L’amie éternelle
Atteinte d’un cancer, Cathy avait fédéré autour d’elle une troupe d’amis inconditionnels. Ils l’ont accompagnée jusqu’à sa dernière nuit
2Quand le téléphone a sonné, j’ai hésité à aller le chercher au fond de mon sac. J’étais en retard, je grimpais quatre à quatre les escaliers de la sortie du métro Bourse pour arriver plus vite à « l’Obs ». « Bon allez, je regarde qui c’est. » A l’autre bout du fil, Olivier, avec une voix de jour de pluie. Il m’annonçait que Cathy, notre amie, était à l’hôpital Sainte-Anne. Ces derniers jours, elle n’arrivait plus à trouver ses mots, elle se perdait quand elle sortait de chez elle. Urgences, examens, scanner… C’était une tumeur au cerveau. Il fallait l’analyser pour savoir si elle était cancéreuse. Je connaissais Cathy depuis plus de trente ans, nous nous étions unies sur le quai du RER C, quand nous rentrions de Paris où nous étions étudiantes. Cathy descendait à Savigny-sur-Orge, je continuais jusqu’à Chilly-Mazarin.
Quand j’ai raccroché, je me suis rendu compte que je n’avais quasiment pas bougé depuis le début de la conversation. J’étais restée debout, immobile, devant le stand du traiteur marocain. C’était un vendredi, jour de marché place de la Bourse, en fin de matinée. Le 31 mars 2017.
Le soir, j’étais dans l’ascenseur, à Saint-Anne. Je m’étais préparée à retrouver les ambiances grises des hôpitaux, ces alignements de chambres closes avec leur numéro anonyme, ces silhouettes blanches de soignants qui se faufilent. Les portes se sont ouvertes, le couloir était bondé, il n’y avait plus de place dans la chambre. Tout le monde était là. Les trois fils de Cathy, Jérémie, Benjamin, Michka, son frère, Jean-Marc, ses nièces, Salomé et Léa, l’ancienne nounou, revenue spécialement de Colombie, Adriana, et la troupe des habitués, les amis des années d’étudiante, ceux des premiers boulots, les copains des enfants… Tous les inconditionnels que Cathy, depuis des décennies, des heures durant à chaque fois, écoutait, encourageait, soulageait des chagrins de la vie, tous ceux qui se croisaient dans l’appartement du 14e où on chantait, jusqu’à minuit, « J’aime les gens qui doutent » d’Anne Sylvestre. Dans la troupe, il y a deux Isabelle, deux Nathalie, les prénoms distribués dans les années 1960, il y a l’épouse d’un ex-Premier ministre, un dessinateur du « Canard enchaîné », une infirmière, une peintre, un dentiste, un professeur de maths, des journalistes, le métier de Cathy.
Les médecins allaient bientôt s’habituer à ce cortège bruyant qui suivait Cathy de service en service, de bâtiment en bâtiment, d’hôpital en hôpital, à Sainte-Anne, puis à la Pitié-Salpêtrière. Il leur faudrait se familiariser avec les chambres dignes de la cabine du paquebot du film « Une nuit à l’opéra » des Marx Brothers, bourrées à craquer de visiteurs, qui se glissaient où ils pouvaient…, ne plus s’étonner de voir les pelouses envahies par les gâteaux, les convives pour fêter l’anniversaire de Cathy, le 16 août, s’accoutumer à la photo encadrée de Laurent – son « mari » depuis le lycée, avec qui elle n’avait jamais été mariée, mort trois ans auparavant, subitement – qui l’avait accompagnée partout, jusqu’en salle de réanimation.
