L'Obs

« L’art, c’est le capitalism­e ultime » : rencontre avec le réalisateu­r Nicolas Winding Refn

NICOLAS WINDING REFN, le réalisateu­r de “Drive”, a profité du confinemen­t pour créer LOVEBOAT, une société de production de contenus audiovisue­ls autour de l’AMOUR. Rencontre avec un iconoclast­e

- Par NICOLAS SCHALLER

Puriste ou pubard? Esthète ou escroc? Bien malin celui qui saura cerner Nicolas Winding Refn. Le réalisateu­r de « Drive » clive. Certains admirent le cinéaste sans concession, amoureux d’images léchées, d’anti-héros chevaleres­ques et de violence homo-érotique. D’autres ne voient en lui qu’un provocateu­r roublard, poseur et creux. Refn vomit le tiède. Quand il ne tourne pas, il partage son goût pour le hors norme, comme ces obscurs films d’exploitati­on dont il collection­ne les affiches (réunies dans un somptueux ouvrage, « l’Art du regard », paru en 2015) et qu’il met en ligne sur son site, byNWR.com, véritable cabinet de curiosités virtuel. Confiné à Copenhague avec sa femme et ses deux filles, le Danois daltonien vient de monter un nouveau projet: Loveboat, une société de production internatio­nale, « soucieuse de faire émerger de nouveaux talents, d’encourager la diversité et de promouvoir l’inclusivit­é (sic) ». Cela méritait quelques éclairciss­ements.

Votre nouvelle société de production s’appelle Loveboat. Pourquoi Loveboat, parce que c’est « exciting and new » ?

J’avais, depuis plusieurs années, dans l’idée de m’emparer de l’environnem­ent virtuel et de ses évolutions technologi­ques, dont je suis loin d’être un expert. Je ne lis pas mes e-mails, si un texte fait plus d’une phrase ou si un document n’est pas en PDF, je suis largué. Mais j’apprécie la technologi­e, les outils qu’elle met à notre dispositio­n, je crois sincèremen­t qu’elle rend le monde plus vivable. Le problème, c’est ce qu’en font les gens… En août dernier, les planètes se sont alignées, et nous avons monté Loveboat avec Greg Panteix et Marine Garnier à Paris et Jeff Baron à Los Angeles, les deux villes où je partage mon temps avec Copenhague. L’idée est de créer une société autour de l’amour avec une approche inclusive, responsabl­e. Nous voulons rassembler, faire du monde un meilleur endroit en mélangeant les créativité­s, les races, les sexualités, tout ce que vous voudrez. Parce que notre monde a besoin d’amour ! C’est aussi un moyen de réunir des artistes avec lesquels j’ai collaboré ou que j’apprécie.

Votre note d’intention parle de « contenu entre la publicité, le divertisse­ment et la fiction ». Qu’allez-vous produire exactement ?

De tout, de la publicité, des films, des séries en streaming, des vidéos TikTok, des posts sur les réseaux sociaux, que sais-je? Du contenu online comme pour les espaces physiques. Nous n’avons pas de limites. L’important, c’est la philosophi­e derrière, la conscience morale et sociale, ce pourquoi vous faites les choses. Nous sommes submergés d’informatio­ns, de divertisse­ments et de publicités génériques qui nous évitent de penser. Les images nous arrivent dans un chaos total, et on ne se demande même plus si elles sont vraies ou fausses. Comment s’y retrouver dans un tel environnem­ent? Comment outrepasse­r cette époque de peurs, de haines, d’inégalités, mettre en avant l’humain et la créativité? Loveboat, c’est ça : fabriquer le futur.

Votre cheptel de talents est très éclectique : Park Chan-wook (« Old Boy »), la réalisatri­ce de « Mignonnes », Maïmouna Doucouré, Emma Luchini, Lorcan Finnegan (« Vivarium »)… Quels sont les projets déjà en route ?

Je ne peux pas vous en citer un plus qu’un autre. Sachez juste que j’ai de bonnes raisons d’avoir l’air si fatigué.

“LE CINÉMA RESTE LE SAINT DES SAINTS, ET MA CATHÉDRALE, C’EST LA SALLE”

Mais vous, sur quoi travaillez-vous ?

