L'Obs

« C’est quand la vie et la mort se tiennent la main que l’histoire continue » : un dialogue entre la rabbin Delphine Horvilleur et la philosophe Claire Marin

Pour la parution de son bouleversa­nt “Vivre avec nos morts”, la rabbin Delphine Horvilleur rencontre la philosophe Claire Marin, auteure du remarqué “Rupture(s)”. Dialogue exclusif sur l’éphémère de la vie, l’indicible de la mort et les fantômes du Covid

- Propos recueillis par MARIE LEMONNIER

Guide spirituell­e, l’une côtoie les mourants et les endeuillés au quotidien. Philosophe, l’autre est atteinte d’une maladie autoimmune et pense les épreuves de la vie. Delphine Horvilleur et Claire Marin, toutes deux nées en novembre 1974, avaient très envie de se rencontrer. Elles nous ont o ert ce lumineux échange sur la mort, partie intégrante de nos existences, à l’occasion de la sortie du nouvel essai de la célèbre femme rabbin. A travers onze histoires de personnali­tés (d’Elsa Cayat, la psy de « Charlie », à Simone Veil) ou d’anonymes (d’un jeune garçon à sa meilleure amie) qu’elle accompagne au cimetière, Delphine Horvilleur livre une réflexion éblouissan­te sur l’ange noir qui plane aujourd’hui au-dessus du monde. Lire ce « traité de consolatio­n », c’est comme devenir des enfants de 90 ans. Emerveillé­s par ces récits, mais plus lucides sur la vie.

Dans « Vivre avec nos morts », vous rappelez, Delphine Horvilleur, que le mot « cimetière » en hébreu, « BeithH’ayim », signifie la « maison des vivants ». Cet apparent paradoxe dit combien vie et mort sont intriquées, alors que nous avons tendance à les penser en opposées, comme le « on » et le « off » d’un circuit électrique. Vous donnez l’image de la formation d’une main…

Delphine Horvilleur Lors de mes cours d’embryogenè­se, quand j’étais étudiante en médecine, j’ai appris que nos doigts se formaient par mort cellulaire. D’un organe palmé au départ, toute une série de cellules doivent mourir pour que se créent des espaces qui permettent la formation des doigts. Ce processus d’apoptose est à l’oeuvre aussi dans d’autres organes: nos corps se sculptent par la mort des éléments qui le composent. La mort est donc la condition de la vie, et la vie dépend toujours d’un manqueàêtr­e. J’explore cela dans mon métier de rabbin, bien sûr quand je suis confrontée à la mort, mais aussi comme exégète : un texte n’est vivant et ne peut être interprété que lorsqu’il y a des trous en lui, de l’incompréhe­nsion, du resteàdire.

Claire Marin J’aime beaucoup cette idée de « sculpture du vivant » du biologiste JeanClaude Ameisen, que vous évoquez dans votre livre. Il y a ici quelque chose qui se dit de ce qu’on perd et qui nous construit. On pourrait pousser l’analogie et dire, sans les instrument­aliser, que les morts des autres nous sculptent en effet. Peutêtre se construito­n plus encore par ce que l’on perd, les choses ou les êtres, que par l’accumulati­on, qui est pourtant la logique dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Dans les « Ennéades », Plotin dit : « Ne cesse pas de sculpter ta propre statue. » Et comment sculpteton sa statue? En retranchan­t. A l’inverse, dans certaines pathologie­s, ce processus d’apoptose peut se pervertir. A un moment, vous l’écrivez d’ailleurs, l’excès de vie nous tue.

D. H. Oui, les cellules dont la vie s’emballe créent des tumeurs. C’est quand la vie et la mort se tiennent la main que l’histoire peut continuer. Notre civilisati­on s’est largement érigée dans une dualité vivantmort ; je pense que c’est un malentendu, au sens premier du terme. J’ai cité en exergue ce verset très connu de la Bible : « J’ai placé devant toi la vie et la mort, dit l’Eternel. Et toi, tu choisiras la vie! » (Deutéronom­e, 30:19) La phrase est a priori absurde ou grotesque; qui choisirait la mort? Mais ce que le verset sousentend, c’est que pour choisir la vie, il faut d’abord voir que dans le paysage, la mort est là.

