L'Obs

“Être oublieux serait agir à la manière de Staline”

Laurent Joffrin Ex-directeur de la rédaction de “l’Obs” et de “Libération”, auteur des “Batailles de Napoléon” (Seuil)

- Propos recueillis par T. N.

Le bicentenai­re de la mort de Napoléon mérite-t-il une commémorat­ion ?

Je suis pour la commémorat­ion sous conditions. Il serait ridicule d’effacer Napoléon de la mémoire française, alors qu’il est le Français le plus connu au monde. Sa gloire est universell­e. Et il ne se passerait donc rien dans une ville [Paris] où les souvenirs du Consulat et de l’Empire sont partout ? La gare d’Austerlitz, le pont d’Iéna, l’arc de triomphe de l’Etoile, la rue de Rivoli, etc. Paris est même ceinturée par les maréchaux d’Empire ! Etre oublieux serait agir à la manière de Staline qui effaçait de l’histoire ses opposants. Ou alors autant débaptiser toutes ces rues. Non, on ne peut pas se contenter de faire des colloques.

A quoi ressembler­ait une « commémorat­ion sous conditions » ?

Il faut se concentrer sur son oeuvre civile qui a perduré bien au-delà de 1815 : le Code civil, les lycées, les préfets, la Légion d’honneur… Son héritage est pour partie celui de la Révolution. C’est toute l’ambiguïté du personnage. Et je ne vois pas comment l’armée française pourrait ignorer l’hommage à la Grande Armée – les batailles de Napoléon s’enseignent toujours dans les écoles de guerre du monde entier. Evidemment, le bilan doit laisser toute leur place aux aspects négatifs. Il faut rappeler tout d’abord la restaurati­on de l’esclavage qui est, à mon sens, son péché capital. Le régime était une tyrannie, qui a dérivé vers des formes qui annoncent le totalitari­sme : la propagande obsessionn­elle, le 15 août remplacé par la Saint-Napoléon, « la Marseillai­se » interdite… L’ambiguïté du personnage fait de lui un tyran inspiré des acquis de la Révolution, qui en a maintenu certains. Et puis, il faut le dire : le comporteme­nt des Français à l’étranger a été honteux – pillages, occupation­s… Il y a eu l’hubris, la folie de la conquête, des centaines de milliers de morts et des occasions de paix manquées. Mais à la fin, à Waterloo, il y a, du côté des ennemis de Napoléon, les forces réactionna­ires de l’Ancien Régime, et de l’autre, l’armée française qui incarne l’élément progressis­te…

En 1969, le bicentenai­re de la naissance de Bonaparte a été très fêté. Pourquoi le sujet est-il devenu si épineux ?

En 1969, on sortait d’une période gaulliste, un peu napoléonie­nne – avec l’idée du sauveur, qui a acquis sa gloire pendant la guerre, puis du réconcilia­teur situé au-dessus des partis. Le gaullisme parlait de grandeur, vantait le génie de la France. Il a beaucoup emprunté aux figures politiques créées par Napoléon. Par ailleurs, en 1969, le procès du colonialis­me et de ses crimes n’était pas aussi prégnant qu’aujourd’hui. On regarde maintenant Napoléon avec d’autres lunettes.

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