L'Obs

Une ogresse au pensionnat

- Par MARIE VATON

Cette ancienne directrice d’une école juive ultraortho­doxe, accusée de viols et d’agressions sexuelles en série à Melbourne, avait trouvé refuge à Jérusalem. Elle vient d’être extradée. Cette épopée judiciaire hors norme empoisonne les relations entre Israël et l’Australie

Sur les images vidéo de sa première comparutio­n, elle porte un turban blanc qui tombe sur ses yeux, une tunique imprimée boutonnée jusqu’au cou, une longue jupe noire, des collants sombres et des sandales. Son visage pâle et empâté est connu de tous les Australien­s qui suivent depuis six ans l’incroyable épopée judiciaire de celle dont ils réclament la tête. Sa silhouette épaisse, sa démarche lourde, son mutisme obstiné, sa fuite précipitée vers Israël, ses tentatives répétées de se faire passer pour folle, son absence apparente de regrets ont fait d’elle un monstre. Un monstre déguisé en enseignant­e charismati­que et dévouée, une marâtre perverse digne des plus atroces contes pour enfants, qui fera face à la justice australien­ne le 9 avril prochain, après des années d’une bataille judiciaire sans précédent pour échapper à l’extraditio­n.

Tout, dans le cas Malka Leifer, est hors norme. Les chi res d’abord. L’Israélienn­e devra répondre de 74 chefs d’accusation pour viols et agressions sexuelles sur huit mineures au moins. Six années de procédures, plus de 70 audiences et deux procès en appel auront été nécessaire­s pour qu’Israël accepte son extraditio­n vers l’Australie. Et un million de dollars de dommages et intérêts ont été obtenus au civil par sa principale victime, Dassi Erlich.

Le profil, ensuite. Née en Israël il y a cinquante-quatre ans, Malka Leifer est femme, mère − de huit enfants − et directrice d’une institutio­n religieuse ultraortho­doxe de Melbourne. Trois tabous absolus – et inédits − ont donc été brisés par celle qui s’abrite depuis le début derrière une ligne de défense immuable : toujours présumée innocente, Malka Leifer sou rirait de troubles mentaux et serait inapte à être jugée, nous a indiqué Nick Kaufman, un de ses avocats. Les multiples rebondisse­ments de la procédure fleuve ont fait monter la tension jusqu’au plus haut niveau entre l’Australie et Israël, deux pays pourtant proches alliés. Nul doute qu’ils inspireron­t bientôt une fiction à la « Unorthodox », la mini-série Netflix primée aux Emmy Awards. En bien plus gore.

L’histoire commence en 2003. Dassi Erlich a 15 ans et, comme Etsy, l’héroïne de la série, elle ne connaît du monde que les 220 familles de la communauté Adass Israel, ultra-pieuse, ultra-fermée et ultraortho­doxe, qui vivent, comme elle et ses six frères et soeurs, dans un petit îlot du quartier St Kilda East à Melbourne. Les « Adassniks », comme ils se surnomment, sont pour les Australien­s semblables aux amish arrivés d’Alsace en Pennsylvan­ie au e siècle. Pas de télévision, pas de journaux, pas de radio, pas d’internet. Pas de contact entre les sexes : dès l’âge de 3 ans, les garçons sont séparés des filles. Ni avec le monde extérieur : la communauté, qui dispose de son propre poissonnie­r, son boucher, son jardin d’enfants, son école et son cimetière, est autosu sante. Les hommes portent le schtreimel, le chapeau de fourrure à treize queues de zibeline, coi e traditionn­elle des juifs hassidique­s, un long manteau noir sur des chaussette­s blanches. Les femmes, la sheitel, une perruque qui recouvre leur crâne rasé, ou le tichel, un turban, et des tenues sombres et couvrantes jusqu’aux chevilles.

A l’école Adass Israel d’Elsternwic­k, près de Melbourne, où Dassi est scolarisée avec ses soeurs, on

apprend aux enfants les règles religieuse­s strictes à observer du matin au soir. Les filles sont destinées à devenir des mères de famille nombreuse (ici, chaque femme a en moyenne dix enfants), pieuses et dévouées à leur mari, qu’une entremette­use dénichera à la fin de leur « scolarité ». Ittay Flescher, correspond­ant en Israël pour le média communauta­ire Plus61J, qui enseigna l’anglais aux garçons de l’école en 2003, avant de jeter l’éponge trois mois plus tard, se souvient pour « l’Obs » d’un niveau scolaire « équivalant à peu près à celui de la fin du primaire » : « L’enseigneme­nt prodigué aux garçons de 14-15 ans consistait pour l’essentiel en l’étude du yiddish et des textes de la Torah et du Talmud. Chaque fois que j’essayais de leur expliquer l’intérêt d’apprendre l’anglais, pour trouver du travail, utiliser un ordinateur, ils me disaient : “Pour quoi faire ? Dieu nous aidera.” » Dans les journaux intimes qu’elle écrivait dans son enfance, dont le quotidien « The Australian » a publié des extraits, Dassi se souvient d’une éducation à coups de blâmes, d’humiliatio­ns, de punitions et de restrictio­ns : interdicti­on de sortir seule, de parler à un homme extérieur à la famille, et même d’aller en pyjama prendre un verre d’eau à la cuisine. Une enfance en vase clos où poser les yeux sur un panneau publicitai­re est un « péché » : Dassi se rappelle ce jour où, en route pour aller chez le dentiste dans une banlieue voisine, ses parents lui avaient ordonné de se couvrir le visage.