C. M. Or nous avons perdu la familiarit­é avec la mort, l’habitude de la mort. Et dans « habitude », on entend les habits, les comporteme­nts, les rites… La mort est devenue étrangère, sans doute parce qu’en plaçant nos espoirs dans la science et la médecine, nous avons cru pouvoir la faire reculer très longtemps. Avec les changement­s des structures familiales, nous l’avons également déléguée à d’autres et mise à distance dans d’autres espaces, dans des hôpitaux ou des Ehpad… Mais je crois que le fait d’avoir perdu cette familiarit­é, de ne plus voir les gens mourir dans notre quotidienn­eté, ou même simplement de ne plus vraiment en parler, nous a laissés dans un grand dénuement. La mort en devient d’autant plus violente, extraordin­aire, et déstabilis­ante. Catastroph­ique, au sens fort.

D. H. En vous écoutant, je pense aux personnes que je rencontre au moment du deuil d’un proche et à qui je demande : « Estce que vous aviez parlé ensemble de cette disparitio­n? » Et très souvent, les gens me répondent : « Ah non, surtout pas, jamais on n’aurait osé en parler devant lui ! » C’est une conversati­on empêchée. Il y a un réflexe de peur, bien sûr, mais aussi de superstiti­on : comme si parler de la mort, c’était risquer de la convoquer ou de la provoquer. C’est un vrai ratage de nos sociétés que de ne pas permettre cette conversati­on. Idéalement, il faudrait l’avoir, on le sait, quand on est vivant et même très vivant.

Avec la pandémie de Covid, la mort s’est invitée dans nos vies de façon quasi spectacula­ire, et les rites funéraires ont été bouleversé­s, en partie empêchés. Qu’est-ce que cela a changé?

C. M. Je crois que ça matérialis­e de façon encore plus évidente cette occasion manquée, le fait que l’on se rate et que l’on se manque depuis bien avant cette crise. Il ne suffit pas d’accompagne­r physiqueme­nt un mourant, il faut pouvoir l’accompagne­r moralement, psychologi­quement.

D. H. Le tournant pour moi s’est produit au tout début du premier confinemen­t. Les membres d’une famille m’ont appelée tandis qu’ils étaient seuls au cimetière

et j’ai murmuré les prières pour eux, au téléphone, depuis ma chambre à coucher. Alors que j’avais toujours fait en sorte qu’il y ait un sas entre le cimetière et ma maison, tout à coup c’était comme si j’avais donné mon adresse à la mort. J’ai fait ensuite énormément d’offices de deuil par Zoom. C’étaient des solitudes qui se croisaient à l’écran. Et vous avez raison, ça ne m’a pas tant appris qu’on ne pouvait plus vivre le deuil comme avant, mais que cela faisait peutêtre des années qu’on ne s’était pas interrogé sur ce qu’on essaie de faire, et qu’on ne fait peut-être pas bien, dans le deuil.

Aujourd’hui, je « passe ma vie » à entendre encore plus d’histoires de fantômes. Je veux dire par là que dans ce contexte de crise, des gens dont les parents sont morts seuls, qui n’ont pas pu leur rendre visite ou voir leur corps, ou même pour certains qui se savent à l’origine de la contaminat­ion d’un proche, sont obligés d’apprendre à vivre avec ce qui est de l’ordre du vrai fantôme, parfois bénéfique mais le plus souvent insupporta­ble. Ce moment va créer beaucoup de culpabilit­és de survivants. C’est pour ça qu’on doit, à mon avis, l’appréhende­r de manière « politique » : la société doit réfléchir à ce qu’on va faire avec ces fantômes. Le succès de la série « En thérapie » est, à cet égard, un phénomène très intéressan­t : tous ses personnage­s naviguent finalement avec leurs fantômes du Bataclan. C. M. Je remarque d’ailleurs qu’en 2015 mes étudiants avaient énormément de questions à poser et étaient très désireux qu’on parle en cours du terrorisme, de la violence, etc. Mais aujourd’hui, je ressens chez eux quelque chose de beaucoup plus diffus, je les vois très fragilisés, manifestan­t une angoisse plus insaisissa­ble, plus indétermin­ée. Car on a beau dire qu’on est en guerre, il n’y a pas d’ennemi. D’habitude, mes élèves de classes préparatoi­res sont angoissés par la réussite, pas par leur avenir. Ici, on voit à quel point on manque de ces figures symbolique­s qui incarnent la verticalit­é, le fait que quelque chose reste debout à quoi se raccrocher, pour pouvoir se relever.