La tumeur avait été analysée. Glioblastome de stade IV. Cancéreuse, la pire qui soit. Chances de survie minimes. On avait tous retourné dans tous les sens les statistiques le soir sur internet. Cathy était le plus souvent hospitalisée chez elle. Et là, rien n’avait changé, le monde, tout le temps, les soirées à chanter « J’aime les gens qui doutent », avec Benjamin au piano, Manon, en chef de choeur, les après-midi à regarder « Carmen », de Francesco Rosi. Les trois fils de Cathy habitaient là, Adriana, les amis de passage, aussi. Cathy avait vite conquis le personnel médical, elle avait donné une leçon de vie au chirurgien de Saint-Anne qui l’avait abordée comme un numéro de
dossier, elle avait fait succomber le chef de service de la Pitié, le professeur Khe Hoang Xuan, les infirmières, Florence, Isabelle. Avec sa bouille frisée, arrosée de taches de rousseur, et son optimisme contagieux, comme toujours, comme avant, elle s’était passionnée pour la vie de ceux qui la soignaient, pour leurs journées de travail, pour son dossier médical, les avait bombardés de questions, avait plongé dans leurs pensées, les avait réconfortés, soutenus… « Vous et moi, on va y arriver docteur, je vais guérir, je n’ai aucun doute. »
Les derniers jours, Cathy n’arrivait plus à faire de phrases, elle répétait les paroles des chansons qu’elle aimait et que ses fils lui faisaient écouter. Jérémie, son aîné, a averti le groupe des fidèles sur WhatsApp qu’il ne fallait pas tarder à venir dans l’appartement du 14e lui dire au revoir. Le professeur est passé le soir de sa mort, il l’a prise dans ses bras, l’a rassurée. Dans la nuit, vers 3 heures, Jérémie a rappelé tous ceux qui étaient rentrés dormir chez eux, croyant qu’ils auraient le temps de parler une dernière fois à Cathy au petit matin. Elle est morte à 57 ans, aux premières heures du 19 février 2018, moins d’un an après être tombée malade. Son père a récité le kaddish, Manon a chanté « J’aime les gens qui doutent ». L’appartement était plein, comme d’habitude. On s’est tous assoupis par terre, sur des coussins, des bords de chaise, des bouts de canapé.
Le faire-part de son décès remplissait les deux tiers d’une colonne du « Monde » à lui tout seul, pour faire de la place aux proches. La cérémonie, dans une salle de la mairie du 14e, a duré quelque chose comme quatre heures, avec près de 300 personnes, le professeur a fait un discours, les infirmières aussi. Ils ont dit qu’ils avaient rarement soigné une telle personnalité, une telle vitalité, soutenue par autant de fidèles dans sa maladie. Ils sont là désormais aux soirées qui ont continué dans l’appartement du 14e, les concerts, les dîners, les anniversaires… Et puis, il y a maintenant la bourse Cathy Leitus pour la recherche contre les tumeurs cérébrales, que ses trois fils ont créée, un prix remis chaque année à un scientifique, alimenté financièrement par ses proches.
Depuis que Cathy n’est plus là, on se parle presque tous les jours. Enfin je lui parle. Je veux croire qu’elle laisse des signes. Comme ce jour, où pour la première fois après sa mort, j’ai repris la ligne 6 et que le métro s’est arrêté à Chevaleret, la station de la Pitié-Salpêtrière. Les portes se sont ouvertes. Dans le wagon d’à côté, la voix enregistrée d’Anne Sylvestre chantait « J’aime les gens qui doutent ».
C’est une « relation d’emprise » nouée au lycée, qui a duré douze ans. Deux heures durant, Marisa, avocate de 31 ans, nous a décrit la manière dont un type de son âge l’a méticuleusement saccagée.
« Je crois que c’est la rencontre de la dépendance et du sadisme », dit-elle. Quand elle croise Laurent, à 17 ans, elle est une jeune femme complexée par « des kilos émotionnels », écrasée par la réussite de son père, chercheur connu. Elle cultive un goût pour l’autodestruction et une tendance à vouloir être la préférée. Laurent, lui, est un beau gosse « au charisme froid », aimant l’argent, les engins à moteur, les chaussures Prada et les lunettes de soleil de footballeur.