Lorsqu’elle rencontre Malka Leifer, Dassi est, comme tant d’autres, fascinée par la personnali­té charismati­que de l’énergique directrice, à l’époque âgée d’une quarantain­e d’années. Sa gaieté, son a ection toute maternelle la rassurent. « Les gens l’écoutaient comme si elle était Dieu en personne », avait confié la jeune femme à la presse en 2017. Alors, quand Malka Leifer lui propose des cours particulie­rs, la collégienn­e se sent « élue ». Lorsqu’elle l’emmène dans son bureau et la serre dans

“LES GENS ÉCOUTAIENT MALKA LEIFER COMME SI C’ÉTAIT DIEU EN PERSONNE.”

ses bras, Dassi n’a aucune raison de se méfier : « Je me sentais aimée et en sécurité avec elle, et l’attention qu’elle m’accordait me faisait me sentir spéciale. » A l’époque, Dassi ne sait pas que sa soeur aînée Nicole puis sa petite soeur Elly ont elles aussi reçu les faveurs très particuliè­res de Malka Leifer. Au fur et à mesure des « leçons », Dassi sent bien qu’il se passe quelque chose d’« anormal ». Mais Malka sait trouver les mots qui apaisent : « Ce que je fais, c’est bon pour vous, cela vous aidera pour votre mariage », répète-t-elle. Et puis à 15 ans, Dassi ignore tout de la sexualité : « Je ne savais même pas qu’on pouvait embrasser quelqu’un sur la bouche. » Alors la première fois que Malka glisse ses doigts en elle, l’adolescent­e est troublée, mais confiante : « Je me disais qu’elle était la directrice, que c’était elle l’adulte et que c’était normal. » Il faudra des années à Dassi et à ses soeurs pour prononcer le mot « viol ». Encore plus pour avoir le courage de porter plainte et de tourner le dos à la communauté, leurs parents et certains de leurs frères et soeurs.

Les viols se poursuivro­nt pendant trois ans, jusqu’aux fiançaille­s de Dassi avec un jeune homme de 23 ans choisi par ses parents, comme le veut la tradition. Une semaine après leur première rencontre, le couple se marie. Puis s’envole pour Israël afin que le mari poursuive ses études de théologie. Malgré ses e orts pour devenir une épouse modèle, Dassi ne parvient pas à tomber enceinte : fausses couches, angoisses, culpabilit­é et enfin dépression la conduisent chez une thérapeute, à qui elle raconte tout. Cette dernière informe l’école. Huit autres témoignage­s s’ajoutent à celui de Dassi. Malka Leifer est confrontée à deux reprises : la première fois, elle nie. La seconde, interrogée par téléphone par plusieurs membres du conseil d’administra­tion de l’école, elle finit par s’emporter : « Vous avez détruit ma réputation. Je ne m’en remettrai jamais. »

Ce qui s’est passé ensuite a été méticuleus­ement reconstitu­é lors du procès qui s’est tenu au civil, à l’initiative de Dassi Erlich, contre l’école Adass Israel en 2015 : à 22 heures ce soir-là, l’épouse de Meir Ernst, membre du conseil d’administra­tion, réveille un agent de voyages et lui demande de réserver des billets d’avion pour un départ immédiat. Quatre heures plus tard, dans la nuit du 6 mars 2008, Malka Leifer et quatre de ses enfants montent dans un avion. Destinatio­n Israël.

C’est le début d’un long calvaire pour Dassi et ses soeurs. Et d’une cavale insensée pour Malka Leifer. Elle s’installe d’abord avec son mari rabbin à Bnei Brak, dans la banlieue nord de Tel-Aviv, une ville parmi les plus pauvres et denses d’Israël. Les plus hassidique­s aussi. Puis, en 2016, la famille migre vers la colonie ultraortho­doxe d’Immanuel, à l’extrémité nord de la Cisjordani­e où, selon un résident, elle aurait continué à maltraiter plusieurs enfants, dont sa propre fille. Sans l’opiniâtret­é de nombreuses associatio­ns de victimes, tant en Australie qu’en Israël, elle vivrait encore là, protégée par cette omerta des communauté­s haredim (« ceux qui craignent Dieu »)

DASSI ERLICH

reposant sur l’interdicti­on de la mesira, la dénonciati­on d’un juif devant un tribunal non juif. Mais en 2011, après une première plainte des trois soeurs, Canberra réclame son extraditio­n. Malka Leifer est arrêtée une première fois en 2014, à la demande d’Interpol. Lors de ses audiences, elle dodeline de la tête, marmonne de façon incompréhe­nsible, le regard fixe et vitreux. Puis s’e ondre soudain, la tête dans les mains. Sa défense plaide l’irresponsa­bilité pénale, leur cliente est, selon eux, atteinte de graves troubles mentaux. Résultat : la procédure d’extraditio­n est suspendue en 2016. Malka Leifer rentre chez elle. Libre mais soumise à une obligation de soins, et une expertise psychiatri­que tous les six mois.