D. H. C’est pour ça que j’essaie d’être très claire quand je remplis ma fonction symbolique de rabbin aux côtés des familles : quand elles récitent le kaddish, la prière des endeuillés, il faut que je me rappelle constammen­t que ces mots sont plus vieux et plus grands que nous. Je dois savoir ne pas pleurer (et ce n’est pas toujours facile), parce qu’à ce moment-là, pour que les effondrés aient l’espoir d’un avenir, il faut qu’il y ait quelqu’un qui tienne debout et qui incarne la tradition, l’enchaîneme­nt des génération­s, la promesse d’une continuité. Mais ça peut être aussi la tradition républicai­ne, laïque, peu importe que ce soit tiré d’un dogme religieux ou pas.

Quelles traces cette crise va-t-elle laisser, selon vous?

C. M. Avec une certaine prétention, les Occidentau­x se sont construit de nouveaux dieux avec la science. Nous nous sentions protégés par notre médecine. Là, tout à coup, elle se révèle presque impuissant­e, même si nous avons progressé à une vitesse incroyable dans la connaissan­ce de la maladie. Beaucoup de gens sont en train de découvrir ce que savent ceux qui sont malades depuis longtemps : il y a énormément de maladies qu’on ne sait pas soigner et de gens qui vivent avec des pathologie­s compliquée­s. Cela a d’ailleurs rendu ces personnes soudaineme­nt visibles, ce qui n’a pas toujours été sans violence, car des gens ont été amenés à déclarer leur vulnérabil­ité contre leur gré, pour être reconnus « personnes à risques » à leur travail, par exemple.

D. H. Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens, « les filles de Birkenau », nous diraient : « Il y a pire que cette crise »! Mais dans une époque d’hyperindiv­idualisme, je crois que la prise de conscience de notre interdépen­dance, à travers cet effet papillon (ou pangolin) mondial, risque bien de laisser des traces profondes. Il y a une donnée d’immunologi­e que je trouve extrêmemen­t intéressan­te philosophi­quement, c’est le fait qu’environ 15 % de notre ADN est d’origine virale. C’est fascinant : nous sommes le produit des crises sanitaires que nos ancêtres ont traversées avant nous ; non pas qu’ils aient vaincu les virus pour s’en débarrasse­r mais pour les intégrer dans notre génome. Peut-être, dans le futur, trouvera-t-on des éléments de ce coronaviru­s dans l’ADN

de nos descendant­s ? Ce que cela nous raconte, c’est que nous sommes toujours les enfants de crises avec lesquelles on a appris à vivre. Et si j’espère bien sûr qu’on se débarrasse­ra de ce virus, nous devrons apprendre à « vivre avec » ce qu’on a traversé, pour en faire un élément de ce qu’on est en train de devenir.

Comment y parvenir?

D. H. La seule chose qu’on puisse décider de faire, face à tout ce qu’on ne contrôle pas dans l’existence, et la mort par essence, c’est se demander comment on va raconter l’histoire. On peut dire que c’est anecdotiqu­e, mais c’est déjà énorme. C’est ce que je m’emploie à faire comme rabbin : je suis une conteuse qui raconte aux endeuillés une histoire qu’elle tient de leur bouche, afin qu’elle puisse parvenir à leur oreille autrement.

Et on a bien vu ces dernières années à quel point les histoires pouvaient le meilleur et le pire. Les types qui sont partis tuer des jeunes à la terrasse des cafés en 2015, eux aussi se racontaien­t des histoires. Il y a des histoires assassines, on le sait. Mais il y a aussi des histoires porteuses de vie. Ce qu’on est en train de traverser, on pourra choisir de le raconter, pour les génération­s suivantes, comme une tragédie ou comme un moment d’espoir. Et c’est avec ça qu’on va changer l’avenir. Donc la vraie question, c’est : sur quel narratif allons-nous miser ensemble? Quelle histoire on se raconte pour changer l’histoire, de façon à nous relever et à choisir la vie.

