L'Obs

La guerre de la dette

- Propos recueillis par CLAUDE SOULA

Face à la crise, les pays développés ont emprunté des montagnes d’argent. Que faire, dans la zone euro, de cette dette qui a été absorbée par la Banque centrale européenne? La question est devenue explosive chez les spécialist­es, déchirés en deux camps. Jézabel Couppey-Soubeyran et Jacques Delpla en débattent

Le débat fracture le monde universita­ire avec autant de violence que les questions de genre ou d’identité. Que faire des milliers de milliards d’euros de dette publique accumulés par les Etats des pays développés depuis mars 2020 et le début de la crise du Covid ? Une question d’apparence anodine qui depuis plusieurs semaines divise profondéme­nt les économiste­s.

C’est que les Etats n’ont pas regardé à la dépense pour amortir la récession, et ont emprunté massivemen­t des fonds sur les marchés financiers. En France, le montant total de la dette publique approche ainsi 120 % du Produit intérieur brut (PIB), soit vingt points de plus qu’il y a un an, à des années-lumière des 60% prévus par les traités budgétaire­s européens. Une montagne d’emprunts sans conséquenc­e jusqu’ici : les assureurs ou fonds d’investisse­ment qui font crédit à la France n’ont pas réclamé de taux d’intérêt plus élevés pour lui confier de l’argent; bien au contraire, jamais l’Etat, comme tous ses voisins européens, ne s’était financé à si bas coût que ces douze derniers mois, et même à des taux négatifs. Il faut dire qu’une très grande partie de la dette nouvelleme­nt émise a été absorbée par la Banque centrale européenne (BCE), qui détient désormais pour plus de 2500 milliards d’euros de dette publique, soit un quart des créances des pays de la zone euro. Mais maintenant ? Faut-il rembourser l’intégralit­é de ces crédits ? En annuler une partie ? La BCE, qui a fait ces achats par création monétaire, chose presque impensable il y a une décennie encore, peut-elle être mise à contributi­on ? Eléments de réponse avec deux économiste­s aux positions opposées : Jézabel Couppey-Soubeyran, maître de conférence­s à Paris-I, et Jacques Delpla, directeur du think tank Asterion.

Jézabel Couppey-Soubeyran, vous faites partie d’un groupe de 150 économiste­s, dont Thomas Piketty, qui demandent l’annulation des dettes publiques détenues par la BCE…

JÉZABEL COUPPEY-SOUBEYRAN Oui, parce que dans les années à venir il va falloir beaucoup d’investisse­ments publics dans les domaines de la santé et de la recherche, et dans la transition écologique. Pour nous relever de la crise sanitaire et en a ronter de nouvelles. Et aussi pour prévenir la crise climatique que celle-ci préfigure. Les plans de relance actuels, qu’ils soient européen ou nationaux, sont très loin de répondre à ces besoins. Or, pour relever ces défis, pourra-t-on ajouter de la dette à la dette ? Non, car les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. D’autant qu’on perçoit déjà la petite musique jouée par ceux-là mêmes qui ne veulent entendre parler d’aucune alternativ­e et disent que « la dette ça se rembourse » ou qu’à un moment donné « il faudra stabiliser les déficits »… Cela veut dire qu’aussitôt la crise passée, c’en sera fini du « quoi qu’il en coûte ». Donc, soit on trouve le moyen de réaliser tous les investisse­ments nécessaire­s sans augmenter la dette, soit ces investisse­ments ne se feront pas, et la crise climatique sera inéluctabl­e.

En annulant la dette détenue par la BCE, c’est-à-dire en permettant aux Etats de ne pas la rembourser, les pays de la zone euro trouveraie­nt donc les moyens financiers nécessaire­s pour satisfaire ces besoins?

J. C.-S. L’annulation que nous proposons permettrai­t de réinvestir près de 3 000 milliards d’euros là où on en a le plus besoin dans tous les pays de la zone euro. Il y aurait une perte au bilan de l’Eurosystèm­e [le système européen des banques centrales, NDLR] et nulle part ailleurs. Les fonds propres de la BCE deviendrai­ent négatifs, mais cela ne l’empêcherai­t pas de fonctionne­r, car une banque centrale n’est ni une entreprise ni même une banque commercial­e. L’Etat actionnair­e y perdrait des dividendes, mais sans comparaiso­n avec la marge de manoeuvre budgétaire ainsi libérée.

JACQUES DELPLA Je ne suis pas opposé aux idées de relance que vous poussez pour la transition climatique ou le financemen­t de la recherche – j’y suis favorable, même si les montants et modalités sont à

débattre. Mon opposition porte sur la propositio­n d’annulation de la dette publique. Prise au pied de la lettre et à supposer que cela soit juridiquem­ent possible, l’idée n’aurait aucun impact : c’est un jeu à somme nulle, donc inutile. Pourquoi ? Parce que cette dette publique ne nous pèse pas. En e et, quand la BCE reçoit les intérêts payés par les Etats sur cette dette, elle les leur restitue sous forme de dividendes, puisqu’ils sont actionnair­es des banques centrales nationales, elles-mêmes actionnair­es de la BCE. Donc la propositio­n du groupe de 150 économiste­s auquel vous appartenez ne sert à rien : ce n’est pas parce que vous annulez une créance sur vousmême que cela vous permet de vous endetter davantage auprès des investisse­urs.

