L'Obs

“C’est vraiment la France poussiéreu­se !”

Myriam Cottias Historienn­e, directrice de recherche au CNRS et directrice du Centre internatio­nal de Recherches sur les Esclavages et Post-Esclavages

- Propos recueillis par T. N.

Quels sont les enjeux de la commémorat­ion de Napoléon ?

Ils sont indissocia­bles de la question de l’esclavage [que Napoléon a rétabli en 1802]. Il faut remonter à 2005, moment d’effervesce­nce autour de l’identité française. Pour la première fois, la loi Taubira faisant de l’esclavage un crime contre l’humanité sert à une plainte contre un historien [Olivier Grenouille­au, attaqué pour « apologie de crime contre l’humanité », la plainte a été retirée]. Cette controvers­e engendre un séisme chez les historiens : d’un côté, on trouve Pierre Nora et d’autres plaidant pour l’indépendan­ce des chercheurs par rapport aux attentes de la société civile. De l’autre, Gérard Noiriel et d’autres lancent le Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire [auquel Myriam Cottias appartient], soulignant que la liberté des chercheurs n’empêche pas le dialogue avec la société. L’automne 2005 voit se lever la révolte des « banlieues ». Le gouverneme­nt prend peur et annule la célébratio­n d’Austerlitz – annulation sans rapport avec la bataille de 1805, mais révélatric­e de l’incapacité à débattre de l’esclavage. Un article scandaleux de Pierre Nora dans « le Monde » dénonce « ceux qui ne sentent pas quelque chose se lever dans leur coeur avec le soleil d’Austerlitz ». Comme si critiquer Napoléon revenait à n’être pas un bon Français !

Les partisans de la commémorat­ion mettent en avant l’héritage institutio­nnel de Napoléon, ainsi que sa popularité…

Je ne suis pas persuadée d’un tel consensus au sein de la population. A côté de son organisati­on de l’Etat moderne, le souvenir des centaines de milliers de morts des guerres napoléonie­nnes est resté, et il dépasse le clivage gauche-droite. Ce qui se joue avec ce débat se situe au-delà de Napoléon, et est beaucoup plus profond. C’est un affronteme­nt autour de cette question : qu’est-ce qu’être français ? Il y a là une pesanteur de la pensée dont on n’arrive pas à sortir.

Le député (LR) Julien Aubert vante l’héritage napoléonie­n d’« une France puissante en Europe, ayant un message à lancer au monde ».

Ce fantasme de domination, de supériorit­é guerrière, c’est vraiment la France poussiéreu­se ! Voilà un mythe à destinatio­n des élites, plus que de la nation. Parler d’un pays rayonnant sur le monde alors qu’il s’agissait de rapports d’une violence extrême… La France n’y a pas gagné en liberté, la première République [instaurée en 1792] a disparu, les nombreuses pertes humaines ont causé une détresse immense, une désorganis­ation économique, le pays a été détesté en Europe et dans les Caraïbes… La devise républicai­ne, « Liberté, Egalité, Fraternité », cela oui, c’est le rayonnemen­t de la France.

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