“SE DÉCONFINER DE LA HAINE”
PAR LAURENT BERGER
Ce deuxième confinement ne ressemble pas au premier. Comme si les élans de solidarité avaient laissé place à une sorte de repli sur soi…
Oui. En mars, le virus faisait peur. Chacun comprenait la nécessité de se confiner, mais aussi de se serrer les coudes. Le socle économique était solide, le chômage avait baissé. Cela n’empêchait pas des di cultés, mais on pouvait encore se projeter vers l’avenir. Des solidarités se sont développées, on a aidé les entreprises, on a travaillé sur les trous existant dans le filet de protection sociale.
Le nouveau confinement est di érent. Dans ses modalités – les enfants peuvent aller à l’école, par exemple :
Le secrétaire général de la CFDT déplore le niveau de conflictualité dans notre société et propose l’idée d’un comité national chargé de mesurer et de combattre l’impact psychologique de la crise
Propos recueillis par BAPTISTE LEGRAND, PASCAL RICHÉ et CLAUDE SOULA
on a tiré les enseignements des inégalités que la fermeture des établissements creusait – mais pas seulement. Le virus n’est plus considéré comme dangereux par tous. Les Français ont moins en tête les di cultés que vivent les soignants. Autre grande di érence, la situation économique s’est dégradée. Les plus fragiles subissent une nouvelle fois ce confinement de plein fouet, mais à cela s’ajoutent des secteurs en crise, des plans sociaux, une montée de la pauvreté – il y aura 10 millions de pauvres en décembre ! Le moment est donc bien plus compliqué. Et hélas, le climat démocratique s’est lui aussi dégradé. C’est le règne des petites phrases, des « yaka », des anathèmes laissant peu de place à la discussion et au compromis. Je suis donc plus inquiet, tant sur la question sociale que sur les questions économiques et démocratiques.
Diriez-vous que le corps social est plutôt abattu, ou à cran?
Un mélange des deux. On constate à la fois une forme de résignation mais aussi une grande nervosité dans certains secteurs. Dans l’Education nationale, par exemple, où les enseignants sont à cran face à un discours o ciel parfois déconnecté de la réalité. La conflictualité monte. Et il ne faut pas se raconter d’histoires : si l’on a traversé le premier confinement, c’est grâce au dialogue social et aux milliers d’accords passés avec les représentants des personnels.
La tension vient aussi des fractures multiples qui minent la société. Elles sont renforcées par des événements qui n’ont rien à voir avec le Covid, comme les récents attentats. Ils viennent exacerber les inquiétudes.
Les attentats vous semblent-ils centraux dans cette ambiance de repli sur soi?
Ils contribuent à nourrir le climat d’angoisse et les amalgames en tout genre. On nous enjoint de choisir un camp. Certains nous invitent à être conciliants, ou du moins à ne pas nommer les choses par leur nom ; d’autres à l’inverse suggèrent d’en finir avec le Conseil constitutionnel qui, disent-ils, protège trop les libertés publiques. Non ! Il faut combattre la barbarie qu’est l’islamisme radical, car c’est une forme de totalitarisme, de fascisme. Mais il ne faut pas renoncer à ce qui fait l’Etat de droit, à la démocratie. C’est-à-dire la capacité à poser des débats, à s’appuyer sur des institutions et des valeurs.
Ces fractures et ces tensions, vous les voyez aussi dans les entreprises?
Pas spécialement. Là où on sent les plus fortes tensions, c’est dans le débat public. Je suis frappé par l’absence de modération dans l’expression d’un certain nombre de responsables politiques, sociaux, médiatiques. Qu’attend-on d’eux ? Pas qu’ils se lâchent. Pas qu’ils disqualifient leurs interlocuteurs. Pas qu’ils créent des fractures artificielles – alors que les vraies fractures, celles des revenus par exemple, existent ! On attend d’eux qu’ils réfléchissent, qu’ils ne fuient pas la complexité.
C’est pour cela qu’on ne vous voit plus sur CNews?
Oui, je n’y vais plus depuis qu’une tribune est o erte à Zemmour, condamné à plusieurs reprises pour incitation à la haine raciale. Ni dans les émissions dont ils sont partenaires, comme « le Grand Rendez-vous » d’Europe 1. Et je n’y retournerai pas. Il faut se déconfiner de la haine et de la connerie.
Avez-vous le sentiment que les idées d’extrême droite gagnent du terrain?
