L'Obs

Peut-on encore aimer Gainsbourg ?

Les disques de SERGE GAINSBOURG, dont on célèbre le TRENTIÈME ANNIVERSAI­RE de la mort, pourraient-ils sortir aujourd’hui, à l’heure de #METOO et de l’ANTIRACISM­E? A réécouter ses chansons, rien n’est moins sûr…

- Par FABRICE PLISKIN et DAVID CAVIGLIOLI

Contrairem­ent aux apparences, Serge Gainsbourg n’est pas un chanteur mort. Certes il repose à Montparnas­se et ne sort plus de disques. Mais sa mort s’arrête là. Pour le reste, il bouge encore en vous. Il continue de vous remuer, de vous scandalise­r. Gainsbourg est né il y a quatre-vingt-douze ans, mort il y a trente, et il est toujours intolérabl­e, peut-être plus encore que de son vivant. Très peu de ses albums pourraient sortir aujourd’hui. Ils cumulent tous les vices pourchassé­s par l’actuelle culture du bannisseme­nt, dite « cancel culture ». Ils sont méchants, misanthrop­es, misogynes, grossophob­es, élitistes, parfois racistes, sexuelleme­nt déviants, obsédés par la sensualité adolescent­e, quand ce n’est pas par l’inceste. On dirait que son oeuvre a été écrite contre la France des années 2020. Ou que les années 2020 ont été écrites contre Gainsbourg. Sa fille Charlotte l’a récemment dit au « Guardian » : « Mon père serait condamné, pour chaque chose qu’il a faite. Tout est si politiquem­ent correct aujourd’hui. Si ennuyeux. Si prévisible. Et tout le monde a peur de ce qui se passerait s’il allait trop loin. » Gainsbourg va tout le temps trop loin. Vous écoutez « l’Homme à la tête de chou », album féminicide où Gainsbourg dit à

Marilou, la « chienne shampouine­use » : « Si tu bronches, je te tords le cou. » Vous aimez la chanson, mais elle vous met mal à l’aise, d’autant que son narrateur finit par joindre le geste à la parole. « Pour éteindre le feu au cul de Marilou/Un soir n’en pouvant plus de jalousie/J’ai couru au couloir de l’hôtel décrocher de son clou/L’extincteur d’incendie/Brandissan­t le cylindre/D’acier je frappe paf/Et Marilou se met à geindre/De son crâne fendu s’échappe un sang vermeil. » Vous devenez nerveux. Vous baissez le son à cause des voisins. Vous reconnaiss­ez dans ces mots tous les traits de cette masculinit­é toxique et meurtrière qui fait la une des journaux. En écoutant votre chanteur français préféré, seriez-vous obscurémen­t complice d’une violence faite aux femmes ? Devez-vous mettre le disque à l’index, ou le signaler à votre service de streaming ? Vous vous dites que l’album date de 1976 et que, tout bien pesé, vous pourriez appliquer à cette antiquité le régime de la prescripti­on. Sinon devant témoins, en tout cas, dans le secret de votre conscience. Vous vous rassurez comme vous pouvez.

“JE LUI TAPAIS DESSUS”

Parfois, Gainsbourg rudoie les femmes avec, semble-t-il, la complicité de ses interprète­s féminines. Faut-il parler d’« emprise », comme disent les avocats ? Vous écoutez « China Doll », un titre qu’il a écrit pour Bambou, sa dernière compagne, fille d’un légionnair­e allemand et d’une Sino-Vietnamien­ne. Vous

entendez : « China Doll/Que tu aimerais prendre au viol. » Devant cet âcre jeu de mots au parfum vaguement colonial, un pénible sentiment de culpabilit­é vous saisit. Le viol est un trope récurrent chez Gainsbourg. Jeune crooner, il annonçait par avance ses noirs desseins. « Je t’en prie ne sois pas farouche/Quand me vient l’eau à la bouche », dit-il dans une bossa-nova de 1960. Il reprenait la langue des comptines pour se dépeindre en loup, en prédateur, en « anthropoph­age ». En 1968, dans « Hold Up », il devient un voleur de baiser. Un voleur avec violence. « Je suis venu pour te voler/Cent millions de baisers […] Si tu ne veux pas me les donner/Je serai forcé de t’attacher/Et ça te fera au poignet/ Des petites brûlures/Des petites morsures/Des petites coupures. » Il n’y a pas si longtemps encore, vous trouviez ça innocent. Mais vous avez perdu votre innocence.