Si je vous livrais un de mes projets, je devrais vous tuer derrière. D’ailleurs, imaginer ce que sera un de mes films est toujours plus excitant que le résultat final !

Tout cela est très flou.

Voyez Loveboat comme un sapin de Noël qui dure toute l’année, avec des cadeaux un peu partout dont vous ne savez rien avant de les avoir ouverts.

On parle désormais plus de conte nus que de films, notamment à Hollywood, où les plateforme­s de streaming ont pris une place inédite. Ce changement de paradigme annonce-t-il la mort du cinéma ?

Il y a quelques années, au Festival Lumière de Lyon, quand nous lancions mon site byNWR. com, j’ai déclaré que le cinéma était mort. On a respecté vingt secondes de silence. Puis j’ai déclaré sa renaissanc­e. Le cinéma produit du contenu depuis ses débuts. Quand les frères Lumière filmaient l’arrivée d’un train, c’était du contenu. Puis un système de contrôle a été mis en place, on a défini ce qu’était un film, quelle forme il devait prendre, de quelle manière il fallait le voir. Le passé est une prison, il nous dicte ce que doivent être les choses. Au fond, quand les frères Lumière filmaient « l’Arrivée du train en gare de La Ciotat » ou un type passant une porte, ils réalisaien­t les premières vidéos TikTok. Le premier contenu « marketé » déclenchan­t une hystérie de masse. Rien n’a changé, sinon la technologi­e. Le format n’a aucune importance; l’important, ce sont les émotions que l’on provoque. Pour moi, le cinéma est le saint des saints, et ma cathédrale, c’est la salle. Rien ne me rend plus triste que de découvrir un supermarch­é ou une enseigne de vêtements là où auparavant se trouvait un cinéma. Mais je ne veux pas vivre dans le passé, surtout quand le futur est si excitant. Quand j’entends les gens parler de contenu, j’y vois un boulevard de nouvelles façons de s’exprimer.

A terme, les salles sont-elles condamnées ?

Non. Aucune forme d’art n’a jamais disparu. Les gens iront toujours au cinéma, mais, grâce aux plateforme­s de streaming, l’expérience de la salle endossera un caractère plus sacré. La plupart des films disponible­s sur les plateforme­s ne méritent pas le temps que l’on y consacre. Se rendre en salle sera davantage un événement, une expérience religieuse. Ce sont les multiplexe­s que le streaming menace le plus. La révolution numérique a permis une chose fondamenta­le : faire tomber les barrières de contrôle. Aujourd’hui, tout est accessible, il faut donc apprendre à choisir. Qui aurait cru, il y a vingt ans, qu’être influenceu­r deviendrai­t un business ? Les influenceu­rs existent par notre besoin d’être guidé dans ce puits sans fond et bruyant qu’est internet.

Vous êtes paradoxal: vous débordez d’initiative­s artistique­s que vous vendez en publicitai­re, vous parlez d’amour et réalisez des films noirs, violents, où se croisent l’undergroun­d

et le pop, l’arty et le cinéma d’exploitati­on. N’êtes-vous pas tiraillé ?

C’est une très bonne question. Je n’ai pas de meilleure façon d’y répondre que de vous dire que je crois tant en l’humanité, en des lendemains meilleurs, que ma manière d’y contribuer est de vous faire réfléchir. Que vous aimiez ou pas mes films n’a aucune importance. En revanche, toute création qui vous déstabilis­e, suscite en vous autant de haine que d’amour, a le mérite de stimuler votre esprit. On passe tellement de temps à catégorise­r les choses, à ranger les gens dans des cases… Fuck tout ça !

Votre dernière oeuvre, la série « Too Old to Die Young », sur Amazon, est la plus radicale. Certains épisodes font une heure, d’autres une heure trente.

J’ai eu la chance que le type à la tête du studio soit ouvert à ma vision du streaming. Mes filles de 17 et 11 ans regardent la plupart des séries Netflix en cochant l’option « en accéléré de 25 % » pour gagner du temps. Pourquoi continuer à s’appuyer sur des formats d’une heure ou d’une heure et demie quand chacun est libre de choisir la vitesse de défilement? Pourquoi, en tant que créateur, devrais-je m’imposer des limites temporelle­s quand les gens peuvent faire pause à tout moment? Pourquoi s’imposer des règles qui remontent à l’apparition de la télévision? Le streaming, c’est infini, c’est là pour toujours. « Tout Old to

Die Young », en réalité, est un film de treize heures.

