L'Obs

CRUELLA AVANT CRUELLA

- Par MARA GOYET Essayiste

Préparons-nous, elle va revenir. Disney annonce en e et le retour au cinéma de Cruella. Cette vraie méchante avec son fume-cigarette goudron-nicotine, sa fourrure non synthétiqu­e en vrai animal mort, sa coi ure bi-goût et son projet vestimenta­ire à base de peaux de dalmatien. C’est un personnage archétypiq­ue, comme la jalouse Reine, la Marâtre, la Fée Carabosse. Sans véritable profondeur psychologi­que ni ra nements biographiq­ues : c’est ce qui la rend implacable­ment menaçante, opaque, terrifiant­e. Elle n’a pas de part d’ombre car elle est l’ombre. Elle est fulgurante, mais ses contours sont assez vagues pour qu’on la repère ici ou là toute notre vie. C’est le secret de sa réussite. Comme celle des contes qui nous ont tous marqués.

Si Cruella revient, c’est cependant sous un tout autre jour que dans le dessin animé d’autrefois. Incarnée par Emma Stone, elle apparaîtra en e et dans « toute sa complexité » : il s’agit d’expliquer comment elle est devenue le personnage infect que nous connaisson­s tous. On mesure l’avancée étiologiqu­e que cela constitue. On délivre le personnage de sa masse de granit, on le déleste de ses oripeaux clichés et l’on va examiner en nuance sa psyché, les aléas de son existence. C’est une enquête salutaire et prometteus­e : on attend désormais la résilience de Baloo, la jeunesse droitière de Robin des Bois ou les démêlés avec la CAF de la mère de Bambi. Autant d’éléments qui permettrai­ent d’avoir une conception plus fine de personnage­s pouvant jusque-là se résumer à des adjectifs : jovial, redistribu­tif, morte. Le film, qui n’est pas encore sorti, sera peut-être un chef-d’oeuvre. Ce n’est pas la question. C’est une tendance actuelle, celle de la préquelle, qui m’intrigue.

Evidemment, ces retours en arrière sont intéressan­ts. Néanmoins, on peut craindre que ce que l’on gagnera en subtilité, en psychologi­e des profondeur­s, on risquera de le perdre en e cacité. Sans vouloir me lancer dans le funeste débat de l’explicatio­n qui vaudrait excuse, il est fort probable que, par humanité, on ait, par exemple, tendance à trouver Scar moins salaud si on apprend qu’il a été énurétique jusqu’à ses 14 ans et moins aimé que Mufasa. Avec cette descente fouillée dans les abîmes des personnage­s, on abandonner­a peut-être en route tout ce qui faisait leur intérêt initiatiqu­e : ils ont représenté pour nous, dans nos premières années, avec bien d’autres personnage­s de la culture enfantine, un premier contact avec le Mal. Dans tout ce qu’il a de plus radical, total, mystérieux et, surtout, inexplicab­le.

En outre, on ne peut s’empêcher de penser que ce travail d’exploratio­n n’est pas sans rapport avec l’entreprise de censure opérée par Disney dans son propre catalogue : sont bannis, pour les enfants du moins, tous les films dont des passages pourraient être considérés comme racistes (le chat siamois des « Aristochat­s », etc.). Avec ces « antépisode­s », on risque aussi d’évacuer, d’une manière certes di érente, la part irréductib­lement maline qui est au coeur de ces histoires, de diluer à coups de grands seaux d’eau psychologi­que et biographiq­ue la noirceur intacte de personnage­s plus fascinants qu’intéressan­ts. A terme, ces di érentes entreprise­s de positivité opérées par Disney (et bien d’autres) risquent de transforme­r un trésor initiatiqu­e de l’enfance en une ribambelle d’historiett­es peuplées de demoiselle­s en détresse et d’animaux qui parlent, narrées, sans bruit ni fureur, par un happy chief manager défoncé aux trigger warnings. Soit une autre version du cauchemar. Plus insidieuse…

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