’est pas éthique, alors qu’ils n’ont rien contre l’élevage sélectif », c’est-à-dire le tri des espèces animales les plus productives.
OÙ EST LA LIGNE ROUGE ?
Quoi qu’il en soit, onze ans après l’annonce du projet, la bête n’est toujours pas sortie de sa coquille. L’équipe d’Horner a certes progressé, en découvrant par exemple que l’injection d’une protéine pouvait allonger la queue d’une souris, mais elle n’a pas encore su reproduire parfaitement l’expérience sur un embryon de poulet. « Cette histoire est assez caractéristique d’une tendance qu’on observe chez certains paléontologues, notamment aux Etats-Unis, qui consiste à lancer des idées insolites dans le but d’attirer l’attention des médias, sans qu’il y ait derrière cela un projet scientifique élaboré », souligne Eric Buffetaut. « Faut-il qu’une recherche fondamentale ait nécessairement un sens ? Je pense que non, estime pour sa part Jean-Michel Mazin. Le rôle des scientifiques est de comprendre ce qu’on expliquait avant avec les textes sacrés. Mieux on comprendra le monde, moins il y aura de danger. »
Retraité de l’université du Montana, Jack Horner peut désormais se consacrer tout entier à son entreprise. Infatigable, il a repris son bâton de pèlerin en 2019 pour lancer une nouvelle levée de fonds sur le site GoFundMe. Le chercheur vante maintenant les applications médicales – pourtant très hypothétiques – de ses recherches : « Nous pensons avoir découvert le déclencheur d’une maladie appelée spondylarthrite ankylosante. » Ce n’est évidemment pas le but de sa quête. Sur la page du site, un logo évoque celui de « Jurassic Park », une tête de gallinacé et celle d’un dinosaure entremêlées. Jack Horner y dévoile le coup d’après. Non seulement le scientifique est convaincu qu’il élèvera un jour son dino-poulet, mais il compte aussi modifier sa descendance. Grâce à CRISPR-Cas9, ces « ciseaux » moléculaires révolutionnaires, le paléontologue veut changer l’ADN de la créature pour qu’elle puisse, par exemple, transmettre la caractéristique de la longue queue à sa progéniture.
La ligne rouge est-elle franchie en matière d’éthique ? « Le pire de tout, c’est la manipulation génétique, juge JeanMichel Mazin. On touche à l’intime des espèces et on peut créer des monstres. » Nous en sommes toutefois encore très loin, de l’aveu même de Jack Horner. « Je ne vais pas mentir : il n’y a aucune garantie que cela marche », explique le paléontologue dans son argumentaire pour récolter de l’argent. Avant d’ajouter : « Mais si nous n’essayons jamais rien, nous ne saurons jamais ce qui est possible. »
“AUX YEUX DE CERTAINS, LE GÉNIE GÉNÉTIQUE, DONT LE POULETOSAURE EST UNE ILLUSTRATION, N’EST PAS ÉTHIQUE, ALORS QU’ILS N’ONT RIEN CONTRE L’ÉLEVAGE SÉLECTIF.” JACK HORNER