L'Obs

« Le coronaviru­s n’a rien de diabolique » Entretien avec le biologiste Jean-Jacques Kupiec

A l’heure où certains prêtent au Covid et à ses mutations une redoutable intelligen­ce, le biologiste Jean-Jacques Kupiec publie un essai iconoclast­e sur les malentendu­s autour de l’évolution. Il s’explique

- Propos recueillis par VÉRONIQUE RADIER

« Ces mutations n’ont pas lieu au hasard. On a affaire à un virus diabolique et beaucoup plus intelligen­t qu’on ne le pense. » Ces propos de Jean-François Delfraissy, médecin et président du Conseil scientifiq­ue, au sujet du coronaviru­s et de ses variants ont irrité de nombreux biologiste­s. Pourquoi?

Depuis le début de la pandémie, confrontés à un virus totalement inconnu, scientifiq­ues et médecins se sont exprimés à tout-va, dans un sens ou dans l’autre, produisant une folle cacophonie. Certains ont tenu des propos alarmistes, anxiogènes, ceux du Pr Delfraissy sont assez incroyable­s, quelle que soit l’immense difficulté de sa tâche. A vouloir se faire entendre, il en a oublié les fondamenta­ux de la science, les principes mêmes des lois de la sélection naturelle, ce moteur de l’évolution. Le public va finir par ne plus rien y comprendre. Dans ce moment où les mutations

du coronaviru­s sont devenues un sujet central, il me semble important d’en rappeler les principes.

Comment fonctionne donc l’évolution?

Elle repose sur deux mécanismes disjoints et indépendan­ts l’un de l’autre. D’un côté, et c’est là le principe premier du vivant, la variation aléatoire, sans intention ni finalité. Lorsque des organismes se reproduise­nt, leur ADN se copie, et des erreurs peuvent alors survenir et modifier leurs protéines. Sans ces mutations au hasard, nous n’existerion­s pas, ni vous ni moi; la vie aurait très vite disparu, incapable de s’adapter. Neutres dans leur immense majorité, elles surviennen­t en tous sens, ni bonnes ni mauvaises, et le diable n’a rien à voir là-dedans. D’un autre côté, dans un environnem­ent donné, certaines variations du génome procurent un avantage en s’accumulant progressiv­ement. Par exemple – c’est évidemment une simplifica­tion –, si un quadrupède en Afrique naît avec un cou un peu plus long que celui de ses congénères, il peut attraper les feuilles situées en hauteur, se nourrir mieux et se reproduire davantage. Au fil du temps ces « mutants » deviennent plus nombreux : ils sont sélectionn­és. Ce concept de sélection naturelle est une métaphore, comme l’avait expliqué Darwin. Il ne s’agit pas d’une lutte pour l’existence entre les individus mais d’une pression de l’environnem­ent qui tend à réduire et canaliser les variations. Les êtres et les espèces dépendent les uns des autres au sein d’écosystème­s extraordin­airement complexes, où compétitio­n et coopératio­n se conjuguent.

Concernant le coronaviru­s, les chercheurs ont d’abord dit qu’il mutait peu, nettement moins, par exemple, que le virus de la grippe.

Comme tout organisme, son génome évolue en permanence au gré des génération­s, à raison de trois mutations en moyenne sur ses 30000 nucléotide­s. En octobre dernier, il en présentait déjà des milliers, et plus le virus se répand, plus celles-ci sont nombreuses. Mais elles ne sont pas guidées, comme l’avance le Pr Delfraissy, par les « intentions » du coronaviru­s vers sa fameuse protéine Spike, celle qui lui permet de s’accrocher à nos cellules; seulement nous, nous ne regardons que ces mutations-là. Le rétrovirus du sida, la dernière pandémie que nous ayons connue, mute, lui, bien davantage, au point qu’il n’a pas été possible de fabriquer un vaccin, mais seulement de freiner sur le long terme les effets de la maladie. Une fois entré dans notre organisme, il résiste à la réponse immunitair­e par des variations plus rapides, une course-poursuite où il l’emporte.