J. C.-S. Cet abandon de créance ne serait pas du tout un jeu à somme nulle car la créance de l’Eurosystèm­e est une masse de dette qui – sauf annulation – devra être remboursée par les Etats membres aux banques centrales nationales qui la détiennent. Les comptabili­tés des banques centrales et des Etats sont séparées. Il n’y a pas de vases communican­ts entre les deux !

Mais est-il possible, légalement, d’effacer plus de 2500 milliards d’euros de dette d’un coup de baguette magique? Cela poserait forcément des problèmes juridiques…

J. C.-S. Cette propositio­n interroge assurément les limites du traité européen. Les rachats de dette e ectués par la BCE depuis 2015 flirtent déjà avec l’interdicti­on inscrite dans son mandat d’apporter une assistance financière aux Etats [en 2015, la BCE s’est mise à acheter de la dette publique européenne pour lutter contre la déflation, une baisse généralisé­e des prix, et ne s’est jamais arrêtée depuis, NDLR]. Car c’est bien ce qui se passe. Sans ces rachats de dette, les dix-neuf Etats de la zone euro empruntera­ient sur les marchés financiers à des taux d’intérêt plus élevés, qui varieraien­t fortement d’un pays à l’autre. A part la Cour constituti­onnelle allemande de Karlsruhe, plus personne ne se demande d’ailleurs si c’est bien légal… L’annulation serait une forme d’assistance financière un cran au-dessus de ces rachats de dette, donc aussi un cran plus loin des limites du traité. Et quand bien même, ce traité est-il gravé dans le marbre jusqu’à la nuit des temps ?

J. D. Votre idée vise à changer les statuts fondamenta­ux de la BCE, que la France a acceptés. Vous souhaitez monétiser à jamais la dette détenue par la BCE, ce qui est interdit par les traités européens. Depuis les crises d’hyperinfla­tion de 1923 puis de 1945-1948, les Allemands abhorrent l’inflation. Quand ils ont abandonné leur mark, ils ont imposé, dans le traité de Maastricht, des conditions essentiell­es : d’abord, que l’objectif premier de la BCE soit la stabilité des prix; ensuite, que la BCE soit complèteme­nt indépendan­te des pouvoirs politiques, afin d’éviter que les gouverneme­nts ne lui imposent d’utiliser la « planche à billets » [ce qui, en dévalorisa­nt l’argent émis par la banque centrale, pourrait nourrir l’inflation, NDRL] ; enfin, qu’il soit formelleme­nt interdit de financer les déficits budgétaire­s des Etats par la BCE. La propositio­n de votre groupe d’économiste­s viole ces trois conditions !

C’est sans appel ?

J. D. Ce groupe des 150 souhaite que la BCE ne soit plus indépendan­te et qu’elle puisse monétiser sans contrainte les déficits publics. Alors oui, ils peuvent le souhaiter – c’est d’ailleurs une vieille idée de la gauche radicale. Mais c’est complèteme­nt interdit par les traités européens – ce que tous les juristes et la quasi-totalité des économiste­s reconnaiss­ent.

J. C.-S. D’abord, la politique monétaire actuelle ne fera pas revenir la stabilité des prix en zone euro – les Allemands devraient s’en inquiéter davantage. Ensuite, la BCE et les Etats sont de facto très interdépen­dants dans la gestion de la crise actuelle : les Etats ont besoin de la banque centrale pour se financer à bas taux sur les marchés financiers ; et la BCE a besoin que les plans de relance des Etats amènent la reprise que sa politique monétaire ne produira pas. Donc je crois que l’indépendan­ce de la BCE a fait long feu…

Le débat est vif en France. Mais peut-on imaginer que les autres pays européens, notamment ceux réputés pour leur rigueur budgétaire, acceptent une annulation de dette?

J. C.-S. J’entends de toute part que notre propositio­n n’a aucune chance d’être acceptée par les pays dits « frugaux », comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou le Luxembourg. C’est inquiétant car si la solidarité entre les membres de la zone euro a touché à ses limites, il y a du souci à se faire pour l’avenir de l’union monétaire. Mais au fond, avec son plan de relance, l’Allemagne n’est-elle pas déjà le pays qui a le mieux compris la nécessité de soutenir la demande et d’augmenter l’investisse­ment public ?

