Réseaux sociaux
Traqueurs de pédocriminels
Shiva, Sati, Claymore et Damoclès sont assis autour de la table de la salle à manger, des tasses à café posées devant eux. Derrière ces pseudonymes, empruntés au panthéon hindou, à l’univers du manga ou à la mythologie grecque, se cachent d’ordinaires citoyens français protégeant leur anonymat de façon quasi paranoïaque. Il faut dire qu’ils consacrent parfois plus de cinquante heures par semaine à une singulière mission : le repérage de pédocriminels sur les réseaux sociaux à l’aide de profils d’enfants virtuels. Ce collectif appelé Team Eunomie (du nom d’une déesse grecque
la loi et l’ordre) est piloté depuis fin 2019 par Shiva, trentenaire, père de famille, mari de Sati et technicien en usine. Il compte 37 membres d’âges divers, qui vivent principalement en Normandie, mais aussi ailleurs en France, en Suisse ou en Belgique. Régulièrement, les candidatures a uent. Shiva dit les trier sur le volet pour éviter les profils louches, les fragiles ou les taupes venues « de l’autre côté ».
La Team Eunomie échange quotidiennement sur la plateforme Discord. Mais il arrive que Shiva organise des rencontres in vivo, comme ce lundi midi d’août où il reçoit, dans sa maison de Haute-Normandie, Claymore, entrepreneuse et mère d’un adolescent qui a été approché par un pédocriminel sur un jeu en réseau, ainsi que Damoclès, 34 ans, employée dans le secteur de la petite enfance et mère de deux petites filles. Les deux femmes ont elles-mêmes été victimes de violences sexuelles dans leur enfance. On nous o re le café, mais nous sommes prévenue avec le sourire : ici, on n’aime pas trop les journalistes. Pourtant, c’est bien le collectif qui a sollicité la presse régionale en début d’année pour faire pression sur des policiers qui refusaient de prendre leur plainte, déposée contre un homme qu’ils soupçonnent d’être un pédocriminel. Cette fois, c’est sur une autre démarche qu’ils communiquent : l’envoi à des procureurs de la République de dossiers su samment « béton », selon eux, pour faire arrêter cinquante pédocriminels présumés. « On a dû investir, c’est environ 500 euros de matériel », explique Shiva, qui pose crânement des dizaines de clés USB multicolores et un carton d’enveloppes à bulles sur la table.
Depuis sa création, la Team Eunomie aurait constitué 418 dossiers – principalement des captures d’écran de conversations, ainsi que des informations sur les criminels présumés et leurs activités sur le Net. Principale méthode : converser avec eux, tout en refusant catégoriquement leurs avances, via des profils de faux enfants sur les réseaux sociaux. Chaque avatar a une identité, des goûts pour être crédible, les très nombreuses fautes d’orthographe émaillant leurs messages étant aussi là pour « faire vrai ». Pour les photos, ces citoyens détectives utilisent des images de leurs visages rajeunis avec un logiciel – mieux vaut ne pas nourrir le pédocriminel avec de vraies photos d’enfants. « Sa va et toi? » (sic), répond Damoclès, grimée virtuellement en préado de 12 ans derrière son téléphone portable, à un adulte qui engage la conversation sur un forum normalement réservé aux mineurs du site de Skyrock. Rapidement, l’internaute, qui ne cache pas sa trentaine, essaie d’obtenir des photos des pieds de l’enfant avec qui il pense converser. « C’est simple, quand on a moins de 15 ans, il ne faut pas plus de quinze minutes pour recevoir un message pédocriminel! », soupire Shiva. Un autre adulte demande : « Sa te gene si je “branle cam” un peu? » (sic). Damoclès, qui se tend un peu sur sa chaise, répond : « Mai té dégueu! ». Souvent, elle rappelle son « âge » : 12 ans. Mais les prédateurs insistent. Certains envoient directement des photos de leur sexe ou détaillent les relations incestueuses et pédophiles qu’ils disent avoir avec des enfants de leur entourage. « C’est de la manipulation pour normaliser la pédocriminalité », analyse Shiva. D’autres utilisent les mêmes méthodes que leurs traqueurs pour approcher leurs proies : une certaine Lucie, 13 ans, envoie ainsi un message à Damoclès. Elle parle de cuisiner pour ses amis à la maison. Pour Damoclès, « c’est un fake, c’est sûr ! Je vous parie que dans deux minutes, elle me demandera si j’ai déjà fait “des choses’’ et si je peux lui envoyer une photo ». Bingo : deux jours plus tard, Shiva nous apprend que la personne en question a fini par envoyer une photo de sexe d’homme. De fait, les chi res sont hallucinants. Dans une enquête de 2019, le « New York Times » révèle que 45 millions de photos et de vidéos à caractère pédopornographique ont été signalées en 2018. Deux fois plus qu’en 2017. Et la France est le troisième pays au monde hébergeur de ces contenus, qui proviennent de viols mais aussi de photos familiales postées par des parents sur les réseaux sociaux.
