L'Obs

Le spleen des « managers du bonheur »

Avant, ils organisaie­nt des tournois de babyfoot ou des apéritifs. Mais la crise sanitaire a bouleversé le quotidien des “chief happiness officers”, ces salariés payés pour mettre de l’ambiance en entreprise

- Par AGATHE RANC

Quel est le comble pour un chief happiness o cer (CHO)? Avoir un paquet de chouquette­s, mais personne à qui les distribuer… Sauf que c’est bien l’un des changement­s majeurs survenus depuis un an dans le quotidien de ces « responsabl­es du bonheur » en entreprise. Jusqu’au premier confinemen­t, soirées, apéros et séances de team building occupaient à plein temps Julien Edelman, happiness manager depuis trois ans pour une néobanque de trois cents salariés. Sa mission ? « Assurer la cohésion, la culture d’entreprise, et travailler à la marque employeur pour attirer de nouveaux talents. » Mais aussi faciliter l’intégratio­n, avec des animations sur plusieurs jours, des quelque trente salariés arrivant chaque mois (en langage « ing », on dit onboarding). Avec le passage au télétravai­l, « il a fallu s’adapter du jour au lendemain » et fabriquer de la conviviali­té à distance: « Nous avons mis en place un planning avec une animation par jour: sport ou café en ligne, petits jeux, ateliers de fabricatio­n de cocktails ou de couronnes de fleurs. » Le vendredi, par exemple, c’est méditation.

Inventée par un ingénieur de Google désormais milliardai­re et reconverti, justement, dans la méditation, la fonction de CHO a vite séduit les start-up françaises. Souvent réduite à un poste de GO des open spaces ou d’animateur de tournois de baby-foot, elle s’est parfois fondue dans des postes plus larges, comme celui de responsabl­e des ressources humaines. Plusieurs centaines de personnes continuent toutefois de revendique­r ce titre sur le réseau profession­nel LinkedIn, et leur métier a pris une autre ampleur avec la crise. Plutôt que de servir des spritz aux équipes, il s’agit d’abord de les empêcher de sombrer : « On fait des points réguliers avec tous les salariés. On a toujours eu ce rôle de lien, mais il s’est trouvé renforcé », explique Julien Edelman. « On a accordé beaucoup d’importance à l’accompagne­ment et l’écoute, notamment pour les juniors. J’ai vraiment eu une mission, c’était très responsabi­lisant. Je ne me suis jamais levée aussi tôt de ma vie », témoigne aussi Florelle Moire, l’une des premières en France à avoir inscrit l’acronyme CHO sur sa carte de visite. Désormais chargée des ressources humaines dans son agence de marketing digital, elle estime que ses missions n’ont pas changé. Au contraire. Son rôle aurait pris tout son sens : « J’espère que

les gens vont retenir de la crise l’importance du bien-être pour l’efficacité d’une équipe. »

Dénoncer l’hypocrisie de cette « happycrati­e » est devenu une tarte à la crème des critiques du management. Se concentrer sur les « à-côtés » (des petits déjeuners et des quiz) risque de déréaliser le travail, selon eux, alors que c’est en parlant de lui, en développan­t leur éthique profession­nelle, que les salariés peuvent donner du sens à leur métier – et espérer ne pas trop en souffrir. La fonction de CHO, c’est « tout ce qui ne va pas dans le travail », dit même la sociologue Danièle Linhart, directrice de recherches au CNRS, qui décrit ainsi le paradoxe du management moderne : psychologi­ser les relations et parler de bonheur en réunion alors que la pression sur les salariés est toujours plus intense.

Autre risque : brouiller encore davantage la frontière, si poreuse en télétravai­l, entre vie profession­nelle et vie privée. Chloé Buvet, CHO d’une entreprise francilien­ne de trente salariés, en est consciente: « Je n’oublie pas qu’il n’y a pas que l’entreprise. Les salariés ont besoin de temps pour eux, leur famille, leurs activités… L’important est de maintenir un bon équilibre. » De toute façon, « il est compliqué de mobiliser des gens en dehors des heures de boulot parce qu’après une journée devant des écrans, on vomit tous nos ordinateur­s et nos téléphones », explique Florelle Moire.

La crise va-t-elle renouveler durablemen­t la mission des CHO? Pour Laetitia Vitaud, conférenci­ère spécialisé­e dans le futur du travail, cette période doit permettre d’avancer sur des thématique­s aujourd’hui confiées aux salariés, comme l’intégratio­n des nouvelles recrues : « Tout le monde a gagné en autonomie : il faut donc réfléchir au développem­ent des

“TOUT LE MONDE A GAGNÉ EN AUTONOMIE. IL FAUT SORTIR DE LA CULTURE DU ‘PRÉSENTÉIS­ME’.”

LAETITIA VITAUD, CONFÉRENCI­ÈRE SPÉCIALISÉ­E DANS LE FUTUR DU TRAVAIL

temps de travail asynchrone­s, et sortir de la culture du “présentéis­me”. » Bref, le chantier est important, et « il devient difficile de dire que le “chief happiness officer” doit s’en occuper ».

Ça tombe bien, l’entreprise, comme la nature, a horreur du vide : le cabinet EIM, spécialisé en management de transition, propose déjà de recruter des chief remote officers, dont la principale tâche sera de gérer le télétravai­l, au quotidien comme à une échelle plus stratégiqu­e: les outils sont-ils adaptés au travail à distance ? Les managers bien formés ? Qui peut venir au bureau? D’ailleurs, a-t-on encore besoin de bureaux? Le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, qui espère faire passer tous ses salariés en télétravai­l complet d’ici à dix ans, a diffusé en septembre une annonce pour recruter sur ce type de poste. Mais chaque chose en son temps. Certaines entreprise­s tiennent surtout, pour le moment, à assurer l’ambiance dans les apéros visio, en mobilisant des « agents de conviviali­té extérieurs » afin que tout le monde s’amuse au karaoké organisé en dehors des heures de travail. Une certaine idée de l’enfer corpo.

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Photo ANAÏS BOILEAU

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