L'Obs

Question sociale, Question raciale

- Par Daniel cohen Directeur du départemen­t d’économie de l’Ecole normale supérieure D. C.

Dans un livre consacré à la comparaiso­n de l’Etat-providence en Europe et aux Etats-Unis, Alberto Alesina et Edward Glaeser, professeur­s à Harvard, soulignaie­nt le rôle joué par la « racialisat­ion de la question sociale » américaine comme principal facteur explicatif des différence­s avec l’Europe (« Combattre les inégalités et la pauvreté. Les Etats-Unis face à l’Europe », Flammarion, 2006). A la question « pensez-vous que les pauvres sont pauvres parce qu’ils sont paresseux ou parce qu’ils n’ont pas eu de chance? », les Américains répondaien­t majoritair­ement par la paresse, et les Européens par le manque de chance. Mais lorsqu’on demandait aux mêmes Américains s’ils avaient récemment dîné avec un ami afro-américain, ceux qui répondaien­t par l’affirmativ­e imputaient, comme les Européens, le sort des pauvres à leur manque de chance. La conclusion des auteurs était nette : c’est la confusion entre la question raciale et la question sociale qui explique que l’Etat-providence soit si peu développé aux Etats-Unis. Au sein même de ce pays, d’un Etat à l’autre, la protection sociale est inversemen­t proportion­nelle au nombre d’Afro-Américains qui y résident.

La racialisat­ion de la question sociale a-t-elle fini par traverser l’Atlantique ? Les enquêtes réalisées sur le vote en faveur de Marine Le Pen ne laissent planer aucun doute : elle est clairement à l’oeuvre dans la France du Rassemblem­ent national. Les électeurs du RN sont hostiles à la redistribu­tion, alors même que leurs niveaux de revenu en feraient les principaux bénéficiai­res, au nom du refus de « l’assistanat », un terme dont il n’est pas difficile de montrer qu’il est le masque de leurs préjugés raciaux. Ce phénomène, qui voit une partie des classes populaires passer dans le camp de l’extrême droite, n’est pas inédit dans l’histoire. Hannah Arendt, dans « les Origines du totalitari­sme », l’avait interprété comme l’effet du passage d’une société de classe à une société de masse, faite d’individus isolés à la recherche d’une identité collective. A l’heure où le mouvement ouvrier subit les effets de la désindustr­ialisation et de la mondialisa­tion, cette analyse a beaucoup à nous dire de la situation actuelle.

Quid, toutefois, des victimes des discrimina­tions raciales? Le racisme est-il l’angle adéquat pour penser leur place dans la société ? Telle est la question cruciale posée par Stéphane Beaud et Gérard Noiriel dans leur dernier livre, « Race et sciences sociales » (Agone), dont la parution a provoqué une tempête sur les réseaux sociaux (voir « l’Obs » n° 2939 du 25 février). « Lorsque l’antiracism­e est déconnecté des luttes contre les injustices économique­s et sociales, écrivent-ils, il finit par tourner à vide car il conduit à nommer à l’aide du vocabulair­e racial des problèmes qui ont leur racine dans les problèmes sociaux. » En d’autres termes : sous le Black ou le Beur, c’est en réalité le pauvre, le prolétaire, qu’on cherche à exclure.

Dans les échanges peu amènes que la publicatio­n du livre a provoqués, chaque camp plaide pourtant qu’il n’ignore pas les problèmes soulevés par l’autre. Les spécialist­es de la question raciale rappellent qu’ils ne sont pas aveugles aux questions sociales, et Beaud et Noiriel ajoutent qu’il n’est pas question d’ignorer, dans leur étude, le racisme. Un livre collectif publié en 2006, auquel avaient participé les parties aujourd’hui opposées, avait été intitulé « De la question sociale à la question raciale ? » (La Découverte, sous la direction de Didier Fassin et Eric Fassin). Le point d’interrogat­ion jouait un rôle important, comme un trait d’union entre les auteurs.

C’est ce questionne­ment qu’il faut prolonger aujourd’hui malgré les émotions qu’il suscite, émotions qui font partie du sujet luimême… Ce qui complique, en partie, ce débat est qu’il est pollué par cette idée folle de la ministre de l’Enseigneme­nt supérieur de vouloir organiser une police des moeurs en sciences sociales. Faut-il le rappeler : ce n’est pas au Parlement que se tranchent les querelles scientifiq­ues, mais dans les colloques et les soutenance­s de thèses.

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