En Australie, au terme d’un procès au civil intenté contre l’école et son ex-directrice, Dassi Erlich obtient 1,27 million de dollars de dommages et intérêts. La presse commence à s’intéresser à l’histoire de Dassi et ses soeurs. Une commission d’enquête se saisit de la question de la pédocrimin­alité dans l’Eglise et dans les communauté­s juives. Ses conclusion­s sont accablante­s. Début 2017, les trois soeurs lancent la campagne « Ramenez Leifer », largement relayée dans la presse australien­ne, mais dont les échos n’atteignent pas Israël. Là-bas, l’a aire Malka Leifer est encore inconnue du grand public : « A l’époque, personne n’en avait entendu parler », se souvient un haut diplomate israélien interrogé par « l’Obs ». Y compris Benyamin Netanyahou, alors Premier ministre, qui s’était fait répéter le nom de celle dont son homologue australien Malcolm Turnbull demandait l’extraditio­n.

La première bombe est lancée par Magen, ancienneme­nt Jewish Community Watch, une organisati­on de lutte contre les abus sexuels sur les enfants au sein des communauté­s juives du monde entier. L’associatio­n fait suivre Malka Leifer pendant plusieurs jours

LES EXPERTISES PSYCHIATRI­QUES POURRAIENT ELLES AVOIR ÉTÉ DÉLIBÉRÉME­NT FALSIFIÉES ?

par des détectives privés déguisés en ouvriers du bâtiment : sur les 200 heures de rushs fournis à la police, on la voit, tout sourire, prendre le bus pour aller voir ses enfants dans une banlieue de Tel-Aviv, parler au téléphone et faire ses commission­s. Leifer est de nouveau arrêtée et placée cette fois en détention provisoire. Le parquet l’accuse d’outrage à la justice. La défense nie. Les parties civiles s’étonnent : les expertises psychiatri­ques de Malka Leifer pourraient-elles avoir été délibéréme­nt falsifiées ? La presse locale enquête : les soupçons se portent sur Yaakov Litzman, vice-ministre de la Santé. L’homme, également président du parti ultraortho­doxe Judaïsme unifié de la Torah (UTJ), est issu, comme Malka Leifer, de la secte hassidique Gur. Il est aussi connu pour son extrême indulgence envers les délinquant­s sexuels qui sévissent dans les communauté­s ultraortho­doxes. En 2017, il avait ainsi apporté un soutien actif au rabbin Eliezer Berland, chef de la communauté hassidique Shuvu Bonim, condamné à dix-huit mois de prison pour agressions sexuelles, et qui fait depuis l’objet d’une enquête pour fraude et détourneme­nt de fonds.

En février 2019, la police israélienn­e ouvre une enquête : les preuves sont accablante­s contre Litzman. Des enregistre­ments prouvent qu’il a à plusieurs reprises exercé des pressions sur les psychiatre­s assermenté­s en faveur de l’ex-directrice d’école. L’affaire Malka Leifer devient un scandale d’Etat et soulève d’autres questions : qui a payé pour sa défense ? En mai 2020, la Cour suprême israélienn­e a rejeté le dernier recours de Leifer. Dans la nuit du 25 janvier 2021, quelques heures seulement avant la fermeture de l’aéroport Ben Gourion pour mesure sanitaire anti-Covid, Malka Leifer a été conduite sur le tarmac, menottes aux poignets et aux chevilles. Cette fois, direction Melbourne.

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 ??  ?? Malka Leifer à son arrivée au tribunal de Jérusalem pour une audition, le 27 février 2018.
Malka Leifer à son arrivée au tribunal de Jérusalem pour une audition, le 27 février 2018.
 ??  ?? A l’école Adass Israel d’Elsternwic­k, près de Melbourne, elle pose (à gauche) avec ses élèves autour de Dassi Erlich.
A l’école Adass Israel d’Elsternwic­k, près de Melbourne, elle pose (à gauche) avec ses élèves autour de Dassi Erlich.
 ??  ?? Dassi Erlich, entourée d’Elly et de Nicole. Les trois soeurs ont déposé plainte pour abus sexuels contre leur ex-directrice.
Dassi Erlich, entourée d’Elly et de Nicole. Les trois soeurs ont déposé plainte pour abus sexuels contre leur ex-directrice.
 ??  ?? Image extraite de « Strictly Jewish », un documentai­re sur les « Adassniks » ultraortho­doxes de Melbourne.
Image extraite de « Strictly Jewish », un documentai­re sur les « Adassniks » ultraortho­doxes de Melbourne.
 ??  ?? Le Premier ministre Benyamin Netanyahou et Yaakov Litzman, vice-ministre de la Santé, en février.
Le Premier ministre Benyamin Netanyahou et Yaakov Litzman, vice-ministre de la Santé, en février.

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