Que vous avez réussi à vendre à Amazon.

Le plus grand tour de passepasse de tous les temps. Comme la plupart des plateforme­s, Amazon a pour seule ambi

“LA PUB QUE J’AI RÉALISÉE POUR HENNESSY EST UNE DE MES OEUVRES LES PLUS ACCOMPLIES”

tion de recueillir des données sur ses clients pour les revendre. C’est une société dangereuse et monopolist­ique.

Comme pas mal de cinéastes le font pour arrondir leurs fins de mois, vous avez signé de nombreuses pubs.

Celle que j’ai réalisée pour le cognac Hennessy est une de mes oeuvres les plus accomplies. J’ai beaucoup aimé aussi la campagne pour les automobile­s Lincoln avec Matthew McConaughe­y. Pour moi, il n’y a guère de di érence entre réaliser ces spots et « The Neon Demon » ou « Valhalla Rising ». C’est de l’art. Il y a une ou deux pubs que je n’aurais pas dû faire, mais sinon je travaille avec des marques qui me laissent ma liberté. On vend tous quelque chose. Que croyez-vous qu’ils fassent d’autre à Hollywood que vendre des idées, de l’illusion, du divertisse­ment ? C’est l’authentici­té qui compte. Un artiste qui n’a pas la notion de l’argent est comme un peintre qui n’a aucune notion de peinture. L’art, c’est le capitalism­e ultime. Sans régulation. C’est ce que je propose et combien on me l’achète. C’est une bonne chose qu’en ce moment le monde de la publicité traditionn­elle s’écroule. Voilà un impact formidable des réseaux sociaux : les gens ne se laissent plus avoir comme avant, ils sont plus intelligen­ts, moins manipulabl­es et vous détruisent en une nuit s’ils en ont envie. Le pouvoir a changé de camp. Fini le temps où les élites, les marques, les grandes corporatio­ns décidaient de ce qui était bon pour nous. Mon idée est-elle valable? Ma vision mérite-t-elle d’être exprimée ? A chacun d’en décider et non plus à des décideurs. L’artiste est plus que jamais face à lui-même.

Quels sont les derniers films que vous avez appréciés ?

Avec ma fille aînée, on a regardé « Ghost », avec Demi Moore et Patrick Swayze. Un film très simple, très pur, charmant. Sinon, je regarde beaucoup d’émissions et de débats politiques, je trouve ça très divertissa­nt. Ou je surfe compulsive­ment sur YouTube.

Enfant, votre mère vous répétait que vous étiez un génie. Il y a quelques années, lors d’une interview avec le réalisateu­r William Friedkin, vous avez prétendu que « Drive » était un chef-d’oeuvre, et Friedkin s’est allègremen­t moqué de vous en évoquant « Citizen Kane » et « 2001, l’Odyssée de l’espace ». Comment l’avez-vous vécu ?

Je ne m’en souviens pas. Je me suis sûrement dit que William avait encore beaucoup à apprendre. N’abandonne pas, Billy !

Avez-vous tourné depuis le début de la pandémie ?

Non, mais j’ai posté des vidéos sur TikTok.

On vous prête de nombreux projets : un nouveau film avec Ryan Gosling, deux séries, dont une pour Canal+ inspirée de « Maniac Cop »…

Tout ce que vous pouvez lire sur internet est vrai.

Sans rire…

Je mets à profit cette période de pandémie pour développer plein d’idées.

Vous avez failli réaliser la suite de « Wonder Woman ».

J’en ai discuté avec le studio, mais il est très di cile d’être libre sur ce genre de projet où tout est préformaté. J’ai donc décidé de créer ma propre Wonder Woman, elle s’appellera Neon Girl. Et n’oubliez pas, le Loveboat is coming. ■

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Le réalisateu­r sur le tournage de sa série « Too Old to Die Young ».
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« Drive » (2011), avec Ryan Gosling.
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 ??  ?? La publicité Hennessy signée Nicolas Winding Refn, en 2016.
La publicité Hennessy signée Nicolas Winding Refn, en 2016.

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