Il faut rester vigilant, mais le sujet est plus large : c’est l’a aiblissement du débat public. J’ai le sentiment qu’on se permet des propos qu’on ne tenait pas avant. Des propos racistes, mais aussi des a rmations tranchées sur des sujets qu’on ne connaît pas, comme la question sanitaire. Moi, j’ai un principe : quand je ne sais pas, je me tais. La nuance, l’équilibre, se perdent. Albert Camus disait : « L’équilibre est un e ort et un courage de tous les instants. La société qui aura ce courage est la vraie société de l’avenir. » On peut certes être radical dans ses pensées – je le suis sur la transition écologique, sur la redistribution des richesses. Mais on doit être réfléchi dans la façon dont on les pousse. Le fonctionnement démocratique est un trésor, utilisons-le.
Prenez l’expression des politiques à la sortie d’une récente réunion sur le reconfinement : tous, sauf le représentant du Parti communiste, étaient dans l’outrance. Le virus n’est pourtant ni de gauche, ni de droite, ni « en même temps » !
Oui, mais on peut critiquer la gestion de cette crise sanitaire! Le gouvernement ne porte-t-il pas une part de responsabilité?
Bien sûr, il y a matière à le critiquer. Nous pensons par exemple que les décisions ont été souvent trop centralisées et autoritaires, ou trop tardives. Il y a aussi eu des échecs désastreux, comme l’a aire des masques. Nous pouvons porter des revendications fortes, comme la question du RSA pour les moins de 25 ans. Mais face à certaines données sanitaires, pourquoi remettre en question des choix qui, à l’évidence, s’imposent à tous ?
La période est compliquée. Et le gouvernement n’a pas intégré un point, malgré notre insistance lors du premier confinement: c’est l’impact psychologique sur la société. Dès le mois de mars, la CFDT avait proposé un comité d’experts en sciences sociales pour mesurer les besoins en accompagnement de la population dans cette période. Ils n’en ont pas voulu.
Un comité sur l’impact psychologique de la crise? Comment fonctionnerait-il?
Il y a un comité sanitaire. On pourrait imaginer un comité similaire pour mesurer l’état psychologique des Français et consolider nos capacités à vivre ensemble, à faire place à la confiance et à la solidarité. Ces scientifiques pourraient travailler sur l’ambiance dans le pays, qui était dominée hier par la peur, aujourd’hui par la peur et la colère, un cocktail explosif. Le comité regrouperait des sociologues, des psychologues, mais aussi des historiens, qui disposent du recul pour observer la société dans sa profondeur et sa globalité. Les mesures sanitaires et sociales pourraient ainsi s’accompagner de mesures sociétales.
Que révèle cette crise ? Que les invisibles souffrent le plus. Prenez le débat sur la fermeture des librairies. Ce débat est légitime, mais il faut aussi le mener sur la fermeture des bibliothèques !
“LES ATTENTATS CONTRIBUENT À NOURRIR LE CLIMAT D’ANGOISSE ET LES AMALGAMES EN TOUT GENRE. ON NOUS ENJOINT DE CHOISIR UN CAMP.”
De même pour la règle du kilomètre à ne pas dépasser : en zone rurale, c’est le bout du chemin. Il faut remettre de l’intelligence collective dans toutes ces mesures.
Pourquoi est-ce que le gouvernement n’a pas voulu de ce comité d’experts?
Parce qu’ils se sont dit : encore une idée compliquée de la CFDT. Et pourtant, ce comité aurait pu guider l’action publique. On ne peut pas gouverner seulement au nom du pragmatisme. Il faut aussi du sens, une ambition sur un temps plus long.
Le gouvernement ne peut donc pas se contenter de mesures de soutien à l’économie. Je me suis fâché dans une réunion au sujet des jeunes qui, diplômés ou pas, se retrouvent sans revenu. Quel discours leur tient-on, à part leur dire que « c’est dur d’avoir 20 ans en 2020 » [Emmanuel Macron, le 14 octobre] ? Qu’est-ce qu’on développe comme initiative ? Comme espoir collectif ?
Ce qui nous manque, au fond, c’est un horizon commun, un récit mobilisateur, notamment face à l’islamisme. Est-ce que c’est la République?
Ce sont nos valeurs et la capacité à les faire vivre dans les actes et les discours publics.
La République, ce n’est pas un mot que vous utilisez beaucoup. Contrairement, par exemple, à Force ouvrière. Pourquoi?
J’utilise les mots « valeurs » et « intérêt général » – ce qui pour moi renvoie nécessairement a la République – car je privilégie les idées plutôt que les institutions. Ce qui fonde aujourd’hui mes convictions, c’est le souci de solidarité, d’émancipation individuelle et collective (même les plus fragiles peuvent peser sur les sujets qui les concernent), c’est la justice sociale, la démocratie, l’égalité. De ces valeurs découlent des ambitions, à commencer par la transition écologique et la lutte contre les inégalités – il faut une autre répartition de la richesse.
