Kathy Acker la hackeuse
Vingt-trois ans après la mort de l’icône POSTPUNK, on réédite son livre CULTE et EXPLOSIF, “Sang et Stupre au lycée”. Enquête
“SES LIVRES ME DONNAIENT ENVIE D’ÉCRIRE SUR LE SEXE” VIRGINIE DESPENTES
SANG ET STUPRE AU LYCÉE, par Kathy Acker, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro, Ed. Laurence Viallet, 224 p., 22,50 euros.
Qui a encore peur de Kathy Acker? De son vivant, l’écrivaine, poétesse et dramaturge américaine, étiquetée « terroriste littéraire » pour ses textes autobiographiques souvent pornos et parfois scatologiques, effrayait l’institution. Qu’importe, elle préférait les replis de l’underground et les petites maisons d’édition, sauf pour quelques coups d’éclat, comme l’album « Pussy, King of the Pirates » avec le groupe The Mekons ou une rencontre avec les Spice Girls pour le « Guardian ». C’était en 1997, l’année de sa mort d’un cancer du sein qu’elle n’avait pas voulu soigner par la médecine conventionnelle. Kathy Acker avait 50 ans. Après quelques décennies de relatif oubli, son esprit est de retour et son avant-gardisme plus que jamais au goût du jour. L’éditrice Laurence Viallet republie ainsi son roman le plus emblématique, le furieux, noir, drôle, poignant, onirique, décapant « Sang et Stupre au lycée ».
Sorti en 1984 aux Etats-Unis, le livre suit l’itinéraire de Janey Smith, une très jeune fille progressivement abîmée par le monde et par les hommes. Elle vit une relation incestueuse avec son père, rejoint un gang new-yorkais, se fait capturer par un marchand d’esclaves, sympathise avec Jean Genet à Tanger, s’évade dans la calligraphie persane ou dans des cartes de concordances entre ses rêves. Laurence Viallet, qui avait publié le roman en 2005 dans la collection « Désordres » aux Editions du Rocher, réitère dans sa propre maison pour cette version corrigée (l’édition anglo-saxonne avait interverti deux chapitres) et augmentée, avec cartes et dessins tirés des archives d’Acker à l’université Duke. Pour Viallet, qui s’attache à diffuser la littérature « la moins inoffensive possible », il s’agit de « marteler et remarteler » la puissance de ce classique méconnu, car « la société comprend vite, mais il faut lui expliquer longtemps ». « Sang et Stupre… » est « un manifeste qui contient toute l’oeuvre d’Acker, une porte ouverte sur son laboratoire de recherches et d’expérimentation ».
Ce roman, qui la sort de la confidentialité et l’établit comme une figure de la contreculture, est en effet une plongée dans sa technique de « cannibalisme littéraire », qui consiste à incorporer ses lectures à son oeuvre, à présenter un collage qui floute la limite entre ses emprunts et ses écrits.
Pour autant, Acker n’est pas une plagiaire, plutôt une pirate.
En tant que femme, elle se sent dépossédée de son langage. Inspirée du cut-up de Burroughs (qui la qualifiait de « Colette postmoderne »), de Sade, Bataille, Genet et des philosophes de la French Theory, Acker la hackeuse se venge en pillant la tradition littéraire masculine, pastichant volontiers « Don Quichotte » de Cervantes ou « les Grandes Espérances » de Dickens. « L’une des grandes réussites d’Acker a été de s’insérer – ainsi que d’insérer une sensibilité féminine – dans le canon moderniste et bohème », estime l’écrivaine et critique d’art américaine Chris Kraus, qui lui a consacré une biographie passionnante en 2017 (« After Kathy Acker »).
Celle qui est née Karen Lehman en 1947 à New York, en rupture avec sa famille aisée, construira son mythe comme elle façonnera son corps, avec force bodybuilding, piercings et tatouages. Ouvertement bisexuelle, sa chair et son oeuvre se confondent. « Sang et Stupre… » est une description impitoyable du désir féminin et de la violence de la sexualité hétéronormée, à travers la voix d’une adolescente en quête
d’un lieu où exister librement, hors d’une société patriarcale et capitaliste (« le monde serait une flamme : UNE FLAMME TOTALE S’AUTOCONSUMANT SANG ET PEUR ET STUPRE MA VISION »). Janey, l’héroïne, subit deux avortements, motif récurrent dans le travail d’Acker. « Décrire mes avortements est pour moi la seule façon réelle de vous parler de la douleur et de la peur », écrit-elle. Pour la romancière Wendy Delorme, son oeuvre « est une quête pour définir le sujet-femme d’un point de vue ontologique et politique ».
Pas étonnant qu’Acker fût si importante pour les romancières d’une génération proche, à qui elle semble avoir donné la permission d’expérimenter. Telle Chris Kraus, qui en parle comme de sa « plus grande influence », notamment pour son fameux « I Love Dick », autre exploration du désir féminin. Ou Lidia Yuknavitch, qui la considère comme rien de moins que son « mentor » : « Quand je la lisais, ça semblait précis. Je me disais : quelqu’un dit la vérité. C’est ce que l’on ressent quand on a un corps de fille et qu’on le voit entravé. » Même notre Virginie Despentes nationale – qui signe le bandeau de couverture de cette nouvelle édition – a ressenti une « déflagration » : « Ses livres me donnaient envie d’écrire sur le sexe et m’autorisaient à le faire, alors même qu’on n’attendait pas cela d’une jeune femme », confiait-elle à « Télérama » en 2015.
Son influence est aussi manifeste chez de nombreuses écrivaines qui tordent l’autofiction, comme Rachel Cusk, Maggie Nelson, Sheila Heti ou la Britannique Olivia Laing, qui l’exhume dans « Crudo ». Mais aussi dans le monde de l’art, qui selon Chris Kraus « a toujours eu environ un siècle d’avance sur le monde littéraire » : en 2019, l’exposition « I, I, I, I, I, I, Kathy Acker » à l’Institute of Contemporary Arts (ICA) de Londres; un an plus tôt, « Get Rid of Meaning », au Badischer Kunstverein de Karlsruhe. « Les jeunes femmes les plus profondément influencées par l’oeuvre d’Acker sont à cheval sur les disciplines, poursuit Kraus. Comme Cassandra Troyan, qui fait de la poésie performance, Kate Durbin, écrivaine et artiste numérique, AnnaMaria Pinaka, universitaire et artiste qui travaille avec la vidéo, la performance, le dessin, la peinture et l’écriture… Ce qui est probablement ce qu’Acker ferait aujourd’hui! »
Doctorante en études de genre à l’université Paris-VIII Claire Finch se souvient du « choc syntaxique » devant l’écriture « queer avant l’heure » d’Acker. Mais elle se rappelle aussi que, à ses débuts dans l’enseignement, faute de publications, il fallait utiliser « des scans intégraux » de ses livres. Depuis, la Tarentule noire (son premier pseudo) a tissé sa toile jusqu’aux hauts lieux de savoir. En 2018, Finch dispensait une conférence à son sujet à l’ENS. Outre-Manche, Penguin la range désormais dans sa collection « Classics ». Aux côtés de Dickens, qu’elle avait ouvertement piraté. ■