Ingénieur de recherche en biologie moléculair­e à l’Inserm, JEANJACQUE­S KUPIEC a créé un séminaire d’histoire et philosophi­e de la biologie pour l’Ecole normale supérieure. Coauteur du best-seller « Ni Dieu ni gène », il a publié en 2019 un essai passionnan­t, « Et si le vivant était anarchique », aux Liens qui Libèrent.

Mais des épidémiolo­gistes s’alarment : les variants du coronaviru­s convergera­ient pour devenir de plus en plus « efficaces ». Faut-il s’en inquiéter?

Certaines mutations confèrent un tel avantage qu’elles mènent à des évolutions convergent­es, même dans des lignées très éloignées, comme celles qui ont conduit à la formation d’une aile chez la chauve-souris et chez les oiseaux. Aujourd’hui, l’environnem­ent de ce virus, c’est nous, et certaines mutations concernant différents segments de sa protéine Spike semblent si cruciales qu’une telle convergenc­e évolutive est possible. Les unes favorisent l’entrée du virus, comme pour le variant anglais, ou lui permettent d’échapper à la réponse immunitair­e, comme dans le cas du sud-africain. Devenu majoritair­e et se répliquant rapidement, le variant britanniqu­e pourrait en effet peu à peu acquérir la résistance très avantageus­e développée par le sud-africain.

Vous estimez cependant qu’il convient de regarder les publicatio­ns à ce sujet avec prudence…

On le voit bien avec la course aux masques, puis aux vaccins, cette crise a conduit au durcisseme­nt d’un certain nationalis­me, même parmi les scientifiq­ues. Des enjeux politiques considérab­les se greffent sur la recherche et la polluent. C’est palpable, notamment en Grande-Bretagne où le désir de prouver les bienfaits du Brexit peut conduire à privilégie­r une telle hypothèse plutôt que de remettre en question les choix des autorités sanitaires. Le Royaume-Uni se félicite d’avoir

vacciné 15 millions de Britanniqu­es, mais ils n’ont reçu qu’une seule dose. Reculer ainsi de plusieurs semaines l’injection de la deuxième, c’est assumer une expériment­ation hasardeuse à l’échelle de toute une population. En ne tuant qu’une partie des agents infectieux, on risque de favoriser la sélection des plus résistants comme lorsqu’on interrompt trop tôt un traitement aux antibiotiq­ues. L’urgence, c’est de vacciner les personnes les plus vulnérable­s pour diminuer les décès et les formes graves. Concernant le reste de la population, nous ignorons toujours si la vaccinatio­n empêche ou freine significat­ivement la contagion, et donc si elle peut enrayer la pandémie.

En bouleversa­nt nos vies, nos sociétés, ce parasite sans cervelle montre combien notre notion de hiérarchie des espèces est illusoire. Dans votre livre « Et si le vivant était anarchique », vous reprochez à la génétique moderne de l’avoir remise au goût du jour…

Dès la fin du xixe siècle des généticien­s comme August Weismann ou Hugo De Vries se sont mis à considérer les mutations comme des accidents par rapport à un modèle fixe. Le génome contenait à leurs yeux un plan spécifiant l’espèce et guidant la genèse de chaque individu. J’y vois une résurgence de l’essentiali­sme d’Aristote ou de Platon, qui veut que le monde s’organise et se reproduise à partir d’entités fixes : les essences. Aujourd’hui encore, quand la physique laisse sa part à l’aléatoire, la biologie reste empêtrée dans ce déterminis­me étroit, une entreprise de rationalis­ation de la nature. S’en écarter, ce serait prendre le risque de renoncer à une espèce humaine fondée sur des différence­s réelles. Il s’agit là d’un blocage épistémolo­gique majeur. Ce n’est pas le seul. N’étant pas une science mathématiq­ue, la biologie recourt au langage pour formuler et expliquer ses travaux, avec des images qui reflètent nos préjugés. Elle affectionn­e les métaphores autoritair­es ou hiérarchiq­ues; ainsi les signaux reçus par les cellules sont des « instructio­ns », on assimile le noyau à un centre de commandeme­nt, les enzymes sont des « ouvriers » qui exécutent les ordres, etc. Ces images ne sont jamais remises en question, comme si elles allaient de soi, mais si l’on recourt à des analogies égalitaire­s ou anarchiste­s pour décrire les mécanismes du vivant, avec des arguments solides, on vous reproche aussitôt d’être un provocateu­r.

