Brut de décoffrage
Genre, féminisme, environnement… Avec des thématiques très précises qui passionnent les jeunes, ce site de vidéos en ligne intéresse désormais les politiques. Et lance une plateforme payante
Si on avait dit au général de Gaulle que l’un de ses successeurs devrait s’exprimer sur la précarité menstruelle… Le 4 décembre dernier, Emmanuel Macron est interrogé par Brut., ce jeune média pour les 18-34 ans né pendant la dernière présidentielle, dont les courtes vidéos très identifiables se consomment sur le portable. Là, entre les violences policières, les Ouïgours et le climat, cette question: «A quand la gratuité des protections hygiéniques, comme votée en Ecosse? » Elle n’avait pas été préparée par la rédaction, elle a surgi, posée par des internautes pendant l’interview. L’émission, largement reprise sur les réseaux et les chaînes d’info, a été vue par 17,5 millions de personnes. Et ce 23 février, la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a annoncé la gratuité des protections périodiques, réservée aux étudiantes. Ce n’est pas encore l’Ecosse mais…
C’est en août dernier que l’Elysée a pris conscience de la puissance de frappe de Brut. Sur le port de Beyrouth dévasté par une explosion, Emmanuel Macron revendique, face à Rémy Buisine, reporter star du média en ligne, « un devoir à l’égard de la jeunesse libanaise : celui de lui donner la possibilité de porter ses rêves ». La vidéo tourne partout, donnant à ses mots un énorme retentissement. Une surprise pour l’exécutif qui, préoccupé par la défiance des jeunes envers les politiques, identifie alors, en Brut., un sésame pour les atteindre. L’interview-fleuve du 4 décembre le confirmera.
A la rédaction, proche du musée Grévin, les bureaux ont été poussés. Sortir le président de son palais – alors qu’il joue toujours à domicile –, l’amener sur terrain de Brut., c’était une condition sine qua non pour l’un de ses créateurs, Renaud Le Van Kim, ex-producteur du « Grand Journal » sur Canal+. Face à lui, pas de journalistes politiques aguerris mais deux jeunes reporters – Rémy Buisine, 30 ans, connu pour sa couverture en direct des manifs sociales, Yagmur Cengiz, 31 ans, repérée pour ses vidéos dans les quartiers – et un agrégé d’histoire, pilier de l’émission « C politique », Thomas Snégaro . Dress code côté Brut. : pull-over, tee-shirt. « Je ne
vais pas dire que c’est aux personnalités politiques de s’adapter mais quand même… », dit, sans arrogance aucune, Rémy Buisine.
Drapeau absent, plafond bas, classeurs en arrière-plan, le regard du spectateur ne s’attardera pas sur le décor. Dans ses reportages, Buisine n’est jamais face caméra. Alors, Le Van Kim l’a exhorté à rester lui-même: « Ne copie personne, les gens apprécient ce que tu es, comment tu parles. » L’interview a été préparée à l’aide des questions – 150 000 ! – envoyées par la « communauté » de Brut. Macron a accepté une souplesse sur la durée. Après quoi, il enchaînera avec des questionsréponses sur Snapchat.
