Clubhouse, le dernier salon où l’on cause
C’est la nouvelle sensation de la Silicon Valley. Sauf que, comme Facebook ou Twitter, ce réseau social audio a déjà son côté obscur
Le masque, non merci. Le vaccin ? Sûrement pas ! La distanciation sociale ? Tellement 2020. Ce 24 février, on se retrouve entre potes au Cotton Club. Ça écoute des vieux standards, ça chante, ça gratouille la guitare, et en fermant les yeux, on se croirait presque revenu dans les années 1920. Pas de Duke Ellington sur scène, l’hôte s’appelle Bomani X. Comme toutes les semaines, on joue à guichets fermés, ce mercredi, et les milliers de spectateurs ne tiendraient pas dans un club de jazz enfumé. Mais là, pas de bousculade : tout le monde est chez soi.
C’est aussi cela, la folie Clubhouse : de beaux moments de musique, de comédie ou de rencontres pour tous ceux qui, en cette période Covid, sont avides de se parler, de s’écouter, de s’entendre et, oui, de partager le « plonk-plonk » de leurs guitares. Lancé il y a un an, le réseau social audio a décollé comme une fusée ces dernières semaines, boosté par une apparition d’Elon Musk, le patron de Tesla, le 1er février. Du jour au lendemain, le nombre d’usagers est passé
de 3 à 5 millions, avec plus de 10 millions de téléchargements à ce jour. Sur l’App Store d’Apple, l’application est dans le peloton de tête en Allemagne, en Italie, au Japon. Pas mal, pour un « club » où il faut encore se faire inviter par un membre pour être admis.
D’un pays à l’autre, les rooms de conversation varient. Aux Etats-Unis, les geeks de la Silicon Valley, qui dominaient au début, partagent désormais la vedette avec des activistes, experts, musiciens ou célébrités comme Oprah Winfrey, Drake ou l’acteur Ashton Kutcher. Au Japon, l’une des stars (avec 574 000 followers) est la comédienne Naomi Watanabe, devenue célèbre grâce à une imitation de Beyoncé. Dans des pays comme la Chine, la Thaïlande ou la Turquie, où la liberté de parole est surveillée ou n’existe pas, l’appli a connu un emballement formidable... avant d’être interdite (en Chine) ou placée sous surveillance.
Comment expliquer un tel succès ? Dans toute start-up qui décolle, il y a une part de mystère… L’ histoire de celle-ci contient tous les ingrédients propres à la légende de la Silicon Valley : amitié, idéalisme libertaire, plantages dont on tire les leçons, passion pour la parole libre... Si l’on s’en tient à cette version, Clubhouse est un conte de fées. Paul Davison et Rohan Seth commencent leur carrière chez Google, avec quatre ans d’écart. Après quoi ils créent à eux deux 9 applis qui ne décollent pas. Ils font connaissance en 2011, mais ce n’est qu’en 2019 qu’ils se mettent à bosser ensemble. Pas pour gagner de l’argent, mais pour en récolter : la fille de Seth est née handicapée, et l’ingénieur va voir son copain pour qu’il l’aide à lever des fonds afin de trouver un traitement personnalisé. Davison et d’autres l’aident à créer une fondation. Les deux hommes se rapprochent, et, dans une ultime tentative, décident de travailler sur une nouvelle appli avec trois bouts de ficelle. Elle s’appellera Talkshow, puis Clubhouse. A star is born. Comme Facebook à ses débuts, en 2004, ou Twitter deux ans plus tard, beaucoup tombent sous le charme de ces flibustiers qui veulent faire le bonheur des autres... « Il y a tellement de personnes incroyables qui sont intelligentes, drôles, qui ont un champ d’expertise, un vrai talent pour rassembler les gens, dit Davison, le PDG. Tout ce que l’on veut, c’est leur permettre de se faire directement de l’argent sur Clubhouse, par le biais de choses comme des abonnements, des billets pour des événements ou des pourboires d’auditeurs. »
Sauf que... Le disque de la scrappy startup (« la start-up bagarreuse ») est rayé. Mark Zuckerberg et d’autres sont passés par là. Pour ceux qui se souviennent du « technooptimisme » naïf des années 2000, le contraste est saisissant avec la méfiance qui entoure Clubhouse. Sur le papier, l’appli est totalement gratuite, libre de toute pub – que demande le peuple ? Ceci, par exemple: comment un écosystème gratuit peut-il être déjà valorisé à 1 milliard de dollars ? Tout le monde a compris que l’altruisme des débuts n’était là que pour amorcer la pompe. Avec Clubhouse, il va falloir monétiser sans tarder : l’appli sera bientôt ouverte à tous, la pub ne devrait pas tarder à suivre. Et les données des utilisateurs constituent une denrée potentiellement lucrative.