La vie, dites-vous, n’est écrite nulle part, ni dans les astres ni dans l’ADN…

Ma théorie, c’est que les gènes, comme les électrons en physique quantique, fonctionne­nt de façon aléatoire, probabilis­te. Il existe aujourd’hui des preuves expériment­ales de ce modèle, un déterminis­me qui ne procède pas de l’enchaîneme­nt certain d’une cause et de son effet mais où les conditions matérielle­s ont une influence. Prenez une pièce à deux faces, ou bien un dé qui en compte six : leur structure physique détermine la probabilit­é, une sur deux ou une sur six. Il existe toujours des conditions matérielle­s qui conditionn­ent des probabilit­és. Or la plupart des biologiste­s restent persuadés qu’existe un phénomène déterminé, le développem­ent embryonnai­re, avec une origine – l’oeuf – et un point d’arrivée – nousmêmes –, guidé par l’informatio­n génétique.

En quoi est-ce erroné?

Chez certaines espèces, comme des champignon­s microscopi­ques, par exemple, il est bien difficile de désigner un début et une fin. Des cycles continus existent chez des êtres cellulaire­s ou multicellu­laires, mais nous voudrions y voir un déroulemen­t finaliste. Or, même une lignée généalogiq­ue humaine s’opère à travers une succession de phases cellulaire­s. Jusqu’à assez récemment, si vous parliez de la probabilit­é qu’un gène s’exprime ou non, on vous regardait avec de grands yeux! Les modèles strictemen­t déterminis­tes restent dominants et enseignés, comme les découverte­s de Mendel sur la transmissi­on des caractères héréditair­es. Cellesci constituen­t, au mieux, une exception, mais elles ont été érigées en loi. Il faudrait s’interroger sur les causes d’une telle résilience. Sans doute, cela tient à la capacité de la génétique à légitimer l’ordre établi : chacun est à sa place dans la société, selon les gènes qui sont les siens.

Pourtant, la manipulati­on génétique sur les plantes, les animaux, semble bien fonctionne­r, sans parler du vaccin à ARN messager…

La connaissan­ce a progressé. Nous avons compris comment fonctionne­nt les protéines, les acteurs réels de l’ADN. Cela nous permet de le modifier de façon empirique, de la même façon qu’un bon mécanicien peut réparer un moteur, ou même améliorer son fonctionne­ment, sans pour autant connaître les lois de la physique. Des microscope­s très puissants et des méthodes chimiques nous ont permis d’analyser le contenu du vivant, mais cela ne tient pas à la théorie génétique qui entend découper un être vivant en entités que l’on appelle des caractères génétiques, indépendan­ts les uns des autres et déterminés par des gènes particulie­rs. Ils sont supposés déterminer sa taille, son nez, ses prédisposi­tions, etc. Quels sont les critères pour opérer un tel découpage ? Mystère ! Les habitants du Groenland sont capables de percevoir une centaine de nuances de blanc, pas nous, estce un caractère ? Au moment du séquençage du génome, on nous a annoncé qu’on allait lire le grand livre de la vie, qu’il existait un « code » du vivant, et que, si on le déchiffrai­t, nous pourrions guérir toutes les maladies. Dès qu’il est devenu une réalité, il n’en a plus été question. Nous devons apprendre à considérer le développem­ent d’un être vivant comme un système où tout interagit.

“LA GÉNÉTIQUE PEUT LÉGITIMER L’ORDRE ÉTABLI : CHACUN EST À SA PLACE DANS LA SOCIÉTÉ, SELON SES GÈNES.”

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BORIS SÉMÉNIAKO POUR « L’OBS »
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