2 HEURES 25 DE DIRECT
Quand il lance le président sur les violences policières, Rémy Buisine est lui-même encore tout chamboulé par la récente évacuation des migrants, place de la République, onze jours plus tôt. Venu filmer, il s’est retrouvé sous une matraque. Tout aussi incarnée cette question de Thomas Snégaroff, ancien prof en Seine-Saint-Denis : « J’ai à peu près l’âge de Samuel Paty […], un jour j’ai ouvert le journal, j’ai découvert qu’un de mes élèves avait basculé dans le djihadisme […]. Qu’est-ce que j’ai raté en tant qu’enseignant ? Qu’est-ce que l’école a raté ? […] Est-ce que vous vous la posez à vous aussi, cette question : qu’est-ce qu’on a raté ? » « Macron, s’amuse Renaud Le Van Kim, était dans la peau d’un Federer habitué à Nadal, qui, soudain, se trouve face à de nouveaux joueurs, inconnus. »
Il n’avait rien à craindre pour sa télégénie : le producteur a filmé les plus grandes stars à Cannes. Non, la surprise allait venir d’ailleurs car Rémy Buisine garde l’oeil sur deux téléphones : sur l’un, s’affichent les commentaires qui affluent à jet continu durant les 2h25 de direct ; sur l’autre, les questions récurrentes que les community managers, installés dans la pièce d’à côté, lui envoient sur WhatsApp. Le tout nourrit l’interview. C’est par là qu’est arrivée « la » question de « Clémence » sur les protections hygiéniques. « Lunaire pour un journaliste politique, s’amuse après coup Thomas Snégaroff. Or c’est un vrai sujet. Les horizons d’attente sont sans doute surprenants
pour le président. Nous sommes les porte-parole d’une communauté. Ça sonne comme un slogan mais c’est une réalité. »
La suite est plus intéressante encore. Alors que les médias traditionnels glosent sur le désir de Macron de se représenter – ou non – en 2022, la « communauté » de Brut. est ailleurs. Focalisée, e ervescente même, sur le sujet post-colonial, la question des mémoires, ce passé qui ne passe pas. C’est là-dessus qu’elle commente, partage, échange des points de vue. L’Elysée n’en perd pas une miette.
Renaud Le Van Kim, Guillaume Lacroix, Laurent Lucas : les fondateurs de Brut. sortent tous de la même matrice, Canal+. Un vieux média. C’est l’irruption ultra-violente de Vincent Bolloré dans la chaîne qui les a conduits vers cette terra incognita. « Faire de l’info pour les millennials [nés entre 1980 et 2000, NDLR] : l’idée m’a été vendue par un texto de Guillaume, à un moment où je n’étais pas flambant, raconte Renaud Le Van Kim qui contribua aux naissances de LCI et iTélé. J’étais un grand producteur de télé, alors me rapatrier sur la vidéo sur internet… Je ne me suis pas dit “c’est glorieux ou génial”, non. J’ai dû répondre “oui, super”… » Tout de même, une donnée l’interpelle : « Dans le monde, 2 milliards de jeunes de moins de 30 ans ont cessé de regarder la télé. Or, ils ne sont pas morts… » Non, mais ils se méfient des médias traditionnels, ne s’y retrouvent pas, détestent qu’ils leur disent c’est bien ou c’est mal, c’est juste ou c’est faux. Ancien du « Petit Journal » de Yann Barthès, Laurent Lucas, à la tête de la rédaction, invente une narration originale pour ceux qui avancent dans la vie, portable à la main: vidéos carrées – car le téléphone se regarde verticalement – sans voix o : ce qui est dit est également écrit pour être vu, sans le son, dans les transports en commun.
Janvier 2017, Washington. Lors de l’audition au Sénat des collaborateurs de Trump, nouvellement élu, Bernie Sanders les hache menu. Brut., tout juste né, bidouille alors un montage très nerveux sous le titre « L’équipe Trump passe un sale quart d’heure face à Bernie Sanders ». Isole des questions comme celle-ci à Betsy DeVos, nommée à l’Education : « Pensez-vous que, si vous n’étiez pas multimilliardaire et si votre famille n’avait pas donné des centaines de millions de dollars au Parti républicain, vous seriez assise ici aujourd’hui ? » 14 millions de vues ! « A priori, ce contenu n’était pas intéressant pour les jeunes Français, Bernie Sanders était un parfait inconnu, se souvient Laurent Lucas. Cette vidéo nous a fait comprendre que Brut. n’était pas cantonné à la dérision et pouvait viser des sujets forts. » Le déclic.
Dans le bureau de Renaud Le Van Kim, mi-janvier, cette intrigante inscription sur le grand tableau Velleda attire l’oeil : « Semaine du clitoris », en référence à un gros succès. En 2019, une journaliste s’étonne pendant la conférence de rédaction : « Tout le monde sait dessiner un pénis, mais personne ne sait dessiner un clitoris ! » Cette apostrophe deviendra le titre de la vidéo concoctée par l’influenceuse Camille Aumont Carnel. « 40 millions de vues, un truc de fou! », se souvient Le Van Kim. Le succès n’est pas toujours là. Habitué à la télé, où l’Audimat prime sur la qualité d’un programme, il découvre que « sur une plateforme sociale, ce qui ne marche pas disparaît, personne n’en parle, et voilà ! », une révélation « qui libère la créativité, désinhibe ».