Certains a chent déjà leur ambivalence, notamment dans la communauté noire qui a beaucoup contribué au succès de l’appli aux Etats-Unis. « La possibilité d’être virtuellement “dans la pièce” est quelque chose d’important pour des Noirs vivant dans des pays où la discrimination et la ségrégation les ont exclus d’espaces traditionnels comme la finance, explique Melissa Brown, chercheuse à Stanford. Les artistes noirs, eux, ont transformé les “rooms” de Clubhouse en espaces virtuels pour se produire devant une audience très demandeuse. Mais même si les Noirs ont contribué au succès de plateformes de réseaux comme Clubhouse, ils sont généralement peu associés à la production de ces technologies. »
Côté transparence, nos deux pirates laissent à désirer. Ils divulguent peu d’informations sur leur société. Sur LinkedIn, la start-up est enregistrée sous le nom d’Alpha Exploration Co. et liste une dizaine de salariés. Clubhouse, pourtant, gagnerait à s’expliquer sur ses pratiques. Par exemple : quels moyens consacre-t-elle à la modération de ses rooms pour surveiller les dérapages racistes, les discours de haine ou le harcèlement ? Mystère... En quelques mois, les problèmes se sont multipliés : stéréotypes antisémites, harcèlement d’une journaliste du « New York Times », passivité du site devant la désinformation sur la pandémie... Rhian Beutler, animatrice d’un groupe populaire de conversation, a décroché pendant deux mois, fin 2020, écoeurée par « l’antisémitisme, l’homophobie, la transphobie, la misogynie, le racisme, etc. » L’arrivée récente de figures de l’alt-right sur l’appli ne risque pas d’arranger les choses.
Et quelles garanties sur la protection des données privées ? Pour avoir la possibilité d’inviter des gens à rejoindre le site, il faut partager avec Clubhouse sa liste de contacts. Par ailleurs, la société vous encourage à connecter vos comptes Instagram et Twitter, pour trouver des gens ou être repérés par eux. Et puis que dire de la Chine ? Alex Stamos, ancien chef de la sécurité de Facebook et expert respecté, a découvert que Clubhouse faisait appel à plusieurs sociétés chinoises de serveurs informatiques pour une partie de ses opérations. Son verdict : « Clubhouse ne peut o rir aucune garantie de respect des données privées pour les conversations ayant lieu dans le monde entier. »
Il ne s’agit pas de nier que l’audio apporte une dimension formidable aux réseaux sociaux. Clubhouse – ou les futures applis concurrentes, dont celle que prépare Facebook – o rent des possibilités vertigineuses d’échanges et de conversations. Mais avec la Silicon Valley, il faut toujours se préparer à ce qui viendra ensuite. Car là-bas, les belles histoires tournent parfois au cauchemar.
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“CLUBHOUSE NE PEUT OFFRIR AUCUNE GARANTIE DE RESPECT DES DONNÉES PRIVÉES.”
ALEX STAMOS, EX CHEF DE LA SÉCURITÉ DE FACEBOOK