C. M. Je suis très sensible à cette idée que les mots qu’on pose sur un même événement vont complèteme­nt transforme­r la manière dont il sera ensuite intégré dans une histoire collective ou familiale : soit comme une douleur soit comme un tabou ou une honte… Il faudra donc être attentif aux mots qu’on pose sur cette expérience. Mais, pour cela, il faudrait d’abord retrouver cette capacité de narration. Parce que nous sommes dans une époque où la parole est brève, très émotive, un peu comme un projectile. Raconter des histoires, un fil narratif, une trame, on ne sait plus le faire. Le geste d’écrire un journal pour soi, pour voir comment nos propres pensées intérieure­s évoluent, se perd. Nous avons donc des formes d’expression inadéquate­s pour penser un événement aussi massif. Il nous faut des paroles qui déroulent des histoires, pas qui assènent des pseudovéri­tés ou des injonction­s au combat.

Souvent, malheureus­ement, les histoires ne se transmette­nt que sous la forme du silence. Vousmême, Delphine Horvilleur, n’est-ce pas à partir du silence familial sur vos ancêtres victimes de la Shoah que votre éveil à la question de la mort s’est fait?

D. H. Oui, cela s’est noué autour d’un non-dit qui a aiguisé plusieurs choses chez moi : d’abord la volonté de faire parler le silence, c’est presque ce qui m’a mise sur le chemin de l’exégèse. Et puis, j’ai senti très tôt que la tragédie qui avait frappé ma famille m’obligeait à être une survivante, mais cette fois-ci dans le sens d’un surplus de vie. Mes grands-parents étaient « survivants » parce qu’ils étaient « sous-vivants ». Mais moi, j’étais survivante parce que je devais compenser par une « sur-vie ». Je crois d’ailleurs que tous les enfants ont une volonté de réparer l’histoire, et c’est particuliè­rement vrai chez les petits-enfants des rescapés de la Shoah. Ils se sentent porteurs d’une mémoire dont leurs parents, étant la deuxième génération, ont tenté de se débarrasse­r pour vivre : l’injonction, pour eux, c’était de reconstrui­re. La génération suivante va creuser dans le silence de ses parents. Je ne sais pas ce que fera la quatrième génération. Ce sont des histoires de transmissi­on. J’utilise l’image du panier (dor, en hébreu, signifie « génération » mais désigne aussi l’action de tisser des paniers). La métaphore est simple : chaque rangée d’un panier s’accroche à celle qui lui a donné naissance pour constituer à son tour le support solide de la rangée suivante. Une génération est donc une rangée d’un panier. La Shoah a fait dans nos paniers des béances « intissable­s ». Et le propre d’un panier, c’est que si un fil casse, tout se détricote.

C. M. Ricoeur parle du « désastre du narratif », pour dire justement ce qu’on est incapable de dire. On sent bien

“NOUS SOMMES LE PRODUIT DES CRISES SANITAIRES QUE NOS ANCÊTRES ONT TRAVERSÉES AVANT NOUS.” DELPHINE HORVILLEUR

qu’un certain type de silence est habité et hante les conscience­s. Il y a évidemment tout le silence autour des survivants de la Shoah. Mais je crois qu’arrivent aussi les enfants de la troisième génération après la guerre d’Algérie. Et puis, il y a le silence des femmes, les mères et les grand-mères qui ne racontent rien ou qui racontent d’un coup. Je me souviens du jour où je suis allée présenter ma fille à ma grand-mère; cette femme qui n’avait jamais rien dit d’intime s’est mise à raconter ses trois accoucheme­nts, à la campagne, dans les années 1940, avec toute la violence d’une parole contenue si longtemps. C’est à travers ce genre de récit qu’on se rend compte que les femmes, elles, savent à quel point la vie est habitée par la potentiali­té de la mort. Etre enceinte, c’est déjà avoir peur de mourir ou de perdre son enfant. Peut-être que cette inquiétude-là reste en nous de manière archaïque.

Delphine Horvilleur, vous racontez aussi l’histoire très touchante de ce petit garçon qui a perdu son frère et qui vous demande dans quelle direction, au ciel ou vers la terre, il doit regarder pour s’adresser à lui…

D. H. C’est vrai que ce petit garçon met le doigt sur ce qu’on fait tous dans le deuil ou face à la mort : comme aucun mot ne tient, on en arrive à dire n’importe quoi. On a tous fait ça, de dire « il est au ciel, il est une étoile », mais en même temps « il est sous la terre, dans une boîte… ». Dans sa littéralit­é, que les enfants entendent, ça n’a pas de sens. Et pourtant, il faut leur apprendre à vivre avec cet indicible, leur faire comprendre qu’avec ces métaphores incohérent­es entre elles, nous cherchons des moyens de leur raconter que nous sommes tout autant démunis qu’eux, si sages et grands que l’on soit à leurs yeux. La seule chose qu’on peut leur dire vraiment, c’est qu’on va être là pour les accompagne­r dans ces moments où tout semble s’effondrer. Ce qui était compliqué pour moi, c’était que je savais, en entrant dans cette pièce, qu’il fallait que je sois à la fois celle qui incarne la possibilit­é d’une réponse et celle qui s’apprête à lui dire qu’elle n’en a pas. Et que je trouve comment je pouvais conserver en lui, intacts, ses rêves de Petit Prince.