CONTRER LA “FAST INFORMATION”
C’est la force et le talent de Brut. : identifier des sujets dans l’air du temps, à côté desquels les autres médias passent. « Ce que ces derniers leur proposent est souvent décorrélé des attentes et aspirations des jeunes. Nous regardons les thèmes dont ils s’emparent et discutent, explique Laurent Lucas, à l’a ût de l’époque. Certains sont sous-médiatisés alors qu’ils sont surreprésentés sur les réseaux sociaux. » Autrement dit, et dès 2016, les minorités, le vivant, l’environnement, le genre, les migrants, le féminisme, peu traité avant #MeToo. « Ces thèmes intéressent une génération qui estime que les précédentes ont failli, qu’elles lui ont laissé un monde dans un sale état et une société non inclusive, résume Guillaume Lacroix. Elle vous juge sur votre contribution positive ou négative à un prisme de valeurs. » Brut., selon une étude de Kantar, est vu comme « un accélérateur de prise de conscience ».
C’est sur ce même terreau que le média lancera, le 8 avril, sa propre plateforme – payante, cette fois, moins de 5 euros par mois – de séries, documentaires, investigations pour contrer le buzz, la « fast information », se permettre des traitements
plus radicaux. Les dirigeants de Brut. identifient, là aussi, une place à prendre car « les plateformes américaines sont basées sur des valeurs américaines, note Le Van Kim. Or, plein de créateurs français sont très engagés, et ont des films à message ». Guillaume Lacroix abonde : « Les artistes perçoivent souvent, les premiers, les changements qui viennent. » En ouverture du bal, la série « Veneno », portrait de l’icône transgenre Cristina Ortiz. Elle a fait un sacré boucan en Espagne d’autant plus que les rôles ne sont interprétés que par des trans.
« On ne s’adresse pas à des jeunes Français, dit Renaud Le Van Kim, mais à des jeunes. » Les émotions sont mondiales, les inquiétudes, universelles. « Pour réussir, sois global », lui avait conseillé Xavier Niel (fondateur de Free et actionnaire de « l’Obs »). C’est même la condition du succès économique car une audience multipays abaisse le coût de chaque vidéo par spectateur et fait flamber les recettes de pub. Alors, Brut. trace (avec déjà deux appels de fonds pour 50 millions d’euros au total, et d’autres à venir). « La moitié des 40 “contenus” produits chaque jour sont traduits en anglais, hindi, japonais, espagnol, chinois et arabe », explique Laurent Lucas. Le média a des bureaux en Inde et aux Etats-Unis, va se lancer aux Philippines et en Indonésie, s’intéresse à l’Afrique. « Il faut trois ans de présence dans un pays pour devenir rentable, selon Guillaume Lacroix. La France l’est, l’Inde le sera cette année. » A terme et dans l’idéal, l’implantation sur un nouveau marché se fera à coût marginal.
« En toute humilité, je pense qu’on a un peu rafraîchi l’interview présidentielle », estime Laurent Lucas, qui dépoussiérerait bien les débats politiques. Pendant la présidentielle de 2017, Rémy Buisine, les poches remplies de téléphones aux batteries capricieuses, arpentait les meetings qu’il filmait en longs plans-séquences. Philippe Poutou ou Nicolas Dupont-Aignan acceptaient de lui parler. « Les communicants des autres candidats étaient un peu frileux », s’amuse le reporter. La prochaine campagne se disputera pour partie sur les médias sociaux. Brut. a déjà inspiré son contre-modèle, Neo, créé par Bernard de La Villardière et le producteur Stéphane Simon, directeur de la publication de « Front populaire », la revue de Michel Onfray. « Par son taux de participation important, c’est la jeunesse qui a fait gagner Biden, rappelle Thomas Snégaro , spécialiste des Etats-Unis. On peut imaginer un même scénario en France. »
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