AGACEMENT POLICIER
A la Team Eunomie, on n’emploie pas le mot « pédophilie » : il ne s’agit pas d’aimer les enfants. Ni l’expression « chasseurs de pédo », qui sous-entendrait un piège posé, soit une incitation au crime, interdite en France. Ce qu’ils font est légal, répètent-ils. Mais à l’O ce central pour la Réprespersonnifiant
sion des Violences aux Personnes (OCRVP), où quinze policiers se dédient à la cyberpédocriminalité, Eric Berot, le chef, s’agace un peu : « Ces gens ne sont pas formés. Ils se mettent en danger et prennent le risque de court-circuiter nos enquêtes. Nous ne savons pas à quel point les dossiers qu’ils fournissent sont exploitables par la justice. Il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit pas d’enfants, mais d’adultes non habilités se faisant passer pour des enfants. Où est donc la victime? » Justement, tout repose sur une subtilité, prévue à l’article 227-22-1 du Code pénal : « Le fait pour un majeur de faire des propositions sexuelles à un mineur de 15 ans ou à une personne se présentant comme telle en utilisant un moyen de communication électronique est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30000 euros d’amende. »
Selon Me Nathalie Bucquet, avocate de l’association Innocence en Danger, dont les conseils juridiques ont été sollicités par la Team Eunomie, « ce point de droit n’est parfois pas connu des policiers eux-mêmes. Du coup, certains refusent de prendre la plainte, pensant que l’infraction n’est pas constituée, puisqu’il n’y a pas de “vraie” victime. Pourtant elle est, dans les faits, bien recevable ». L’avocate souligne la bonne intention de ces collectifs et la légalité de leurs actions – quand il n’y a ni incitation, ni confrontation. Elle interroge néanmoins leurs méthodes : « Ces collectifs attendent une réactivité de la police que les e ectifs ne sont pas toujours en mesure de fournir. Ainsi, les relations se tendent entre ces citoyens qui veulent protéger nos enfants et les autorités, qui sont décriées pour leur inaction. »
DANGER PSYCHOLOGIQUE
Certes, cette impatience paie parfois. Outre les dizaines de signalements, la Team Moore, le premier collectif du genre en France créé en mai 2019 par Steven Moore (encore un pseudo), quadragénaire vivant à la Réunion, a déjà permis l’arrestation et la mise en examen d’un pédocriminel présumé à Bordeaux. A Reims, deux enquêtes ont aussi été ouvertes grâce au travail de Steven Moore.
Mais quel est le prix psychologique de ce travail? Invitée sur Discord dans une conversation groupée, nous rencontrons d’autres membres d’Eunomie, dont certains consacrent jusqu’à six ou huit heures par jour à cette besogne. Ils ont souvent été eux-mêmes victimes de violences sexuelles dans leur enfance et cette activité peut être dangereuse pour ces personnes, alerte la psychiatre Muriel Salmona, spécialiste de la mémoire traumatique : « On ne peut pas laisser d’anciennes victimes faire ce travail sans formation, sans supervision ou suivi psychologique. Même si elles ont le sentiment d’aller bien, elles peuvent être en pleine dissociation traumatique. Comme lors des violences sexuelles subies enfant, le stress extrême d’être confronté à des prédateurs déclenche un mécanisme neurologique de survie qui les anesthésie émotionnellement. Le cerveau sécrète un cocktail de drogues endogènes qui peut rendre addictif le fait d’enquêter sur les pédocriminels. Le risque psychologique est grand. »
« Certains craquent. Alors, ils quittent la Team », reconnaît d’ailleurs Shiva. Que deviennent-ils, seuls face à leur trauma, loin du soutien du groupe ? « Quand on a été victime, on veut changer le monde. Il faudrait que d’autres s’y collent un peu et aident les victimes à se protéger et se réparer plutôt que de les laisser faire tout le boulot! L’Etat doit prendre le relais », juge la psychiatre. Du reste, tous ces bénévoles l’avouent : ils préféreraient ne pas avoir à faire ce travail. « On aimerait mieux passer la soirée en famille, plutôt qu’à parler à des pédocriminels, confirme Shiva. Mais si nous, on ne le fait pas, qui le fera? »