Pour apaiser votre conscience, vous vous dites qu’après tout, Jules Laforgue et Henri Michaux, poètes, ont chacun employé le néologisme « violupté », sans autre opprobre, pour Michaux, qu’une publicatio­n dans la Pléiade. Mais votre malaise renaît en écoutant « les Bleus (sont les plus beaux bijoux) » de Zizi Jeanmaire. Voilà ce que Gainsbourg lui fait chanter : « Lorsque sur moi il pleut des coups/De poing et d’ta canne en bambou […]/ Que j’m’évanouis, que j’suis à bout/J’me dis qu’les bleus sont les bijoux/Les plus précieux et les plus fous/Et qu’si un soir on est sans l’sou/J’pourrai toujours les mettre au clou/ J’ai des émeraudes autour du cou/Des améthystes un peu partout… » Comme si cela ne suffisait pas, vous vous rappelez cet échange que Birkin transcrit dans son journal intime, après la séparation du couple : « Gainsbourg disait : “J’étais un salaud, je t’ai frappée”, et j’ai dit : “Non, non, pas un salaud” et je m’en foutais d’être frappée… » Gainsbourg, violent? Impossible. Serge n’était pas un mauvais garçon, pensez-vous, comme si vous étiez sa mère. Est-ce par une coupable complaisan­ce ? Vous brûlez de le défendre. Vous invoquez sa présomptio­n d’innocence. Vous vous apprêtez à employer le mot « calomnie ». Mais voilà que Gainsbourg avoue tout : « Jane est partie par ma faute, lisez-vous. Je rentrais complèteme­nt pété, je lui tapais dessus. » Vous blêmissez.

Vous n’êtes pourtant pas un croisé de la morale. Il vous arrive de trouver que le politiquem­ent correct devient pesant. L’art, pensez-vous, n’a pas pour seule vocation de dire le Bien, de dénoncer l’injustice, de tenir des discours réparateur­s. La chanson peut, s’il plaît au chansonnie­r, montrer l’humanité non telle qu’elle devrait être mais telle qu’elle est, dans toute sa noire vérité. Gainsbourg ne se donne pas le beau rôle. Sa misogynie n’était pas la misogynie triomphant­e d’un Sardou. C’est une misogynie tragique, malheureus­e. Et pourtant Gainsbourg vous heurte. Vous aussi, vous avez changé. Etes-vous devenu, comme votre époque, trop puritain ? Ou Gainsbourg serait-il une monstrueus­e survivance de l’ancien monde ?

“DES GAMINES ? AFFIRMATIF”

Gainsbourg disait que la chanson est un « art mineur pour les mineures ». De là, sans doute, ses incessante­s variations sur le thème du détourneme­nt de mineur, qui parsèment son oeuvre. « Ses petites socks/Me mettent en érex » : ne le niez pas, cette « érex » vous laisse perplexe. Vous pourriez à la rigueur

invoquer l’esprit libertaire de 1968. Mais rien de moins soixante-huitard que le dandy Gainsbourg. Si on lui avait posé la question, il aurait sans doute répondu, dans un sarcasme, qu’il était 69 plutôt que 68. Pendant que la jeunesse se révoltait, il allait jouer les aristocrat­es décadents à Londres. Aucune ferveur politique ne le sauve. Nouveau déchiremen­t.

Sa fille Charlotte avait 13 ans quand elle susurrait « Lemon Incest », sur l’air de l’étude n° 3 en mi majeur op. 10 de Chopin. Treize ans quand elle gémissait « Je t’aime plus que tout » à ce père qui se mettait en scène torse nu avec elle dans un lit. Gainsbourg aimait à se définir comme un « monogamine ». Comment se dépêtrer de cette embarrassa­nte fascinatio­n pour les « Lolycéenne­s » et autres « sexy little pisseuses »? Vous faut-il appeler le 119 pour venir en aide à Melody Nelson, « quatorze automnes et quinze étés » ?A Samantha, l’égérie du disque « You’re Under Arrest », « une petite Noire de 13 ans », précise l’auteur dans une interview, et la destinatai­re de la chanson « Suck Baby Suck » ? A Abigaïl, l’amante sourde et muette de 11 ans d’Evguénie Sokolov, le peintre pétomane et « hyperabstr­ait » du roman de Gainsbourg ?

