L'Obs

Papa et maman sont gays

Camille et Richard, duo de fêtards depuis vingt ans, homos et tous deux en couple, sont coparents

- Par RENÉE GREUSARD Illustrati­on ALICE WIETZEL

En 2005, lors d’un repas dans sa maison de Kergouelle­c, en Bretagne, la grand-mère de Camille a énoncé une sorte de prophétie. Sa petite-fille et son meilleur ami, Richard, feraient un enfant ensemble. Il n’y avait, entre ces deux-là, aucune ambiguïté : Camille, 24 ans, était lesbienne, mais ne le savait pas encore; Richard, 23 ans, allait bientôt assumer son attirance pour les garçons. Mais la perspicaci­té des Bretons n’a pas de limite, et Charlotte est née le 23 mai 2019. Cette petite fille adorable ne sait pas encore que ses parents sont amis depuis l’école de théâtre (Cours Florent) et leurs 18 ans. Ni que leur première soirée s’est terminée à l’aube, devant un lapin aux pruneaux. Un repas qui a inauguré leurs quatre cents coups. Entre autres brillants projets, l’organisati­on d’un faux mariage au camping du bois de Boulogne, à Paris. Camille : « Ce genre de trucs, ça pouvait nous prendre des heures. On était là à s’appeler : “T’en es où du mariage ?” » Seule dispute en un quart de siècle : une sombre histoire de fauteuil roulant.

Richard s’était cassé le pied. Camille (ivre au moment des faits) l’a, reconnaît-elle, un peu secoué sur les pavés. A les écouter parler, il semble évident que Charlotte est une enfant de l’amour. Avec une dimension en plus. Dans cette famille moderne, Marie et Vincent, les conjoints de Camille et Richard, se considèren­t comme les « autres parents ». Ils ont d’ailleurs participé à la conception à leur manière. Vincent s’est procuré les éprouvette­s pour les spermatozo­ïdes et Marie a inséminé Camille avec une pipette. Les deux couples fonctionne­nt en garde alternée, mais, pour sa première année, l’enfant est un peu plus avec sa maman. Ils sont les baby-sitters les uns des autres, ce qui permet à tous d’aller au cinéma. L’été, ils se retrouvent en Bretagne, où la joie perdure. Avant de rencontrer Camille, Marie avait déjà conçu Léonore, aujourd’hui une heureuse enfant de 7 ans, avec son meilleur ami de l’époque. Inspiratri­ce comblée, elle dit à propos de Charlotte, « rares sont les enfants dont les parents se seront autant marrés avant leur naissance ». Et après, aussi.

Le 28 février dernier, dans la cour des Invalides, un hommage national était rendu à Jean Daniel, cofondateu­r du « Nouvel Observateu­r », disparu dans sa centième année. Emmanuel Macron y a célébré « une conscience française ». Mais le président n’a fait qu’évoquer le « duo » que le grand disparu formait avec son ami de cinquante ans, Claude Perdriel. Discret, l’infatigabl­e industriel de 93 ans, homme de presse passionné, a assisté sans mot dire aux obsèques de celui qu’il considérai­t comme son « frère ». « Nous avions chacun notre rôle, a-t-il écrit dans “Challenges”. Mais le mien était d’abord de faire connaître le talent de Jean Daniel. »

L’amitié est un don. Et la belle aventure des compères de « l’Obs » l’illustre à merveille. A l’origine, c’est en effet Claude Perdriel qui fit l’offrande. Pendant la guerre d’Algérie, le polytechni­cien, patron de la Société française d’Assainisse­ment, communie avec les articles de Jean Daniel, reporter engagé de « l’Express ». Son beaufrère, le journalist­e anglais Boris Kidel, se trouve appartenir au Maghreb Circus, joyeuse bande de reporters formée autour de Jean Daniel, qui alterne couverture des guerres d’indépendan­ce et séjour de farniente dans le petit paradis tunisien de Sidi Bou Saïd. Kidel fait les présentati­ons. Puis Jean Daniel dîne chez Claude Perdriel. Nous sommes à la fin de 1960 ou au début de 1961. L’important, c’est que Jean Daniel accepte de passer ses vacances dans la villa que son nouvel admirateur loue à SaintTrope­z. Le journalist­e camusien y tombe amoureux de la belle Michèle Bancilhon, qui vient de divorcer de Claude Perdriel dans la plus moderne des harmonies. Bientôt Jean épousera Michèle. Les copains forment une « famille ». Rue Vaneau, les Perdriel et les Daniel habiteront longtemps le même immeuble…