Ils se rencontrent en 2005, en terminale littéraire. Il a la tchatche et s’accroche à cette « fille de ». Le soir, « ça pouvait être quinze appels entre 20 heures et 21 heures ». Sujet de discussion : lui-même. Elle est décrétée « meilleure amie ». « Je me sentais exister. J’étais contente de ma place de confidente. » Marisa attendait une grande histoire d’amour, elle se jette dans une amitié fusionnelle. Et se plie en quatre pour la conserver : elle accepte des petits coups de poing, apprend « à se mettre en veilleuse » quand il n’a pas besoin d’elle, lui cède tout. En classe avec eux, Virginie a vu naître cette relation « sidérante ». « C’était audelà de l’amitié ou de l’amour, c’était un tourbillon inexplicable qui l’isolait des autres. » Elle décrit un mécanisme classique d’emprise : « Il soufflait le chaud et le froid, elle se raccrochait toujours au chaud. »
Après le bac, ils partent dans la maison cannoise de Marisa. « Si l’enfer existe, ce sont ces vacances. » Soumise à un stress permanent, elle maigrit – douze kilos au total. Il remplit à ras bord des chariots de courses qu’elle paie. Dans la piscine, il la coule. Pose devant elle un pot
d’Häagen-Dazs, exige qu’elle l’engloutisse. « J’en veux à mon père de n’avoir rien vu », dit-elle, se souvenant que Laurent faisait éhontément du charme à ses parents.
Il y a aussi eu l’épisode du pantalon blanc. « Il ne voulait pas que je sorte avec une culotte en dessous, j’ai dû me changer. » La porte de la salle de bains qu’elle n’a pas le droit de fermer à clé pour lui prouver qu’elle a confiance. Ou l’incident de Jet-Ski : Marisa a chuté, lui a continué. « Le gérant m’a récupérée en pleine mer. Il n’avait jamais vu quelqu’un ne pas se rendre compte que son passager était tombé. »
A Paris, elle s’enfonce encore. Sa « première fois » se déroule avec un ami de Laurent. Le lendemain, elle reçoit un premier SMS gentil de son amant. Mais, à 18 heures, un flot d’insultes : « Une grandmère de 80 ans aurait fait mieux. » Celui qui écrit connaît ses complexes. Elle s’effondre. « Je pense aujourd’hui que c’était Laurent qui avait le téléphone en main. »
En août 2007, Marisa croise une fille qui connaît la petite amie de Laurent. Elle lui dit quelques mots anodins. Plus tard, Laurent l’incendie au téléphone : il l'accuse d'être jalouse et de vouloir tout gâcher. Elle ne comprend pas, lui envoie une carte postale pour s’excuser. Il disparaît pendant près de cinq ans.
En 2012, apprenant qu’elle est hospitalisée pour une mononucléose, Laurent débarque dans sa chambre, furieux que personne ne l’ait prévenu. Et lui propose de l’accompagner au Club Med de Cancún, au Mexique, avec des commerciaux de sa boîte. Elle accepte, contente de renouer. Mais, dès le troisième jour, pour faire de la place à une fille, il l’envoie dormir sur des transats face à la mer.
Huit ans d’analyse l’ont aidée à rompre. A 30 ans, après un parcours scolaire chaotique, elle entre au barreau de Paris. Le jour où elle prête serment, elle ne l’invite pas – mais ne sera pas mécontente d’apprendre qu’il a vu les photos sur Facebook. La semaine dernière encore, il lui a demandé de se tenir prête à l’aider pour une possible garde à vue. Elle a refusé : « Il ne m’intéresse plus, il est mauvais. » Pourquoi alors garder contact ? « Ça ne me coûte plus rien. »
Son objectif est désormais de quitter l’appartement parental et d’apprendre son métier de pénaliste. Quant à Laurent, il dirige des pressings, parce que « c’est un bon filon pour faire de l’argent ». Un job qui lui va bien.