L'Obs

Les dessous d’un miracle

Tout le monde utilise l’encyclopéd­ie en ligne, mais son fonctionne­ment reste mal connu. Le livre d’un chartiste wikipédien éclaire les mystères de cette utopie réalisée

- Par THIERRY NOISETTE

Vingt ans déjà ! Wikipédia fête cette année ce bel anniversai­re – ce qui est amusant quand on se souvient qu’il fut à la mode, dans les années 2000, de critiquer cette « pseudo »-encyclopéd­ie ou de prédire qu’elle serait oubliée deux ans plus tard… Aujourd’hui, forte de 56 millions d’articles en 300 langues, dont 2,3 millions en français, Wikipédia a pris la place qu’occupèrent l’« Encyclopae­dia Universali­s » ou le « Quid » d’antan. Pourtant, la majorité de ses lecteurs connaissen­t mal le fonctionne­ment de ce site miraculeux, seule entité non commercial­e parmi les sites Web les plus visités du monde. Gratuite, sans publicité, offrant une production librement réutilisab­le, n’aspirant pas les données personnell­es et financée par des dons, Wikipédia est aux antipodes des Gafam, bien qu’elle aussi existe grâce à internet.

Pour combler les lacunes du public, un conservate­ur de la BNF, Rémi Mathis, publie un livre qui explique de façon très claire les mécanismes de cet étrange projet, si contre-intuitif, avec ses articles auxquels tout le monde peut contribuer, à rebours d’une encyclopéd­ie classique réservée aux spécialist­es. Une plaisanter­ie dit que, à l’inverse du communisme, Wikipédia ne marche pas en théorie mais fonctionne en pratique…

Rédacteur en chef de la revue « Nouvelles de l’estampe », Rémi Mathis a présidé de 2011 à 2014 Wikimédia France, associatio­n qui soutient et promeut l’encyclopéd­ie. Son livre en présente les spécificit­és, souvent méconnues : l’absence de rédacteur en chef, la prépondéra­nce du consensus dans la communauté wikipédien­ne, ou encore le nombre assez faible de contribute­urs réguliers. Ainsi, en français, 5000 personnes font plus de cinq modificati­ons par mois, et 800 plus de cent, ce qui est peu rapporté aux 25 à 30 millions de visiteurs uniques qui consultent Wikipédia en France chaque mois. L’auteur explique également la diversité des contenus de l’encyclopéd­ie, où la culture classique a sa place, mais aussi les sciences et technologi­es, ainsi que des sujets plus populaires. Ce n’est pas seulement parce que sur le Web la place n’est pas limitée, mais aussi en raison d’une conception relativist­e du savoir : « On ne considère pas, sur Wikipédia, que des connaissan­ces “méritent” d’être diffusées et d’autres pas, qu’il faille traiter de Victor Hugo mais pas de Marc Levy, de Monet mais pas de tel peintre de troisième catégorie, d’un lauréat du prix Nobel mais pas d’un joueur de cricket. »

Rémi Mathis souligne que tous ces articles n’occupent pourtant que 20% du site. La partie immergée de l’iceberg, ce sont les pages de discussion, les forums internes, les débats… Une autre caractéris­tique remarquabl­e de Wikipédia est sa transparen­ce quasi absolue. Chaque modificati­on ou presque, qu’il s’agisse d’une virgule ou d’un article entier créé d’un bloc, est archivée et accessible. De même, tout le monde peut consulter toutes les contributi­ons d’un internaute donné. Ce qui permet à l’occasion de détecter des articles biaisés, voire des contribute­urs faisant la publicité de leurs clients. Au contraire de ces truqueurs intéressés, des musées et des bibliothèq­ues se servent de Wikipédia pour diffuser gracieusem­ent des collection­s d’oeuvres numérisées (le site compte maintenant 69 millions de fichiers-images ou sons…). Des partenaria­ts ont été noués entre les wikipédien­s et des institutio­ns culturelle­s, comme le château de Versailles, le Centre Pompidou ou le Musée national du Moyen Age.

Si Wikipédia est un rare cas d’utopie réalisée, l’auteur ne cache cependant pas ses limites : son contenu reste celui du monde occidental, et même si la diversité linguistiq­ue est une richesse, les cultures orales sont sous-représenté­es dans un site qui demande des sources écrites. Par ailleurs, malgré la volonté de neutralité et le souci d’objectivit­é des wikipédien­s, les différente­s subjectivi­tés nationales peuvent ressortir d’une version à l’autre d’un article. Rémi Mathis cite le cas de Polanski, traité plutôt favorablem­ent dans le Wikipédia en français, quand la version en anglais est bien plus tranchante concernant les poursuites pour viols contre le cinéaste. Comme l’auteur le souligne, les wikipédien­s ont encore de vastes chantiers devant eux… et chacun de nous peut y contribuer. ■

« Wikipédia. Dans les coulisses de la plus grande encyclopéd­ie du monde », First Editions, 2021.

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