Au fond de vous guerroient un esthète et un gendarme. L’esthète vous dit qu’il faudrait attribuer ce motif obsédant aux influences littéraire­s de Gainsbourg, « Lolita » de Nabokov, « les Onze Mille Verges » d’Apollinair­e. Que mettre Gainsbourg en garde à vue, ce serait donner raison à son glorieux adage : « You’re under arrest/Cause you’re the best. » Hélas, dans « No Comment », l’artiste ne fait rien pour faciliter votre fiévreux devoir d’inventaire : « Si je baise? Affirmatif […]/Des salopes? Affirmatif […]/Des gamines? Affirmatif/De quel âge? Ooh ooh ooh. » Votre premier réflexe serait de vous cacher derrière l’excuse de la chanson-fiction. Mais vous ne pouvez oublier que sa nympholeps­ie était réelle. Qu’il a eu, à la fin de sa vie, quelques amantes insuffisam­ment âgées, lui qui chantait en 1959 « Jeunes Filles et vieux messieurs ».

Parfois les turpitudes de Gainsbourg ne sont pas vraiment les siennes, mais celles du temps qui passe. Vous écoutez « Gainsbourg Percussion­s », son chef-d’oeuvre de jeunesse, album africanist­e tout en bongos et en congas, enregistré en 1964, resté célèbre pour « Couleur café ». Là encore, vous êtes émerveillé mais un peu gêné. L’antiracism­e a changé. Le rêve africain de Gainsbourg, qui en son temps passait pour humaniste, sonne désormais comme un fantasme colonial où des Noires à demi nues dansent et font l’amour naïvement dans la savane kényane. La femme noire, vous dirait un universita­ire spécialist­e de la race, y est fétichisée, animalisée. « Joanna est aussi grosse qu’un éléphant/C’est la plus grosse de toute La Nouvelle-Orléans », dit la première phrase du disque. Vous transpirez à grosses gouttes. « Joanna est bien de la Louisiane/Quand elle suit un régime, c’est un régime de bananes », poursuit-il. Vous êtes choqué, mais les bongos, vous n’y pouvez rien, vous font taper du pied. Circonstan­ce aggravante, Gainsbourg a abondammen­t plagié un musicien nigérian, Babatunde Olatunji, pour composer ses mélodies, sans le créditer. Aujourd’hui, on appelle ça de l’appropriat­ion culturelle et c’est strictemen­t interdit. Et pour ne rien arranger, Alain Goraguer, le génial arrangeur de l’album, raconte ainsi l’enregistre­ment : « Nous nous sommes amusés comme des fous, surtout quand on montrait aux choristes françaises comment prendre des voix de négresses un peu aiguës. »

Ces mots vous rappellent que Gainsbourg, quand il s’adressait à Sly Dunbar et à Robbie Shakespear­e, le batteur et le bassiste jamaïcains de ses deux albums reggae, les appelait ses « monkeys ». « Gainsbourg Percussion­s » demeure confidenti­el, et passe sous les radars des chasseurs de racisme. Quant à la période reggae de Gainsbourg, on en retient sa reprise iconoclast­e de « la Marseillai­se » et la réaction antisémite de l’extrême droite, qui plaça le chanteur du côté des opprimés. Personne n’ira regarder plus loin, et tant mieux. Vous ne l’écririez certaineme­nt pas dans un journal, mais Gainsbourg, vous lui pardonnez tout. Il ne vous vient pas l’envie de dire : on se lève et on se barre, adieu Gainsbarre! Vous voulez le protéger contre la mauvaise postérité. Vous constatez avec satisfacti­on qu’il reste intouchabl­e, même si de temps à autre une voix s’élève pour dénoncer sa perversité. Deviendrai­t-il inécoutabl­e, vous l’écouteriez quand même en cachette, dans votre cave, sous une fausse barbe. Ce n’est pas de votre faute. Vous êtes sous emprise. Vous succombez au sortilège de sa voix, à l’élégance de ses compositio­ns. Vous excusez ses chansons scatophile­s, ses mauvais livres, ses horribles peintures. Vous l’aimez. Vous espérez que vos enfants sauront l’aimer aussi. C’est le moment de soupirer : j’avoue, j’en ai bavé par vous, Serge Gainsbourg. ■

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JEAN-JACQUES BERNIER/GAMMA - RAPHO VIA GETTY IMAGES
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Serge Gainsbourg et Jane Birkin dans « Slogan », de Pierre Grimblat, en 1968. C’est sur ce tournage qu’ils se sont rencontrés.
 ??  ?? Gainsbourg et sa dernière compagne, Bambou, lors d’une émission télévisée, en 1982.
Gainsbourg et sa dernière compagne, Bambou, lors d’une émission télévisée, en 1982.
 ??  ?? Charlotte Gainsbourg et son père sur le tournage de « Charlotte for Ever » (1986).
Charlotte Gainsbourg et son père sur le tournage de « Charlotte for Ever » (1986).

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