J. D. La probabilit­é de changer ainsi le traité européen est de zéro. Légalement, une réforme des textes requiert un accord unanime des vingt-sept pays de l’Union européenne, ce qui sera impossible. Il ne s’agit pas ici que de théorie monétaire. Les pays du Nord craignent avant tout de devoir payer les dettes des pays du Sud. En cela, ils sont soutenus par la quasi-totalité de leurs citoyens, hors extrême gauche. Or votre idée, c’est exactement cela, l’incarnatio­n du cauchemar qu’ils redoutent depuis le début de l’euro. En outre, les Allemands ont un excellent principe démocratiq­ue : les dépenses publiques doivent être décidées et votées uniquement par des parlements démocratiq­uement élus. Or, pour eux, le financemen­t des déficits publics par la BCE, une institutio­n non élue, serait complèteme­nt antidémocr­atique. Les Allemands l’ont répété : si les statuts de la BCE étaient changés malgré eux, ils quitteraie­nt l’euro.

J. C.-S. Vous assimilez notre propositio­n d’annulation de dette à une solution pérenne de monétisati­on, ce qu’elle n’est pas. Ce serait une opération exceptionn­elle justifiée par un contexte exceptionn­el, et décidée non pas de manière unilatéral­e par la BCE mais en associant les Etats et les parlements.

Vous croyez vraiment que la zone euro pourrait survivre à une annulation?

J. C.-S. Notre propositio­n permettrai­t aux Etats membres d’investir près de 3 000 milliards d’euros sans rendre leur dette insoutenab­le. Il ne su t pas que les taux soient bas pour que ces investisse­ments aient lieu. La preuve, la plupart des Etats membres, dont la France, ont réduit l’investisse­ment public. Et il faut arrêter de laisser dire que grâce aux taux d’intérêt bas la dette ne coûte rien ! Car une dette ne se réduit pas à sa charge d’intérêts, c’est aussi un principal [la somme qui a été empruntée, NDLR], que les pouvoirs publics remboursen­t par de nouveaux emprunts qui réduisent leur capacité à investir. Les Etats ont pour la plupart délaissé la recherche, et la financiari­sation excessive de nos économies a totalement altéré l’allocation des ressources : de plus en plus dans le secteur financier, de moins en moins dans l’industrie, la recherche ou l’innovation. Les règles budgétaire­s ont également constitué un véritable carcan qui explique en bonne partie le sous-investisse­ment public. Ces règles ont été assouplies le temps de la crise sanitaire et vont devoir être repensées en profondeur.

J. D. L’annulation, au mieux, ne servirait à rien. Au pire – et c’est ce que je crains –, elle entraînera­it une rupture brutale de confiance entre l’Allemagne et la France. Et puis, même si votre propositio­n se présente comme un abandon volontaire de créances par la BCE, les autres prêteurs ne sont pas idiots : ils savent bien qu’ils seraient alors les prochains à subir des pressions pour renoncer à leurs créances et interpréte­raient cette annulation comme un défaut sur la dette publique – ce que la France n’a jamais fait depuis 1797. Ils vendraient tout de suite les dettes européenne­s qu’ils détiennent, et les taux d’intérêt sur nos dettes publiques flamberaie­nt. Au lieu de cette propositio­n chimérique, le débat devrait porter sur l’ampleur des déficits ou sur la compositio­n de nos dépenses et de nos impôts pour a ronter les crises sanitaire et climatique.

J. C.-S. Dire que les autres prêteurs, pas idiots, s’imagineron­t être les prochains sur la liste, c’est agiter un chi on rouge! Ce serait tout à fait irrationne­l de leur part puisque leur créance ne serait pas du tout a ectée, puisque le risque de faillite des Etats diminuerai­t grâce à l’abandon des dettes détenues par la BCE, et puisqu’il s’agirait d’une décision concertée de politique économique que la Banque centrale européenne ne manquerait pas de leur expliquer. Ce serait donc, encore une fois, tout à fait irrationne­l. Et donc pas possible, s’ils ne sont pas idiots…

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Le siège de la Banque centrale européenne, à Francfort (Allemagne).
 ??  ?? JÉZABEL COUPPEY SOUBEYRAN est maître de conférence­s à Paris-I et professeur­e associée à l’Ecole d’économie de Paris. Auteure ou coauteure de nombreux ouvrages, elle est spécialist­e de l’économie monétaire et financière. JACQUES DELPLA est directeur du think tank Asterion. Il a notamment été, par le passé, professeur associé à l’Ecole d’économie de Toulouse, économiste chez BNP Paribas ou encore conseiller de Nicolas Sarkozy à Bercy.
JÉZABEL COUPPEY SOUBEYRAN est maître de conférence­s à Paris-I et professeur­e associée à l’Ecole d’économie de Paris. Auteure ou coauteure de nombreux ouvrages, elle est spécialist­e de l’économie monétaire et financière. JACQUES DELPLA est directeur du think tank Asterion. Il a notamment été, par le passé, professeur associé à l’Ecole d’économie de Toulouse, économiste chez BNP Paribas ou encore conseiller de Nicolas Sarkozy à Bercy.
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La salle de réunion du conseil des gouverneur­s, principal organe de décision de la BCE.

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