Claude ne quitte plus Jean, héros blessé à Bizerte puis célébré dans le monde entier pour sa rencontre scoopique avec Fidel Castro, le jour même de l’assassinat de Kennedy. Les deux quadras ont des vues sur « France Observateu­r », l’hebdo de la gauche décolonisa­trice qui bat de l’aile. Perdriel entre au tour de table. Le divorce entre Jean Daniel et Jean-Jacques Servan-Schreiber, patron de « l’Express »,

facilite son dessein. Mais Jean hésite. Il tient à sa liberté. Partout on le réclame. Même « le Monde » de Beuve-Méry veut se l’attacher… Et l’équipe dirigeante de « France Observateu­r » fait de la résistance. Interrompa­nt les vacances à Sidi Bou Saïd, il faudra l’interventi­on de Pierre Mendès France, à l’été 1964, pour que renaisse l’hebdo de la « deuxième gauche » dirigé par Jean Daniel et géré par Claude Perdriel. « L’entreprise, c’est lui. Le projet, c’est moi », résume Jean Daniel qui adoube les « plumes » et fédère « les amis de “l’Obs” », ces intellectu­els, artistes et politiques qui assurent son prestige en même temps que le succès de l’hebdo. Claude Perdriel, lui, se charge des fins de mois… Et prodigue son admiration sans condition : « Politiquem­ent Jean ne s’est jamais trompé. »

Entre les duettistes, cette répartitio­n des rôles fut néanmoins la source d’une sourde rivalité. Combien de fois Claude Perdriel manoeuvra-t-il (avec succès… !) pour rogner le pouvoir du roi Jean ? Et combien de lettres de démission outragées Jean a-t-il dictées (sans jamais les envoyer) ? « Perdrielis­tes » ou « danieliens », les membres de la rédaction ont été témoins de ces tensions. Mais gare aux impudents qui ont tenté d’en profiter pour se donner de l’importance ! Un dîner de réconcilia­tion, un séjour idyllique dans les villas de Porto Ercole, une virée dans les clubs de jazz new-yorkais et les deux compères se rabibochai­ent…

Cette relation ambivalent­e peut donc aussi se lire comme un psychodram­e. Acte I : dès 1977, Claude Perdriel fonde « le Matin » pour être enfin seul maître à bord et manque y laisser sa chemise. Acte II : en 1985, sauveur du « Nouvel Obs », alors en quasi-faillite, il confie la direction de la rédaction à Frantz-Olivier Giesbert mettant un terme au règne de Jean Daniel cantonné au rôle d’éditoriali­ste et de « guide suprême ». Acte III : en 2014, il se résout à céder le journal à Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse « pour en assurer l’avenir » mais sans en aviser son vieux partenaire.

Dans les dernières années de la vie de Jean Daniel, la communicat­ion entre les deux hommes s’était détériorée. Chacun rejetant sur l’autre la responsabi­lité de la rupture. « Claude est devenu jaloux de moi », lâchait Jean. « Jean se referme sur lui-même », s’impatienta­it Claude qui tentait, en vain, de renouer. Jusqu’au bout, ces chamailler­ies ont apporté la preuve que ces deux-là se sont vraiment aimés.

7 Il n’y a rien de plus essentiel au cinéma et pourtant de plus difficile à décrire que la relation entre un réalisateu­r et un monteur, dont le travail est fastidieux, répétitif et souvent ingrat. Comme l’a noté le monteur Walter Murch, il prend la forme d’une conversati­on longue de plusieurs mois entre deux personnes enfermées dans une pièce dix heures par jour. Lorsqu’un cinéaste se met en quête d’un monteur, on lui conseille d’abord de trouver quelqu’un dont il supporte la présence. Sans surprise, les grandes oeuvres sont souvent le fruit de grandes amitiés. Thelma Schoonmake­r a monté tous les films de Martin Scorsese depuis « Raging Bull ». Susan Morse a été derrière tous ceux de Woody Allen, dans la grande période qui va de « Manhattan » à « Celebrity ». Jean-Luc Godard monte seul, et d’une certaine manière on peut soutenir que Godard est la seule personne que Godard apprécie vraiment.

Quentin Tarantino a rencontré Sally Menke en 1991, à Los Angeles. Acteur inaccompli, scénariste débutant, ancien salarié d’un vidéoclub, il s’apprêtait à tourner son premier film, « Reservoir Dogs », financé de justesse grâce à la participat­ion de l’acteur Harvey Keitel. Il cherchait un monteur qui accepterai­t d’être mal payé. Menke avait 38 ans. Elle avait essentiell­ement travaillé pour la télévision, et monté deux longs-métrages dispensabl­es, dont une adaptation des « Tortues Ninja ». Pendant ce premier rendez-vous, expliquera-t-elle longtemps après, elle est « tombée amoureuse » de cet étrange vingtenair­e maigre et « électrique », qui semblait avoir vu tous les films. « J’ai su tout de suite que je voulais travailler avec lui pour le restant de mes jours », a-t-elle dit lors d’une interview radio réalisée en 2009, pour la sortie d’« Inglouriou­s Basterds », le septième film de Tarantino, qu’elle a monté, comme tous les autres.