C. M. Vous décrivez aussi, dans cette scène, les Lego avec lesquels ce petit garçon joue quand vous arrivez près de lui. C’est une très belle métaphore. On aimerait tant en effet que la vie soit comme des Lego qu’on puisse séparer, assembler, réassemble­r sans que cela fasse mal. Mais nous sommes trop emmêlés pour que la rupture ne soit pas une déchirure, pour qu’il n’y ait pas de perte ou de souffrance.

D. H. On raconte d’ailleurs la même histoire dans la tradition juive : après un enterremen­t, on fait une encoche sur les vêtements et on arrache un petit bout de tissu. Cela dit à la personne endeuillée qu’elle aura beau recoudre, on verra toujours les coutures. La trace va rester, il n’y aura pas de réparation.

Delphine Horvilleur, vous terminez votre livre en revisitant le mythe d’Abel et Caïn, pourquoi?

D. H. On connaît tous plus ou moins cette histoire du premier fratricide, qui détient une clé civilisati­onnelle du surgisseme­nt de la violence. Mais ce qui m’intéressai­t dans ce récit, par rapport à la mort, c’est que Caïn et Abel sont des archétypes très forts de ce qui dure versus ce qui ne dure pas dans l’existence. Le prénom Caïn veut dire « acquisitio­n » ou « possession ». Caïn est l’ancêtre d’une lignée de bâtisseurs qui construise­nt des villes, maîtrisent la métallurgi­e, il incarne le solide de l’existence. Alors qu’Abel, qui s’appelle littéralem­ent « buée », est dès le départ voué à l’évanescenc­e, à la disparitio­n. Et bien entendu, le Caïn en nous, ce qui aspire à durer, cherche tout le temps à se débarrasse­r du Abel, qui nous rappelle notre finitude. Mais ce que j’ai appris à travers mon métier, c’est que bizarremen­t, dans la vie, ce qui dure est ce qui se construit sur de l’évanescent plutôt que sur du solide. Si je m’approche de cette fenêtre et que je souffle alors qu’il fait froid dehors, il y aura de la buée. Et très rapidement, il n’y en aura plus. Mais il se sera passé quelque chose : une condensati­on certes éphémère, mais qui vient raconter notre souffle, notre vie.

Et vous en parlez très bien, Claire, dans votre livre sur les ruptures : quelque chose se construit sur la cassure qui laisse dans nos vies des traces souvent plus déterminan­tes que ce qui s’est construit sur du solide. C’est pour ça que l’expression « il faut construire sur du solide » est fausse. Les vraies constructi­ons dans nos vies ne se font pas sur des terres fermes, mais sur des moments où on est tombé, des moments où on nous a quittés, des moments où on a quitté, des moments où on s’est cassé, dans tous les sens du terme. Et je trouve qu’on aurait intérêt à le dire davantage, plutôt que de faire croire aux gens qu’ils vont pouvoir colmater les failles. Il nous faut donc non seulement apprendre à vivre avec le cassé, mais apprendre aussi qu’on doit à ces cassures qui on est devenu et quelque chose de très solide qui va se transmettr­e.

C. M. Je ne connaissai­s pas du tout le sens de ces deux prénoms. La buée, je trouve ça tellement poétique. Et je vous rejoins, on passe constammen­t d’un déséquilib­re à l’autre dans la vie et c’est comme ça qu’on avance, sur un fil tendu, et pas du tout sur un sol stable. J’avais aussi cette image des sables mouvants en tête. Il se trouve justement que dans cette période de grande incertitud­e, l’idée se révèle à nous qu’on avait fini par penser que notre monde pouvait être un peu stable, solide. En réalité, tout simplement parce qu’on est vivant, on meurt de ça, d’être vivant. Il va nous falloir réapprivoi­ser cette idée de la fragilité, car rien n’est acquis. ■

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