Aujourd’hui, qui porte cette vision parmi les acteurs politiques? Sur qui pouvez-vous compter pour la faire vivre?
Je compte sur la société civile. C’est elle qui doit s’exprimer, et c’est le sens de l’alliance de soixante organisations au sein du « Pacte du pouvoir de vivre », avec la Fondation Abbé-Pierre, avec la Fondation pour la Nature et l’Homme créée par Nicolas Hulot, avec l’Uniopss (Union nationale interfédérale des OEuvres et Organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux), avec la Mutualité, avec la Fage et beaucoup d’autres encore. Nous ne servirons la soupe à personne. Et nous nous donnerons les moyens de nous faire entendre.
Les syndicats peuvent contribuer à définir un nouvel horizon. Vous plaidez pour un nouvel Etat-providence; à quoi ressemblerait-il?
Il faut s’interroger sur l’avenir de la protection sociale et l’aide aux plus fragiles. Nous sommes dans un pays qui mesure son PIB tous les trimestres, mais la pauvreté avec deux ans de retard : la dernière statistique remonte à 2018 ! Le PIB est un indicateur, il y en a d’autres. La loi Eva Sas, votée en 2015, dispose que le Parlement
devrait chaque année regarder ces autres indicateurs de richesse, mais il ne l’a plus fait depuis 2018. Il y a aussi la question de la finalité. L’Etat-providence redistribue beaucoup, ce qui est nécessaire. Mais qui regarde à quoi ça sert, et comment chacun contribue ?
On a la chance de vivre dans un pays qui n’est pas néolibéral, où il existe des amortisseurs sociaux. Mais cette chance aura un prix : je m’inquiète des discussions que nous aurons demain autour de la dette publique et sociale. Il faudra étaler son remboursement sur le très, très long terme, et sans doute mutualiser cette dette à l’échelle européenne. Ce sera peut-être l’occasion de rediscuter de la fiscalité.
On n’évitera pas une taxation des plus privilégiés, un retour de l’ISF?
On n’évitera pas une augmentation d’impôts pour certains. Ce sujet n’est ni secondaire ni tabou. Si nous voulons préserver une société solidaire, il faut mener le débat sur la contribution des plus hauts revenus, sur la taxation du capital et du patrimoine à un niveau semblable à celle des revenus du travail. Ce n’est pas moi qui l’invente : les minima sociaux ont chuté, comparés au smic, tandis que les détenteurs des très hauts revenus se sont enrichis. On n’évitera pas non plus le débat de l’évolution des rémunérations dans les entreprises.
Vous voulez imposer des échelles de salaires?
Bien sûr, avec des écarts maximaux de rémunération, une plus grande transparence, des règles pour éviter les contournements. Il y a des secteurs qui ont profité de la crise. Quand vous travaillez dans la grande distribution, il n’est pas illogique qu’une part des profits redescende vers ceux et celles qui ont accueilli les clients. Et comme on reconfine, il faut réfléchir très vite à des gestes forts en faveur de ces travailleurs de deuxième ligne, dont on va s’apercevoir une nouvelle fois qu’ils sont très utiles. Il faut que les entreprises montrent leur reconnaissance par des actes.
Les entreprises sont-elles mieux préparées cette fois-ci?
Il peut y avoir beaucoup de dégâts, non seulement pour les personnes qui vont perdre leur emploi, mais aussi pour celles qui vont se retrouver isolées à leur domicile, pour celles qui vont télétravailler intensément et pour qui la séparation entre vie personnelle et vie professionnelle va disparaître. Il faut répondre concrètement aux situations, y compris dans la mise en oeuvre du télétravail : on ne peut pas repartir comme au mois de mars, à l’arrache ! Ce n’est pas la même chose de vivre des tensions au travail ou à distance dans son studio, car on ne peut pas s’expliquer ensuite devant la machine à café. Il faut donc immédiatement mettre en place des procédures avec les représentants du personnel. Il nous faut autant de dialogue, de médiation, de construction du commun, qu’il y a de mesures concrètes. Ce dialogue fait partie des choses impalpables mais essentielles : c’est une forme de richesse qui ne se mesure pas. On ne comprend son importance qu’une fois qu’elle a disparu, quand c’est trop tard. ■
“ON NE PEUT PAS GOUVERNER SEULEMENT AU NOM DU PRAGMATISME. IL FAUT AUSSI DU SENS, UNE AMBITION SUR UN TEMPS PLUS LONG.”