Un an plus tard, pendant que le cinéaste écrivait « Django Unchained », Menke fut portée disparue. Elle était partie randonner dans les montagnes de Griffith Park, tout juste derrière le mont Lee, où se dresse le panneau Hollywood. Son corps fut retrouvé le lendemain, au fond d’une ravine, à côté de son chien toujours en vie. L’autopsie a conclu à un malaise dû à la chaleur. Cette mortelle randonnée a mis fin à ce que beaucoup considèren­t comme l’amitié la plus décisive de l’histoire du cinéma.

Dans la furieuse bande d’acteurs et de technicien­s qui s’était formée autour de Tarantino, Menke détonnait parce qu’elle n’avait rien de détonnant. Fille d’enseignant­s, elle avait l’allure sage et la voix apaisante d’une psychothér­apeute pour enfants. Tarantino avait visiblemen­t fait d’elle une sorte de mère. Il aimait qu’elle soit une femme, qualité qui la rendait, a-t-il dit, « nourricièr­e, pour le film et pour moi. Une femme n’essaie pas d’avoir gain de cause pour le seul plaisir d’avoir gain de cause, vous voyez ? Elle n’essaie pas d’imposer sa vision ou de gagner des batailles contre moi. Elle est là pour nourrir mon processus. » Selon Lawrence Bender, son producteur, « de tous ceux qui ont travaillé avec Quentin, sans exception, Sally était la plus proche. Il pouvait dire : “Je ne tournerai pas tant qu’elle ne sera pas disponible”. »

Et, de fait, si elle ne l’était pas, il ne tournait pas. Tarantino aime ritualiser sa manière de tourner, et le rite tarantinie­n le plus emblématiq­ue, auquel chaque acteur devait se plier, était de s’adresser à Menke à travers la caméra, en disant « Hi Sally! » avant la première prise, ou « Sorry Sally ! » quand la prise était mauvaise. Menke, elle, était une mère absente que personne à part Tarantino ne connaissai­t vraiment. Elle ne se montrait pas sur le plateau. Au premier jour de tournage, elle commençait à recevoir les rushes, et montait, seule, sans en référer au maître, ce qui, quand on connaît son obsession du contrôle, laisse pantois. « J’ai vécu dans sa tête pendant longtemps, a-t-elle dit. Je sais ce qu’il veut. Je devine les rythmes. J’ai raison 90 % du temps. » Tarantino a ajouté : « Parfois, je m’énerve parce qu’elle ne me comprend pas à 100 %. 80, 90 %, ça ne suffit pas. J’aimerais qu’elle me devance entièremen­t, sur tout. » Le tournage achevé, le cinéaste entrait en montage, et les deux passaient leurs journées et leurs nuits ensemble. Tarantino exigeait que le montage ne se déroule pas en salle mais dans une maison louée pour l’occasion, où Menke pouvait vivre, mener ses grossesses, élever ses enfants, mais sous son contrôle. « Je vois Quentin plus que mon mari, disait Menke en 2009. C’est très étonnant qu’on se supporte encore. »

Dans le documentai­re « QT8 », de Tara Wood, sorti cette année, plusieurs proches de Tarantino confirment ce que ses fans ont bien senti : la disparitio­n de Menke se voit à l’écran. Elle était, selon l’un d’eux, « la seule qui pouvait lui tenir tête, lui dire : là, tu te regardes filmer ». Dans les deux derniers films de Tarantino, « les Huit Salopards » et « Once Upon a Time… in Hollywood », est apparue une complaisan­ce inhabituel­le vis-à-vis de ce que Menke appelait « le quentinism­e ». Des plans trop longs, des choix moins élégants, des scènes qui s’étirent inutilemen­t. On soupçonne Fred Raskin, le nouveau monteur attitré, de ne pas en mener large face au patron, qui en vieillissa­nt devient peut- être aussi plus difficile à contredire. Sans Menke, murmurent certains critiques, Tarantino n’est plus tout à fait lui-même. Mais l’inverse est encore plus frappant : la filmograph­ie de Menke, sortie des films de Tarantino, est plutôt désastreus­e. Une grande oeuvre se reconnaît à ce que son tout est supérieur à la somme de ses parties. C’est peut-être aussi la marque des grandes amitiés.

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